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Les livres de Jérôme Thirolle
11 mars 2012

La Der des Der

 

Poilu photoJT

 

Comment traduire l'indicible ? Comment rendre aujourd'hui une réalité évanouie depuis des années et des années tout en conservant le fil romanesque du récit ? C'est souvent la difficulté que rencontre l'auteur lorsqu'il cherche à enrober de la chair des mots les images qui se bousculent dans sa tête. Pour ma part (du moins quand je m'attelle à un texte en partie historique), j'essaie de me mettre à la place du cinéaste qui aurait pour mission de tourner un film à partir d'un écrit : faire en sorte que les mots appellent des images précises et que ces dernières "parlent" immédiatement aux sens du lecteur.

Prenons l'exemple de la Première Guerre Mondiale. Un événement maintes et maintes fois exploité à l'écran ou dans les livres. Au point qu'on pourrait penser que tout a été montré, dit, écrit. Et pourtant, non ! Ce conflit reste une telle fracture dans notre civilisation moderne et dans notre mémoire qu'il demeurera une source constante d'inspiration.

J'ai déjà évoqué ici même la destinée hors du commun de ces Hello Girls que j'avais découverte par hasard et dont je continuerai à rappeler inlassablement la mémoire dans l'espoir qu'elles puissent bénéficier un jour des honneurs légitimes auxquels elles pourraient prétendre. Je m'en tiendrai cette fois au déclenchement de la guerre et à une brève description de son enfer quotidien.

Le déclenchement fatal des hostilités

Chapitre XI  L'héritier Trefandhéry

 

"« Tout cela ne me dit rien qui vaille, Walter... », fit Jules Trefandhéry en reposant son journal sur une table basse du bureau.

Walter acquiesça de la tête et lui tendit une tasse fumante.

 

« Il est l’heure pour Monsieur de prendre son médicament. »

Depuis son malaise cardiaque, Jules Trefandhéry était l’objet de tous les soins de ses collaborateurs. L’alerte avait été sérieuse même si le directeur de la Fabrique s’efforçait d’en minimiser l’ampleur.

 

« Walter, je te parle de la marche du monde et tu me réponds potion médicale...

 

– Que Monsieur me pardonne mais la santé de Monsieur me préoccupe davantage que celle du monde...

 

– Tu as tort, Walter, tu as tort... À toi, je peux l’avouer : je suis inquiet de la tournure que prennent les événements internationaux ces jours-ci.

 

– Monsieur veut certainement parler de cet assassinat perpétré hier à Sarajevo...

 

– Oui, Walter, il ne faut pas sous-estimer les effets de ce meurtre. À mon sens, il ne s’agit pas simplement de l’assassinat par un fou ou un illuminé de l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie et de son épouse, la duchesse de Hohenberg. Au-delà de l’horreur du geste, je crains que ce crime n’avive un peu plus la plaie sanglante des nationalismes qui ne parvient plus à se refermer depuis plusieurs années... Les velléités belliqueuses des uns trouvent un écho dans celle des autres et, en ce domaine, la surenchère est classique : d’abord course à l’armement puis incident diplomatique et enfin... la guerre !

 

– Monsieur est un fin stratège, mais en l’occurrence il ne s’agit que d’un problème entre Slaves. Le risque existe mais il est lointain...

 

– Détrompe-toi, Walter. L’assassinat de François-Ferdinand, tout prince d’opérette qu’il était, arrive au plus mauvais moment : nous sommes tous liés les uns aux autres par un jeu complexe d’alliances et de contre-alliances, officielles ou secrètes. Tous les pays d’Europe sont concernés : l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Russie, l’Angleterre, la France bien sûr mais aussi l’Italie, la Serbie... que sais-je encore ! Depuis que nous n’avons plus d’autres territoires coloniaux à conquérir, la volonté de puissance des nations va revenir s’épancher sur nos belles contrées, et là, je ne donne pas cher de notre tranquillité...

 

– Monsieur m’inquiète car Monsieur voit toujours juste..., ajouta Walter en reprenant la tasse vide.

 

– J’espère néanmoins me tromper, c’est même mon voeu le plus cher...

 

– Sans compter qu’un conflit aurait inévitablement des répercussions sur l’activité de la Fabrique...

 

– Je n’ose même pas y penser... Les hommes partiraient se battre, les capitaux seraient engloutis par l’armée et les marchés fermeraient les uns derrière les autres... Un vrai cauchemar...

 

– L’avantage du cauchemar, Monsieur, c’est qu’il reste un rêve et rien d’autre...

 

– Tu as raison, Walter, nous prierons pour que la raison des hommes l’emporte sur leur folie...

 

– Puissiez-vous être écouté, Monsieur... », ajouta Walter, un sourire un peu crispé aux lèvres..."

 

Chapitre XII Des nuages à l'horizon

"EN L’ESPACE DE QUELQUES JOURS, tout bascula. La folie des hommes allait précipiter une fois encore le monde dans un de ces précipices dont l’Histoire a le secret…

L’issue des événements de ces dernières heures était désormais inévitable. Le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie déclara la guerre à la Serbie, le 30 la Russie mobilisa ses troupes pour venir en aide aux Serbes. Le trente et un, l’Allemagne adressa des ultimatums à la France et à la Russie tandis qu’au même moment était assassiné au Café du Croissant, rue Montmartre à Paris, Jean Jaurès, chantre de l’opposition à la guerre. Toutes les pièces sur l’échiquier de la tragédie à venir étaient en place..."

Chapitre XIV  L'ombre de la Mort

 

"LES HOSTILITÉS FAISAIENT RAGE depuis plus de deux ans désormais... Et rien ne s’était passé comme prévu : les hommes n’avaient pas été de retour pour les moissons et beaucoup de mobilisés de 1914 avaient déjà perdu la vie le long d’une ligne qui allait de la mer du Nord aux Vosges...

 

 Il n’y avait plus que deux mondes : le front et l’arrière ; aussi bien du côté français que de celui des « Boches ». Deux univers inconciliables, indéfectiblement liés l’un à l’autre et pourtant déjà irrémédiablement séparés dans la compréhension commune des événements tragiques qui émaillaient chaque jour. Si la vie des civils devenait plus difficile avec les pénuries régulières, les réquisitions incessantes et l’inflation croissante, elle était cependant à cent lieues d’approcher celle des soldats sur le front.

 

 Joffre avait lancé son offensive deux ans plus tôt, dès septembre 1914, pour mettre un terme à l’avancée allemande, brisant net l’élan des troupes conduites par Von Kluck et par leur chef d’état-major, Helmut von Moltke, fidèles exécutants du célèbre plan Schlieffen qui prévoyait une guerre éclair et une victoire rapide de Guillaume II. Là aussi, les plans et les stratégies militaires s’étaient effondrés sous la vaillante bravoure des hommes de Joffre.

 

D’une guerre de mouvement, on passa alors à une guerre de position. Les jours succédèrent aux jours, les semaines aux semaines et les mois aux mois… Il n’était plus de famille qui n’ait désormais souffert dans sa chair de la disparition d’un proche...

 

Campées, ou plutôt enterrées, dans les tranchées, les deux armées ne parvenaient plus à se repousser. Les offensives succédaient aux offensives, chacune traînant sa lourde cohorte de vies humaines brisées dans la boue et dans le sang des champs de bataille.

 

Élise comprit que cette guerre serait longue et meurtrière..."

L'enfer au quotidien

Venons-en maintenant à ces quelques lignes du Chapitre XIV où la Guerre apparaît, telle qu'elle est. Un enfer. Les mots se passent de commentaires... Mais même plusieurs années après les avoir écrits, ils m'émeuvent toujours autant quand je pense que cette insignifiante construction littéraire a été vécue -au sens littéral du terme- par d'innombrables soldats. Ne jamais taire la folie des hommes pour qu'elle ne sombre pas dans l'oubli. Sachant aussi qu'une fois de plus, l'évocation du passé nous sert de guide pour l'avenir...

 

"À Berlin, Falkenhayn avait succédé à Moltke, avant d’être remplacé à son tour par Hindenburg et Ludendorff. À Paris, Clemenceau et Pétain réclamaient le départ de Nivelle mais des deux côtés du no man’s land les mêmes causes produisaient les mêmes effets...

 

  Le quotidien du poilu était sans surprise, sans nuance : vivre – ou plutôt survivre – dans la boue, la vermine, les rats et l’odeur étouffante de la poudre et des cadavres qui pourrissent autour de soi, espérer la relève, accepter les corvées pour fuir l’enfer de la tranchée, oublier les balles qui sifflent aux oreilles et le grondement assourdissant du canon qui répond aux batteries de 75, attendre que l’obus éclate en pensant que, cette fois, c’est le bon... , éviter la pluie de shrapnels, courir aux abris de fortune quand c’est possible, guetter à travers la poussière et les fumées le biplan qui bombarde dès le petit matin, rêver à la soupe qui ne vient pas, se raccrocher à l’infime parcelle d’humanité que l’on conserve tant bien que mal au fond de soi, récupérer sur le cadavre du compagnon de ces derniers jours le petit rien qui faisait défaut, se protéger sans espoir des nuages de chlore gazeux, ignorer les tirs des pièces à longue portée, ne plus voir les cadavres et encore les cadavres qui encombrent la tranchée et dont l’odeur insoutenable empuantit le peu d’air qui reste...

 

Et que dire de la peur qui vide les entrailles au moment de l’attaque, baïonnette au canon, quand on entend le coup de sifflet qui donne l’ordre de franchir le parapet ? Oublier la tranchée et les boyaux d’accès, ne plus penser qu’au parapet, juste là, deux à trois mètres plus loin, ce foutu parapet qui protégeait encore quelques secondes plus tôt des rafales de mitrailleuses et des balles des tireurs embusqués, ce nom de Dieu de parapet au-delà duquel, parmi les mines et les barbelés, en Artois ou en Meuse, dans l’Aisne ou bien la Somme, la Mort attend patiemment le soldat..."

 

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