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Les livres de Jérôme Thirolle
1 février 2013

Jungle de crinoline...

ReineVirely PhotoJT

La vie mondaine n'est peut-être pas aussi luxuriante qu'on pourrait le croire...

Extrait du Boiteux du parc Sainte-Marie (éditions Gérard Louis) :

"Paris, février 1929

Un domestique était en train de desservir une table à thé du petit salon lorsqu’un des invités fit remarquer que le printemps 1929 resterait dans les annales tant il était précoce.

A ces mots, Camille réalisa soudain que vingt ans s’étaient écoulés depuis l’Exposition. Vingt ans ! Dire que, quand elle avait neuf ou dix ans, les adultes de vingt ans lui paraissaient si vieux ! Comment le temps pouvait-il passer si vite sans qu’on s’en rende compte ? A ce rythme, elle finirait par se réveiller un matin en constatant qu’elle était arrivée petit à petit au crépuscule de sa vie sans rien pouvoir y changer.

Et pourtant, en son for intérieur, elle se sentait épargnée par les ans. Certes, les gens vieillissaient autour d’elle et ses enfants grandissaient mais elle se sentait toujours aussi jeune. Seule la ronde implacable des années était là pour lui rappeler que le décompte de son passage sur terre ne connaissait ni pause ni ralenti.

Autour d’elle, trois femmes et un homme discutaient calmement sans se préoccuper de sa soudaine affliction. Assis confortablement dans deux canapés qui se faisaient face, de part et d’autre d’une table basse en fer forgé, ils ne ressentaient apparemment pas l’appel vertigineux de l’abîme qui venait de la frôler. Qui étaient-ils ? Elle ne s’en souvenait même plus. Peut-être des connaissances de son mari. Ou des amis à elle, allez savoir ! Vieilliraient-ils eux aussi ? Avaient-ils conscience qu’au-delà de leur frivolité bourgeoise quotidienne se cachait une réalité épouvantable qu’on taisait par crainte ou par pudeur ? Ne sentaient-ils pas, eux aussi, rôder dans cette pièce le spectre hideux de la Mort ?

Le bris accidentel d’une tasse sur l’avancée de marbre jaspé de la cheminée la tira brutalement de ses songes. En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, une servante surgit d’un corridor et effaça prestement la moindre trace des dégâts.

Elle n’était donc plus cette petite fille de bijoutier que le sort avait traînée le long des pavés humides de la rue du Maure qui Trompe. Elle était devenue une maîtresse de maison appréciée et respectée, peut-être autant pour elle-même que pour le statut social qu’elle incarnait et dont les conditions d’existence devaient en faire rêver plus d’une. Il n’était pas légitime qu’elle se plaigne et elle le savait. Ses journées se partageaient indifféremment entre ses deux fils et ses obligations mondaines, ce qui ne lui laissait finalement que peu de temps pour s’occuper d’elle-même. De toute façon, elle ne s’appartenait plus. Moins par choix délibéré que par nécessité. La vie de la haute bourgeoisie parisienne était à ce prix ! Parfois, quand un sentiment lancinant de nostalgie vaporeuse la prenait à la gorge, elle se remémorait la pierre fraîche et rugueuse de la margelle du bassin de la rue des Brice et tout lui revenait : les souvenirs, les odeurs, le bruit du vent dans les feuilles. En un mot, toutes les sensations d’un bonheur simple et ouvert au monde. C’était son talisman secret qui l’aidait à supporter l’atmosphère stricte et guindée des soirées où elle était régulièrement conviée. Il ne se passait pas de semaine sans qu’un concert privé soit donné dans tel ou tel appartement, dans tel ou tel hôtel particulier. Les invités s’y comptaient généralement par dizaines sous de hauts plafonds éclairés par de redoutables lustres à pampilles, menaces illuminées de cristal et de bronze suspendues sur la tête de tout un chacun comme l’épée de Denys de Syracuse à peine retenue par un crin de cheval au dessus du crâne de Damoclès.

Les toilettes les plus extravagantes rivalisaient entre elles pour éclipser sans luxe tapageur le talent de la chanteuse qui se faisait accompagner le plus souvent par une amie au piano. Pendant que ces dames papotaient tout en écoutant d’une oreille distraite les vocalises de l’une et les gammes de l’autre, les messieurs se tenaient à bonne distance, comme arrêtés par la barrière musquée des parfums les plus divers qui dominaient savamment l’odeur des corps.

Les concerts mondains étaient avec la lecture au jardin, pour ceux qui en possédaient, les passages obligés du statut social.

Une fois les partitions épuisées, les convives se ruaient poliment vers les tables dressées du buffet où ils pouvaient tout à loisir poursuivre leurs conversations. Les couples se reformaient alors, laissant à part les quelques célibataires qui s’apprêtaient à s’ennuyer ferme tout le reste de la soirée, le regard dans le vide et les mains dans les poches. Camille avait fini par se faire à ces figures imposées et prenait désormais un certain plaisir à classer chaque individu rencontré dans des catégories que l’expérience lui avait permis d’enrichir : les guindés, les empesés, les benêts, les empressés, les distants, les obséquieux, les flagorneurs et les blasés. Pas une de plus. Du côté des femmes, les possibilités étaient plus restreintes : elle les séparait en deux catégories. D’un côté les naïves, les pimbêches, les arrivistes et les vieilles peaux qu’elle associait sous le vocable réducteur de femmes du monde et de l’autre celles qu’elle considérait comme ses amies et qui étaient, par la force des choses, nettement moins nombreuses. Ces dernières l’avaient généralement séduite par un trait de caractère ou de comportement qui les différenciait de leurs contemporaines. L’une collectionnait les violoncelles, l’autre parcourait l’Europe à la recherche d’encensoirs byzantins antérieurs au VIIIe siècle, une autre encore dilapidait la fortune accumulée par feu son mari au profit de toutes les sociétés de bienfaisance qu’elle pouvait soutenir.

Il lui fallait cependant endurer régulièrement la vanité de toutes celles qu’elle supportait difficilement et qui peuplaient sans grâce les salons dorés de cette jungle de crinoline.

Il lui arrivait souvent d’en rire avec sa belle-mère dont la douceur paisible lui montrait à quel point la richesse ne se supporte qu’après plusieurs générations.

Dieu merci, Félix ne la cantonnait pas uniquement à ces interminables soirées bourgeoises. Délaissant sans prévenir ses dossiers, il entraînait parfois son épouse sur la rive gauche, du côté de Montparnasse, dans des quartiers populaires où la modernité était en train de prendre corps.

Sans le savoir, ils croisèrent d’étranges artistes encore inconnus dont les patronymes ne tarderaient pas à devenir eux-mêmes des monuments de l’histoire de l’Art : Modigliani, Brancusi, Léger…

A l’image du Tout-Paris de l’époque, ils fréquentèrent assidûment dès 1928 la célèbre brasserie de la Coupole au 102 boulevard du Montparnasse. Camille y fit d’ailleurs deux rencontres qui marquèrent à jamais sa façon de décrypter le monde : Joséphine Baker et l’Art Déco."

 

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