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Les livres de Jérôme Thirolle
21 février 2012

Métiers d'antan...

 

FleurPhotoJT

 

Les rues grouillaient autrefois de métiers de toutes sortes dont l’utilité ou la mémoire ont désormais regagné les tiroirs de nos souvenirs perdus : vendeurs de peaux de lapins, vitriers, rempailleurs de chaises, chiffonniers, colporteurs, raccommodeurs de faïence… La liste serait longue s’il fallait la dresser ! Nostalgie ? Non, le temps passe, la roue tourne et le monde évolue à son rythme. Une société s’en est allée, une autre lui a succédé, une autre la remplacera. C’est ainsi… Mais où sont les neiges d’antan ? s’interrogeait déjà François Villon il y a plusieurs siècles. Je ne m’attarderai donc que sur deux petits métiers que j’ai découverts en écrivant Les Doigts d’or d’Elise ; deux activités en lien avec le quotidien de la ganterie, aussi pittoresques qu’oubliées aujourd’hui : le collecteur d’urine et le ramasseur de crottes de chien !

 

Le premier intervenait dès le lever du soleil, poussant devant lui le tonneau qui lui servait à collecter le contenu des pots de chambre. Dans quel but, me direz-vous, avec une curiosité que j’ai partagée en son temps ? C’est simple, l’urine contribuait au tannage des peaux. Âmes sensibles, s’abstenir ! Un procédé long et délicat qui conditionnait en grande partie la qualité des cuirs à l’issue des très nombreuses opérations qui amenaient lentement la dépouille initiale de l’animal jusqu’à la peau dont se servaient in fine les gantiers pour réaliser les plus belles pièces qui orneraient bientôt les mains délicates des dames de la bonne société…

 

Les propriétés chimiques de l’urine ainsi collectée permettaient de nuancer subtilement les couleurs obtenues au cours du tannage et de les fixer plus efficacement. Mélangée d’autre part aux déjections canines recueillies par l’autre petit métier, le ramasseur de crottes de chiens, l’urine permettait de mordancer la peau, c'est-à-dire de faire en sorte que les tanins utilisés pénètrent profondément dans l’épiderme, apportant élasticité et uniformité au cuir. La macération des excréments servait également à préparer la peau en amont des opérations de tannage grâce à des confits qui aidaient à la débarrasser des diverses impuretés qui auraient pu en altérer la qualité.

 

Pittoresques, je vous avais prévenu…

 

Extrait des Doigts d’or d’Elise  (Chapitre I,  Cour des Trois Rois)

 

« Se penchant par la fenêtre, Lucien s’écria : « Le voilà !... » Au même instant, on entendit très distinctement un homme lâcher au dehors des syllabes puissantes et claires : « L’urine, l’urine ! ». Il s’agissait du petit père Tripeton qui arpentait chaque matin toutes les rues et ruelles du quartier depuis maintenant plus de cinquante ans pour récupérer auprès des foyers consentants leur obole d’urine de la veille. On l’entendait arriver de loin tant les roues usées de sa carriole surmontée d’un vaste tonneau grinçaient et craquaient dans les premières moiteurs fauves de l’aube. Il faut dire que les pavés inégaux de la chaussée n’arrangeaient rien. Élise dévala les escaliers avec adresse et rapidité, comme à l’accoutumée, sans renverser une seule goutte de sa précieuse livraison.

« Bonjour père Tripeton ! Comment allez-vous aujourd’hui ?

– Comme ça peut, mon petit. Alors, la nuit a été bonne ?

Oui, regardez vous-même, le pot de chambre est presque rempli à moitié ! »

S’appuyant sur une pile de vieux rondins couverts de mousse, le vieux la regarda d’un air amusé.

« Toi, au moins, tu ne te laisses pas abattre !

– Pour sûr ! »

D’autres personnes arrivaient déjà pour se débarrasser à leur tour de leur récolte matinale.

Le père Tripeton était seul désormais à oeuvrer dans le quartier depuis que le ramasseur de crottes de chien était mort l’année dernière. Celui-ci n’avait pas son pareil pour collecter de son pic une déjection assez solide pour supporter l’opération ou pour récolter de sa petite canne à bout plat celles dont la consistance ne permettait pas ce genre de récupération. Le « Mousquetaire », on l’appelait, sans que personne ne sache vraiment pourquoi.

Ces deux sires, maîtres de l’aube, étaient employés, ou du moins travaillaient pour la ganterie. Personne aux Vieilles Cours n’aurait pu expliquer avec précision à quoi servaient ces ramassages mais tout le monde y trouvait son compte car le quartier était plus propre et, de cette façon, chacun se débarrassait sans effort de l’incommodant contenu des vases de nuit. Leur pittoresque vendange du matin alimentait en fait de vastes barriques dans la grande cour de la Fabrique. Ces confits, si surprenants de nos jours, avaient conservé longtemps leur utilité, du moins tant que de modernes produits artificiels ou chimiques n’étaient pas venus les reléguer au rang de reliques d’un passé définitivement révolu. L’urine, après avoir été conservée plusieurs jours dans de larges cuves à ciel ouvert, pouvait, dès qu’elle dégageait une forte odeur d’ammoniaque, être répandue sur les peaux « blanches » qui étaient conservées dans le grand bâtiment central. Cette étonnante opération de mordançage facilitait en réalité la fixation ultérieure des teintures. De leur côté, les crottes de chien – auxquelles venaient s’ajouter dans la mesure du possible des fientes d’oiseau, également riches en azote – constituaient de précieux confits qui contribuaient pleinement à faire passer la peau à l’état de cuir. L’azote ainsi combiné à l’hydrogène produisait de l’ammoniaque qui non seulement permettait d’éliminer la chaux utilisée en mégisserie mais aussi et surtout assouplissait le cuir, le rendant propre à toute utilisation en ganterie.

Pour le moment, Élise ignorait totalement ces techniques surprenantes. Elle ne pouvait pas savoir qu’elle connaîtrait plus tard toutes les subtilités liées à l’élaboration de ces paires de gants, élégantes et raffinées, qui feraient sa renommée comme celle de sa ville...

 « Il n’y a pas de matière ? interrogea le père Tripeton comme il le faisait chaque jour.

Non, rien que de l’urine !

– Parfait mon petit », reprit-il, en versant le contenu du pot de chambre un peu ébréché dans son tonneau.

Le vieil homme resta encore un bon quart d’heure, le temps de recevoir de chaque ménage sa contribution, puis prit le chemin de la Fabrique entre le clapotis de son chargement et les craquements de sa charrette. »

 

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