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Les livres de Jérôme Thirolle
13 avril 2013

Antinouilh, de Jean Agone

Cadran retourné PhotoJT

Quand je me suis réveillé ce matin-là, plus rien n’était comme avant…

*   *   *

 En apparence, tout était pareil. Au début, je ne m’étais rendu compte de rien. Juste une anomalie : en ouvrant les yeux, après une nuit d’un sommeil lourd et supposé « revitalisant » comme on le lit parfois sur ces crèmes de beauté qui pour une somme rondelette vous font croire qu’avec un peu d’application (ou d’abnégation, c’est selon) vous ferez cesser les outrages du Temps, j’ai eu l’impression que les petits bâtons lumineux formant les heures du cadran de mon radio-réveil étaient à l’envers. Un peu comme si on les regardait dans un miroir. Sur le coup, je n’y ai pas vraiment prêté attention. Je me suis frotté les yeux énergiquement et j’ai regardé à nouveau le rectangle de plastique métallisé qui m’arrache à la nuit chaque jour (!) de la semaine, samedis et dimanches exclus, bien sûr : les chiffres n’étaient plus les mêmes mais ils étaient encore à l’envers !

Je me suis alors bêtement dit qu’il s’agissait là d’une bizarrerie à mettre sur le compte d’un dérèglement de l’électronique enfermée dans cet appareil de malheur et puis je me suis levé en oubliant l’incident.

Un bol de café et trois biscottes beurrées plus tard, j’étais dans ma salle de bain. Enfin, c’est ainsi que j’appelle ce réduit de deux mètres sur un mètre quatre-vingt qui accomplit l’exploit de réunir en une surface hyper concentrée un lavabo, un wc, un réceptacle de douche, un porte serviette et un meuble de rangement. Si ce n’est pas de la rationalité de l’espace, ça ! Bon, passons.

L’incident du radio-réveil était loin maintenant et j’avais une course à faire. Après avoir sauté dans un jean (façon de parler, vous m’avez compris…) et enfilé un t-shirt récupéré je ne sais où avec un énorme Mister 80 en lettres multicolores sur le devant, je suis sorti de mon appartement. Les couloirs étaient silencieux. Et obscurs. Impossible d’enclencher la minuterie. Je pensais avoir mal appuyé sur le bouton poussoir, ou appuyé à côté à cause du manque de lumière, mais rien n’y faisait. Sûrement un problème électrique. Heureusement, l’ascenseur, lui, répondit à l’appel sans sourciller. A l’issue de son habituel feulement et d’un clac qui indiquait qu’il venait d’atteindre l’étage, les portes s’ouvrirent. Il était vide. J’en étais presque soulagé : je n’aurais pas à échanger les sempiternelles banalités d’usage qui s’imposent dès lors qu’au moins deux personnes se retrouvent enfermées dans une cage métallique tirée vers le haut ou vers le bas par des câbles reliés à une machinerie dont on ne sait rien. Heureusement, dans un sens, car on s’inquiéterait peut-être si on en savait davantage. L’ignorance a cette vertu qu’elle protège en ne levant pas le voile sur la terrifiante mécanique du monde, fût-elle réduite à un assemblage de poulies et de circuits imprimés pour ce qui me concernait à l’instant même. J’allais donc appuyer machinalement sur la touche marquée du sigle « RC », rez-de-chaussée, quand je m’aperçus d’une autre bizarrerie : les boutons étaient dans le désordre ! D’habitude, on a du bas vers le haut (dans notre ascenseur en tout cas) : -2, -1, RC, 1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7. Mais là, sous mes yeux, le 2 surmontait le 7, le RC était à la place du 6, le -1 après le 3 et j’en passe.

Je me suis dit qu’un imbécile un peu éméché ou qu’un petit plaisantin s’était ingénié pendant la nuit à retirer chaque cercle de plastique pour les replacer ensuite dans un enchaînement qui n’était pas celui de la logique usuelle… Un blagueur certainement, mais du travail bien fait car si je n’avais pas eu l’habitude d’utiliser cette cabine, j’aurais pu croire qu’il en avait toujours été ainsi. Malgré l’étrangeté de la chose, mon esprit ne la relia pas avec celle du matin. Allez savoir pourquoi. Je pense que le cerveau ne s’en laisse pas compter aussi facilement et qu’il se méfie lui aussi des apparences. Je rangeai donc sans insister cette anomalie dans un recoin de ma cervelle avec l’intention de l’y oublier. De toute manière, le concierge s’en occuperait et tout serait rentré dans l’ordre à mon retour, alors pourquoi s’en faire ?

A l’extérieur, il faisait un joli temps de mai, ni trop chaud ni trop humide. Aucun nuage menaçant dans le ciel et pas un brin de vent. L’enchevêtrement des rues y était peut-être pour quelque chose car avec ces immeubles de plus en plus hauts, la bise ne parvient plus à atteindre ce bon vieux sol qu’on qualifiait naguère de plancher des vaches, terme inadapté vous en conviendrez à nos cités modernes où il devient bien rare de croiser le cheminement paisible d’un de ces sympathiques bovins. Je ne sais pas pourquoi, l’air d’une chanson me trottait dans la tête : Le ciel, le soleil et la mer de François Deguelt. Le tintement brutal d’un klaxon me tira vite de mes pensées bucolico-nostalgiques sur fond musical langoureux, me rappelant au passage que le piéton n’était finalement qu’un être fragile face aux arrondis rutilants des carrosseries et qu’il valait mieux franchir une chaussée dans les passages réservés à cet effet que de tenter une périlleuse traversée du bitume au péril de sa vie. Je m’arrêtai donc sagement au pied d’un feu rouge en attendant que le signal passât au vert. C’est là que j’ai réalisé que quelque chose n’allait pas : le cercle du haut, éteint pour l’occasion, était vert ; celui du milieu, orange, était éteint aussi -rien à redire- ; celui du bas, rouge. « Encore le plaisantin de l’immeuble ? » me suis-je demandé. Sauf que, lorsque le feu devint vert, les véhicules s’arrêtèrent consciencieusement. Le petit bonhomme du piéton lumineux passa ensuite au rouge à son tour et les deux ou trois citadins qui me faisaient face de l’autre côté de la rue s’engagèrent sans hésiter sur la voie. Interloqué, je décidai d’attendre pour voir ce qui allait se passer. Le signal du piéton devint vert, le feu du bas passa au rouge et les voitures redémarrèrent. Tout le contraire de ce que j’avais toujours connu jusqu’à aujourd’hui et l’inverse exactement de ce qu’on m’avait enseigné au permis de conduire…

Là, il faut que je sois honnête, j’ai commencé à me poser des questions. Je m’approchai d’une vitrine pour jeter un œil discret à mon reflet : pas de doute, j’étais toujours le même. Physiquement, en tout cas. Je n’avais pas non plus de raison de croire que nous avions basculé en pleine nuit dans une hypothétique quatrième ou cinquième dimension. Quant à la troisième du même nom à laquelle nous appartenions encore il y a peu, rien n’indiquait qu’elle s’était évanouie dans la nature, preuve en était cette jeune femme fort dévêtue que je venais de croiser quelques secondes plus tôt et dont les formes anatomiques à peine couvertes d’un linge quasi transparent achevaient de me convaincre que la notion de relief, indéfectiblement liée au rang de cette dimension, faisait toujours partie Dieu merci de notre univers conceptuel…

Que se passait-il donc ? Etais-je en train de devenir fou ? S’agissait-il d’un rêve dont j’allais enfin m’extraire grâce à un réveil aussi soudain que bienvenu pour une fois ? Je compris vite que tout était vrai. Désespérément vrai. Etrangement vrai… Presque le même monde, mais pas tout à fait. Je me voyais déjà non pas en haut de l’affiche (le pire, c’est que je m’appelle aussi Aznavour, comme le chanteur) mais à m’épuiser dans la recherche acharnée du moindre détail de cet environnement décalé, du moindre indice perceptible d’une nouvelle déraison. Les bras ballants, le regard vide, je m’engouffrai alors avec précipitation dans les rues qui se présentaient devant moi, sans savoir où j’allais ni par où je passais, mais avec la ferme intention de tout oublier, de me perdre définitivement dans ce dédale infini et de fermer les yeux tout en les conservant grand ouverts. J’aurais tellement voulu découvrir au hasard d’un carrefour une cabine téléphonique ! Une de ces bonnes vieilles cabines téléphoniques sales et puantes aux vitres recouvertes d’autocollants délavés et gravées de graffitis immondes… Au moins pour y trouver refuge, pour m’y enfermer derrière les parois de verre de leur cage verticale. Mais impossible d’en trouver une ! Nulle part ! Au fur et à mesure que ces satanés téléphones portables ont envahi nos vies, les cabines ont déserté nos rues…

J’avais envie de hurler, de crier, d’appeler à l’aide mais aucun son ne sortait de ma gorge. Même mes gesticulations désordonnées semblaient passer inaperçues car je ne distinguais ni surprise ni mouvement de recul chez les inconnus qui me croisaient sur le trottoir. Et pourtant, je n’étais pas invisible ! J’en étais certain puisque j’avais vu mon reflet dans la vitrine d’une boutique ! Je ne comprenais plus rien….

Je repris ma course éperdue jusqu’à la devanture d’une librairie qui faisait l’angle avec un large boulevard transversal. Là, sur une étagère alourdie de livres rangés pêle-mêle, mes yeux s’arrêtèrent sur une couverture aux couleurs défraîchies. Un titre. Un auteur. La preuve que rien n’allait plus. La preuve que de décalages en décalages toutes les pièces du puzzle se mélangeaient en silence. Et ce n’était certainement que le commencement ! Je ne voyais plus que ce livre, ce livre et rien d’autre : Antinouilh, de Jean Agone. C’en était trop ! Dans ma tête, Le ciel, le soleil et la mer tournait en boucle, de plus en plus fort, de plus en plus vite. Je n’en pouvais plus. Courir, il fallait que je me mette à courir ! Peu importe où ! Mais tout de suite ! Vite, un camion ! Me jeter sous un camion !...

*   *   *

 Les passants présents sur les lieux ont évoqué le crissement des pneus et l’indescriptible pagaille qui a suivi. Il parait que le chauffeur n’a rien pu faire pour l’éviter…

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