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Les livres de Jérôme Thirolle
10 février 2013

La Victoire en chantant... (ou pas !)

La victoire en chantant

Les Doigts d'or d'Elise, deux extraits du chapitre XII :

La guerre : le mot ne signifiait pas grand-chose pour Élise si ce n’est quelques souvenirs scolaires... L’évocation de telle ou telle bataille ne l’avait pas choquée outre mesure : des soldats se battaient contre d’autres soldats, pour une cause plus ou moins noble ; certains y mouraient, d’autres en réchappaient ; les uns étaient vaincus, les autres étaient vainqueurs. La guerre avait sa logique et il en était ainsi depuis que le monde était monde.

Plus petite, il avait même dû lui arriver de jouer elle aussi « à la guerre » avec son frère ou avec d’autres enfants du voisinage. Et puis la guerre est généreuse pour ceux qui en reviennent : elle distribue sans compter les médailles comme les blessures. Rien que de très normal en somme... Sauf qu’aujourd’hui, Élise ne voyait plus les choses de la même façon. Les médailles, les honneurs, elle s’en fichait ! Elle savait simplement que certains soldats ne reviendraient pas. La Mort les aurait fauchés au passage, les privant de tout avenir et de tout amour terrestre pour d’obscures et lointaines querelles entre États. L’injustice jusqu’au bout... Comment la Mort faisait-elle son choix ? Tous les soldats étaient-ils exposés aux mêmes risques ? Les questions se bousculaient dans sa tête.

En entendant des clameurs venir du dehors, Élise décida de descendre dans la rue. Elle ne fit pas un long chemin avant de tomber sur un attroupement à l’angle des rues Dutailly et Buxereuilles. Elle se fraya un passage dans la foule disparate qui s’était formée autour d’un garde municipal qui achevait de clouer sur le mur extérieur de la bibliothèque une large affiche affublée de deux petits drapeaux bleu-blanc-rouge entrecroisés. Quand elle en fut suffisamment proche, elle put y lire ce que tant de gens cherchaient à voir :

Ordre de Mobilisation générale

Par décret du Président de la République, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complément de ces armées. Le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août 1914. Tout Français soumis aux obligations militaires doit, sous peine d’être puni avec toute la rigueur des lois, obéir aux prescriptions du fascicule de mobilisation. Sont visés par le présent ordre tous les hommes non présents sous les drapeaux et appartenant à l’armée de terre...

 Élise s’éloigna, hébétée et bousculée par les flots grandissants qui s’approchaient du mur. Ses pensées se concentrèrent sur un unique objet, sur une unique question : Paul était-il mobilisable ? Serait-il soldat ? Ferait-il partie, lui aussi, des morts dont les noms ornent en lettres d’or les monuments sur les places ?

Le pincement au coeur se faisait douleur, et la douleur, torture.

Au même moment, dans tout le pays, des centaines de milliers de jeunes gens, et d’autres moins jeunes, s’interrogeaient sur leur devenir : étaient-ils concernés ? Quand partiraient-ils ?

Elle marcha comme un automate vers la ganterie, manquant vingt fois de se faire renverser. Elle titubait presque. Elle avançait instinctivement, sans réfléchir. Le hasard voulut qu’elle rencontrât Auguste Fontaine qui passait par là. Voyant dans quel état se trouvait la jeune fille, le vieil homme la fit monter dans son buggy phaéton et la reconduisit chez elle. Sur le chemin, ils discutèrent longuement de ce qui se passait. Auguste lui expliqua en quelques mots la situation actuelle et les causes qui les y avaient amenés. Il la rassura en lui disant que la guerre serait courte mais lui confirma que s’il était lui-même trop âgé pour être mobilisé, de nombreux hommes le seraient en revanche, en particulier à la Fabrique. Il ne lui dissimula pas non plus que ni Paul ni Lucien, ni Charles- Amédée Barboint de Maugier, ni beaucoup d’autres ne pourraient y échapper et qu’ils seraient très vite appelés sous les drapeaux pour défendre leur pays, comme l’aurait été Casimir, son regretté neveu, s’il avait encore été de ce monde.

Élise le remercia, sans chaleur pour une fois, tant elle était tourmentée...

Elle savait cependant à quoi s’en tenir...

 *   *   *

[...]

Depuis la passerelle qui surplombait les voies, Paul vit arriver le train qui devait convoyer les mobilisés vers leurs lieux d’affectation. L’avant de la motrice était décoré comme lors des plus belles fêtes, religieuses ou laïques, qui embellissaient

Chaumont ponctuellement. À la nuance près qu’il ne s’agissait ni du Grand Pardon (1), ni de la Sainte-Anne (2), ni de la Fête des fleurs mais plus prosaïquement d’un aller simple pour la guerre. La locomotive disparaissait quasiment sous les gerbes d’oeillets, les fanions, les cocardes et les drapeaux tricolores.

De part et d’autre des wagons, des banderoles criaient la joie d’aller se battre, l’honneur de défendre son pays, la certitude tranquille d’une victoire rapide et joyeuse.

Le long des quais, l’ambiance était toutefois un peu différente. Des couples se déchiraient, des familles entières pleuraient, des enfants couraient en tous sens, plus intrigués qu’apeurés mais conscients tout de même que l’instant était inhabituel. Il y avait plus de résignation que d’enthousiasme en ces lieux. Paul avait une vue imprenable sur cette petite comédie humaine depuis la passerelle. Quand il entendit le carillon de la gare sonner 10 h 30, il comprit qu’Élise ne viendrait plus. Ses beaux espoirs venaient de s’envoler, un peu comme ceux du condamné à mort qui espère jusqu’à la dernière minute un rebondissement qui sauvera sa tête à défaut de son âme, et qui finit irrémédiablement par s’étendre contre son gré sur la planche tachée de l’échafaud.

Il descendit l’escalier métallique pour regagner le quai. Chacun de ses pas résonnait du poids de l’abandon qui l’envahissait désormais.

Il était à lui seul une armée en déroute.

 

(1) Grande manifestation dans les rues de Chaumont à chaque fois que la Saint-Jean-Baptiste tombe un dimanche. Les rues et les maisons sont décorées de blasons et de guirlandes de fleurs ; la liesse populaire envahit alors la cité tandis que les réjouissances et diverses animations populaires accompagnent les processions religieuses. Instituée en 1475, la tradition est toujours vivace au XXIe siècle.

(2) Fête traditionnelle donnée en l’honneur de sainte Anne, patronne des gantiers.

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