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Les livres de Jérôme Thirolle
14 mars 2013

Travail - Homme - Machine...

cuir PhotoJT

Il fut un temps où la machine vint aider le travail de l'homme ; un autre où elle commença à le suppléer. Où en est-on aujourd'hui ?...

"DEPUIS QU’IL TRAVAILLAIT à la Fabrique, Lucien n’avait pas vu le temps passer. Il lui semblait avoir appris en deux ans plus qu’il ne pourrait le faire durant toute une vie. Il faut dire qu’il s’était fait de nombreux compagnons au fil des jours, notamment après la grève de 1910. Chacun avait pu apprécier alors sa droiture et sa combativité, son courage et sa force de conviction.

En apprenant la mort de Léon Tournelle, ouvrier mégissier et doyen de l’atelier avec ses soixante-cinq ans bien sonnés, Lucien éprouva de la peine. Il ressentait pour la première fois de sa courte existence la blessure du deuil et de la disparition irréparable. Il comparait volontiers Léon Tournelle à ce qu’aurait pu être son grand-père s’il l’avait connu. Un confident, tout en pudeur, et un guide aussi. Peu après son arrivée, le « doyen » l’avait pris à ses côtés.

 « Viens voir, gamin, j’vais t’montrer comment qu’on habille les peaux ! »

 À l’instant même, Lucien sut qu’il trouverait en lui un ancrage de connaissances et de sérénité au coeur de cette vaste usine. Très vite, une rumeur avait couru dans l’atelier :

« Si le Léon s’occupe de lui, c’est qu’il a des capacités le p’tit, entendait-on ici ou là.

 – Tiens gamin, sais-tu pourquoi qu’on les habille les peaux ?

 – Non, monsieur !

 – Pas d’meussieur entre nous gamin, appelle moi Léon ! Prends cette peau, touche-la, caresse-la, étire-la entre tes doigts. Tu dois en comprendre l’élasticité, le grain et la souplesse. La peau d’la bête, c’est comme celle des femmes : c’est à toi de la rendre belle !»

 Lucien rougit et approcha ses mains de la dépouille qu’on lui tendait.

 « Regarde celle-là comme qu’elle est molle et sans vie ! La pisse et la chaux ne l’ont pas arrangée... »

 Un peu bourru, court sur pattes, la moustache broussailleuse au poil blanc comme neige, Léon Tournelle prenait visiblement un plaisir infini, presque charnel, à retourner la peau en tous sens. Il terminait toujours ce cérémonial en la portant à son visage et en humant longuement les effluves qui s’en dégageaient.

 « Elle est prête ! disait-il pour conclure. Puis, se tournant vers l’atelier :

 – L’Eugène, ramène-toi ! On va faire la sauce, montre au gamin ! »

 L’ouvrier s’approcha, fier de faire voir ce qu’il savait à ce bleu qui lui paraissait sympathique.

 « La sauce, c’est simple, dit-il en prenant un air de ténor italien qui faisait rire tout le monde. Pour une passée (1), on mélange une vingtaine de kilos de farine de froment, environ huit kilos d’alun et une douzaine de kilos d’oeufs salés. Ensuite, on plonge les peaux dans le bain !

– C’est ça l’habillage, reprit le vieux Léon. Dire qu’autrefois on descendait nous-mêmes dans les cuves pour fouler aux pieds cette mélasse !

– Vous ne le faites plus ?

– Non gamin, c’est la turbulente qui s’en charge !

– Qui ça ?

– La turbulente, la machine quoi ! Sans parler de l’essoreuse qui finit le travail ! Une invention Trefandhéry, Monsieur ! Prendre soin à ce point de l’ouvrier, cela mérite le respect !

– Oui ! s’exclama Eugène en regardant Léon, sauf qu’à force de lui retirer le travail à l’ouvrier, il n’en aura plus un jour de travail...

– Ne dis pas n’importe quoi ! La machine ne remplacera jamais l’homme !

– C’est ce que pense l’homme, mais le problème c’est que la machine, elle, elle ne pense pas…»"

1. Quantité équivalant à une centaine de douzaines de peaux.

Les Doigts d'or d'Elise, chapitre VIII, Le rêve américain

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