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Les livres de Jérôme Thirolle
23 mars 2012

Le Village Sénégalais : Nancy 1909

Village Sénégalais JT 1

 

L’exposition « Exhibitions. L’invention du sauvage », organisée actuellement au Musée du Quai Branly à Paris (jusqu’au 03 juin 2012) a ramené sur le devant de la scène le souvenir d’une pratique oublié depuis des lustres : les villages indigènes.

Une pratique du fond des âges ? A bien y réfléchir, et même si le contexte n’est plus le même, le fait d’enfermer en un lieu défini au milieu d’un décor spécifique et réfléchi plusieurs individus avec leur accord, en les rémunérant, pour qu’ils se « laissent vivre » naturellement sous nos yeux relève-t-il uniquement d’une dérive condamnable, définitivement reléguée aux oubliettes de l’Histoire ?

Loft Story : vous vous souvenez ? Une émission qui consistait à enfermer en un lieu défini au milieu d’un décor spécifique et réfléchi plusieurs individus avec leur accord, en les rémunérant, pour qu’ils se « laissent vivre » naturellement sous nos yeux…

Les décennies passent mais les comportements restent… Mais bon, je m’égare. Retournons plutôt un siècle en arrière pour essayer d’y voir plus clair.

Reconstituer des villages exotiques dans le cadre d’expositions universelles a été une pratique très suivie entre 1878 et 1930. Au-delà, l’idée perd de son attrait, d’abord en raison de l’évolution des consciences -encore que…- mais ensuite et surtout avec l’arrivée du cinéma qui donne à voir ce qui se passe à l’autre bout de la Terre et qui commence à abolir autant les frontières que les distances.

L’Exposition de Nancy, comme toute bonne exposition de cette époque, possédait deux villages : le Village Alsacien, avec l’emblématique maison de Zutzendorf, et le Village …Sénégalais ! C’est évidemment sur le second que je vais m’attarder aujourd’hui à la lumière de ce que j’évoquais en introduction.

Pour bien comprendre, il faut se replacer dans le contexte d’alors et éviter de « voir, sous un prisme qui ment, les choses d’autrefois par les yeux du moment » comme le dit l’adage. Au tournant du XIXème siècle, les conditions de vie s’améliorent, la curiosité culturelle se développe d’autant plus facilement que la paix semble s’installer et le besoin de divertissement des populations appelle toujours plus d’initiatives  propres à satisfaire le public. Sans oublier qu’on est en pleine période d’expansion coloniale et que la supériorité ressentie et affichée de l’homme blanc de l’époque le conduit à vouloir éduquer ces lointaines contrées, si différentes de son quotidien occidental en phase d’industrialisation triomphante. A la dimension économique s’ajoute donc celle d’une ambition qui se veut civilisatrice.

Ces villages, qu’ils soient exotiques, indigènes, noirs ou Sénégalais sont à la fois outils de propagande, objets scientifiques et sources de divertissement. Les spectateurs se déplacent -en masse- pour observer ce qu’ils pensent être la vie véritable de ces hommes et de ces femmes venus d’un ailleurs mystérieux laquelle, d’une certaine manière, attire, repousse et fascine en même temps.

Réducteurs à l’excès, archétypes des préjugés et des stéréotypes en cours à l’époque (les écrits des organisateurs et des commentateurs de l’Exposition de 1909 présentés un peu plus loin sont là pour le démontrer), ces villages ne sont rien d’autre en fait que des spectacles mettant en scène des figurants payés pour jouer un rôle, spectacles montés de toute pièces par des promoteurs privés qui installent ici ou là, en France et en Europe, ces attractions payantes auxquelles les billets d’entrée des expositions ne donnent pas accès. L’aspect colonial à part, on est proche de Loft Story

Et Nancy dans tout cela ?

Déjà présents lors de la Franco British Exhibition de 1908 à Londres, Aimé Bouvier (collaborateur de Gravier en 1898 et 1899 puis adjoint de Vigé à Reims en 1903, tous deux grands organisateurs et précurseurs de ces villages exotiques) et Fleury Tournier (associé à Bouvier de 1903 à 1928) ont obtenu dès janvier 1908 de Mr Lami, le Directeur Général de l’Exposition de Nancy, la concession nécessaire pour installer leur Village Sénégalais dans le parc Sainte-Marie. Louis Laffitte, nouveau Directeur Général de l’Exposition de 1909, -et ancien professeur de géographie coloniale à l’Ecole supérieure de commerce de Nantes- ne remettra pas en cause le contrat signé par son prédécesseur.

En quoi a donc consisté cette manifestation ?

Laissons la parole aux organisateurs et aux commentateurs de l’époque, petite revue de presse à l’appui :

Revue de l’Exposition de Nancy  1909 ; n°42 bis ; 30 avril-1er mai 1909, page 358

 « Parmi les nombreuses attractions qui solliciteront le public de tout âge à l’Exposition de Nancy, il ne faut pas oublier le Village Sénégalais, installé dans un vaste enclos à l’angle de la rue de Graffigny et de l’avenue principale du parc Sainte-Marie.

Cette curiosité exotique fort bien installée par MM. Bouvier et Tournier comprend un village entier de nègres sénégalais, représentants des plus beaux types des races Toucouleurs, Benga, Thiam et Yolofs. Une trentaine de cases ou paillotes recouvertes de feuilles de palmier sont disposées pour chaque famille autour de l’enclos. Au centre, on remarque une mosquée, une école, une salle de danse, une piscine pour les plongeurs. Un marabout sert à la fois de prêtre et de maître d’école à la tribu, composée d’une centaine de nègres sous la direction du grand chef Mahmadou Seck.

Ces noirs ont été embarqués le 18 avril à Dakar, avec l’autorisation du gouvernement colonial, sur un transport des Chargeurs- Réunis : ils débarqueront au Havre le 02 mai et seront immédiatement dirigés sur Nancy pour prendre possession de leur village, qui rappellera à ceux qui ont lu Pierre Loti et son  Roman d’un spahi  les fameuses cités nègres de Guet N’Dar et de N’Dar-Toute.

Durant leur séjour, les noirs travailleront chacun dans leurs ateliers et suivant leurs divers métiers : bijoutiers, ciseleurs d’or pur de Galam, tisserands, cordonniers, tailleurs, brodeurs, dessinateurs, forgerons, constructeurs de pirogue, etc. On assistera à des fêtes curieuses :la fête de l’été (anamalis fobil), des moissons, du mariage ; il y aura sans doute des unions et des mariages parmi les jeunes gens Seck et Toucouleurs. 

Ajoutons qu’au centre du village, à côté du lavoir et de la mosquée, il y aura un buffet tenu par les négresses. Ces 18 familles sénégalaises séjourneront à Nancy durant toute la durée de l’Exposition et seront ensuite rapatriées par les soins du gouvernement.

Cette petite tribu, qui a suscité beaucoup d’intérêt en plusieurs expositions, fera courir toute la région de l’Est dela Franceet des pays annexés.

Nous dirons prochainement le jour d’arrivée des Toucouleurs du Sénégal et de leurs marabouts yolofs.

Ajoutons que l’un des directeurs de cette entreprise exotique est venu tout récemment à Nancy et qu’il va revenir dans quelques jours pour préparer le campement au parc Sainte-Marie, en vue de l’arrivée des noirs du Sénégal. Cette attraction est naturellement payante, comme toutes les autres installées dans l’Exposition, en dehors des pavillons et palais officiels.».

Revue de l’Exposition de Nancy  1909 ; n°43 bis ; 03 juin 1909, page 370

 « Le Village Sénégalais fait entendre à outrance les sons si monotones et fatigants de ses tams-tams […] »

 Revue de l’Exposition de Nancy  1909 ; n°43 bis ; page 376

 « Comme toute exposition qui se respecte, celle de Nancy a ses nègres, constitués en colonie.

Le Village Sénégalais est très fréquenté. Certes, ce n’est point une nouveauté. Mais nous sommes accoutumés périodiquement de voir des hommes noirs tout aussi civilisés que nous    -et qui parlent français comme vous et moi- exhiber leurs dents blanches et demander des sous. C’est presque à se réclamer si ce n’est pas nous qui faisons à ces exotiques l’effet de phénomènes.

J’en ai retrouvé un qui m’a dit en très bonne langue : Je vous ai vu à Paris, il y a deux ans… ça va toujours bien !

Après quoi, il m’a vendu, pour deux sous, un petit bâton pour se nettoyer les dents, et il s’est mis à danser la bamboula.

Revue de l’Exposition de Nancy  1909 ; n°46 bis ; août 1909, page 424

 « La tribu des Toucouleurs qui réside depuis plus de quatre mois à l’Exposition de Nancy, obtient de plus en plus un très grand et très légitime succès.

Le village nègre ne désemplit pas de curieux qui, sous la conduite de Mahmadou-Seck, se font expliquer les mœurs, les coutumes, les occupations quotidiennes des noirs, pendant que les négresses pilent le kouskouss et préparent les repas de toutes les familles.

C’est assurément un des curiosités les plus intéressantes de l’Exposition que ce village sénégalais si bien installé avec toutes ses cases et ses paillotes de paille, de bambou et de feuilles de palmier.

 Rapport Général ; Les attractions ; p 62

 « Il est questions ailleurs du Village sénégalais. En quelque lieu qu’on produise cette attraction, elle jouit auprès du public d’une réelle faveur à cause de son caractère pittoresque, de la curiosité qu’elle excite, de l’enseignement qu’elle donne. Ajoutons que la qualité des figurants, la sincérité de leurs attitudes ou de leurs occupations, leur propreté suffirait à expliquer la sympathie dont ils ont bénéficié, -et avec eux, le concessionnaire- pendant leur séjour à Nancy »    

 

Rapport Général ; La section coloniale ; page 681

 « En dehors du Pavillon colonial, le Village sénégalais donnait une note d’exotisme qui fut appréciée particulièrement par ceux qui sont familiarisés avec les indigènes africains. Leçon de chose ethnographique sur les races de l’Afrique Occidentale (Ouolofs, Mandingues, Sérères, Toucouleurs…), rétrospective aussi des arts primitifs (bijouterie, dessin, tissus, cordonnerie, bimbeloterie) ; ce village noir était un contraste ; il accusait bien ce qu’est l’industrie des primitifs en face de notre industrie savante, perfectionnée à outrance, et dont le beau tableau d’ensemble se déroulait dans les divers Palais de l’Exposition de Nancy. »

Rapport Général ; La tâche de l’administration ; page 741

 « Dans aucune attraction, les recettes n’égalèrent celles du Village sénégalais. Elles atteignirent 175.000 francs. Les organisateurs s’en retournèrent avec une petite fortune ; la part de l’Exposition s’éleva à plus de 27.000 francs. »

Revue Générale de l’Exposition de Nancy 1909, Les attractions, page 545

Le Village Sénégalais exploité par MM. Bouvier et Tournier, de Paris, consiste en une reconstitution aussi fidèle que possible, étant donné le climat différent, d’une place publique ; cases, paillotes, ateliers en plein vent, mosquée, école, cuisine, blanchisserie et piscine, tout était prévu pour rendre aussi exacte que possible cette transcription africaine ; enfin, pour couronner l’ensemble, une salle de danse, centre de l’animation et de la gaieté de tout le village. Environ soixante-dix sujets, sous la surveillance d’un chef, vaquaient à leurs occupations habituelles, continuant en Lorraine leur paisible vie d’outre-océan, initiant de la sorte le visiteur à leur vie, leurs mœurs et leurs coutumes. On ne saurait méconnaître une certaine valeur à cette reconstitution bien dirigée et le nombre d’entrées enregistrées témoigne du vif intérêt manifesté par le public pour ce coin pittoresque de l’Exposition. »

 

 

Les commentaires sont superflus et les textes se suffisent à eux-mêmes. Retenons que cette manifestation a été un franc succès.

 

En images maintenant :

 

Village Sénégalais JT 1 

Le Village Sénégalais

 Village Sénégalais JT 2

Le Chef Mahmadou Seck et sa famille

 Village Sénégalais JT 3

Un groupe de fidèles à la Mosquée

 Village Sénégalais JT 4

Les Piroguiers

 Village Sénégalais JT 5

Les Plongeurs

 Village Sénégalais JT 6

Les Tisserands

 Village Sénégalais JT 7

Les Bijoutiers

 Village Sénégalais JT 8

Une famille de musiciens

 Village Sénégalais JT 9

Le Lavoir

 Village Sénégalais JT 10

La Promenade

 Village Sénégalais JT 11

La Cuisine

 Les attractions Village sénégalais JT

Extrait de la Grande édition de luxe illustrée de la Revue Internationale

 

Pour terminer, je reprendrai quelques lignes du Boiteux du parc Sainte-Marie (pages 64 et 65) 

« 20 juillet 1909

 En passant sous la Porte Monumentale, Camille éprouva le même sentiment d’immensité que la première fois. Alexandre, quant à lui, était subjugué. Une belle journée de distraction s’annonçait.

Le bruit sourd et lancinant des tamtams les conduisit tout d’abord au Village Sénégalais dont la réputation n’était plus à faire. Ils découvrirent là un monde qui leur était inconnu et qu’ils n’approchaient habituellement que par des articles soporifiques de la Revue des Deux Mondes. Ici, tout était différent.

Une fois franchie la haute structure de bois couverte de chaume de palmier qui en matérialisait l’entrée, ils suivirent la foule.

La reconstitution d’un lieu de vie typique de ces contrées éloignées se voulait réaliste et didactique. Placé sous la responsabilité de son chef de race Ouolof, Mahmadou Seck, maître bijoutier à Gorée, le Village Sénégalais avait entamé quelques mois plus tôt une véritable « tournée » à traversla France.

Fondé en 1617 par les Hollandais puis régulièrement disputé ensuite entre les Français et les Anglais, l’établissement de Gorée, ancienne possession de la république M’Bambara sur la côte ouest de la Sénégambie, avait définitivement rejoint le giron de la Franceen 1814. Et c’est au sein même de sa petite échoppe, tout près du port où il commerçait l’ivoire et la poudre d’or, que Mahmadou Seck avait reçu la visite d’une délégation officielle composée du maire, de deux membres du Conseil du Sénégal et de missionnaires du Saint-Esprit accompagnés de Sœurs de Saint Joseph de Cluny. Ils avaient longuement parlementé et l’avaient finalement convaincu de prendre la tête du Village Sénégalais à l’occasion de diverses expositions prévues en France et en Belgique.

Interloqués, pour ne pas dire effrayés un peu au départ, Camille et Alexandre prirent rapidement un grand plaisir à côtoyer ces « drôles de personnes toute noire » étrangement vêtues qui reproduisaient mécaniquement les gestes de leur quotidien : le lavoir et ses grandes calebasses, l’école où des enfants reprenaient en chœur « nos ancêtres les Gaulois » (!), l’atelier de poterie et les promenades chantées serpentant entre les cases et les paillotes de bambou, les piroguiers, le tisserand. Les enfants adoraient !

Seule Zélie éprouvait une sorte de gêne, presque un vague sentiment de honte diffus, à regarder ces hommes et ces femmes transformer à leurs dépens leur culture millénaire en attraction foraine… »

 

 *   *   *

 

 

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