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Les livres de Jérôme Thirolle
10 mai 2013

Trois clochards...

Soleil couchant PhotoJT

Dans les Doigts d'or d'Elise, trois personnages -trois clochards- apparaissent régulièrement dans le récit.

"ACCOUDÉS AU PARAPET de vieilles pierres, blanchies par les vents, trois clochards regardaient sans dire un mot le soleil se coucher au-delà du vallon des tanneries, le long de la Suize. Tournant le dos à la tour Hautefeuille, dite tour du Donjon, et au palais de justice, leurs regards se perdaient dans les brumes de la fin du jour. De loin en loin, les rayons de l’astre couchant embrasaient de mille feux toutes les aspérités du paysage. Arbres, bosquets, haies, maisons, tout se parait d’une féerie rouge-orangé qui dévorait la palette des couleurs en un engloutissement lumineux. Ils se dressaient là, tous les trois, fiers comme peuvent l’être les hommes libres, admirant simplement cette ultime révérence diurne. Les mots, quels qu’ils soient, auraient été de trop dans une telle scène. La communion avec les éléments était parfaite et harmonieuse, tout à l’inverse des innombrables mesquineries petites bourgeoises qui gangrenaient sans espoir les séculaires murailles de l’ancien château. Les trois clochards d’un côté, le donjon et ses dépendances de l’autre : deux mondes se faisaient face ; ou, plus exactement, se tournaient le dos.

« C’est beau..., murmura l’un d’eux.

– Tais-toi ! lui rétorqua l’Archipel. Un tel spectacle ne se contemple qu’en silence... »"

Ils se nomment l’Archipel, Pue la m…, dit Corde au cou et Queue d’argent, dit Trou d’aiguille. Qu’ils soient acteurs d’une scène, simples spectateurs ou parfois éléments perdus dans le décor, ils ne sont jamais inutiles ou superflus. Ils forment même, me semble-t-il, une sorte d’indispensable fil rouge qui traverse l’ensemble du roman, une clé qui permet d’aborder celui-ci autrement et de le découvrir sous un angle de lecture un peu différent. Je leur accorde donc une grande importance par delà les apparences. Hommes libres, ils sont les poètes inconscients de cette fiction romanesque…

A titre d’exemple, je ne citerai que leur première rencontre avec Elise. Une rencontre mouvementée s’il en est. Bonne lecture…

" La jeune fille des Vieilles Cours prit congé en fin d’après-midi. Elle déclina l’offre d’Auguste qui se proposait de la ramener chez elle, prétextant une emplette qu’elle devait faire en ville pour sa Maman. En vérité, elle préférait rentrer seule, à pied.

Pour gagner du temps, elle décida de contourner la basilique par l’étroite et sombre ruelle qui longeait le transept et menait à la rue Girardon.

*   *   *

Les yeux rivés sur les pavés inégaux de la ruelle, Élise se hâtait autant qu’elle le pouvait quand elle entendit soudain une voix émerger de nulle part...

 « Où vas-tu comme ça ma belle ?... »

Élise distingua deux silhouettes qui se dessinaient dans l’ombre du sanctuaire. Elle ne répondit rien et pressa le pas.

Les deux silhouettes lui barrèrent alors le passage.

« La demoiselle n’a pas entendu... »

Au moment où elle s’apprêtait à faire demi-tour, elle entendit dans son dos deux autres voix.

« C’est pas une heure pour se prom’ner seule...

– C’est qu’les rues sont pleines de mauvais garçons par ici », renchérit le second.

Élise comprit qu’elle venait de tomber dans une embuscade d’apaches, les voyous des faubourgs comme on les appelait. L’endroit était idéal pour une attaque et la proie sans défense… Elle se plaqua au mur de l’édifice, implorant la Vierge de lui porter secours. Avec courage, mais sans conviction, elle murmura :

« Si vous approchez, je crie...

– Oh ! là là, vous entendez les gars, j’en ai les genoux qui s’mélangent !... »

À plusieurs, ils se sentaient forts, sanglés dans leur uniforme de marlous : casquette large descendant sur les yeux, foulards rouges, vestes à carreaux, pantalons évasés et, pour le chef de la bande, montre en or à chaîne ostensible, volée vraisemblablement à un « bourgeois ».

« Qu’est-ce t’as, P’tit Louis ? interrogea le chef avec ironie.

– Rien, j’la r’luque, c’est tout...

– C’est dieu vrai qu’y a pas grand-chose à j’ter la d’dans ! » répondit le chef avec force mimiques suggestives.

Le chef de la bande s’avança d’un pas vers la jeune fille paralysée par la peur et par l’effroi. Elle n’était pas bête et savait bien ce qu’elle risquait.

« Pas mal balancée, la poule, pour son âge ! Vous voyez, les gars, à la r’luquer comm’ça, ça m’donne des envies de grimper aux arb’, ajouta l’un des apaches qui avait gardé le silence jusque-là.

« Tout doux, l’arsouille, y en aura pour tout le monde... », rajouta le chef.

Il dénoua alors son foulard et le confia à son voisin. Il agissait lentement comme s’il respectait scrupuleusement les étapes d’un rituel crapuleux qu’ils s’étaient fixé entre eux. Il se tourna vers Élise qui n’avait plus ni la force de crier ni de se sauver.

Elle, si vive, si combattante en temps normal, s’avouait vaincue. Elle pleurait et attendait son sort, résignée...

« J’ai comme qui dirait l’idée qu’on va te faire reluire la paillasse d’ici peu ma belle !... s’écria le chef en vainqueur.

– Et moi, j’ai comme dans l’idée que je vais te la crever ta paillasse si tu continues à importuner la demoiselle », tonna une voix caverneuse dans l’ombre de la ruelle.

Deux des voyous n’eurent pas le temps de réagir : face à eux se tenait debout un clochard imposant par le port et par la taille. Armé d’une canne-épée, longue et effilée, il fendit l’air d’un mouvement ample et rapide qui entailla profondément la joue des deux apaches qui prirent la fuite aussitôt. Le premier sang était versé.

Il passa devant Élise qui s’était recroquevillée sur les pavés, le visage enfoui dans les genoux repliés, puis s’avança vers le chef de la bande et P’tit Louis qui se tenaient côte à côte.

« À nous, Messieurs ! Deux contre un, le combat me semble plus équitable cette fois... »

Les deux jeunes gens se sentirent soudain saisis par-derrière, immobilisés par deux autres clochards surgis on ne sait comment d’un repli de pierre dans le mur de la basilique. Ils laissèrent volontairement P’tit Louis s’enfuir. Ils avaient en effet besoin d’être réunis tous les trois pour s’occuper du chef de la bande.

Un des clochards abaissa le pantalon de l’apache sur ses chevilles pendant qu’un autre le tenait solidement par les bras. Celui qui était visiblement le chef des vagabonds s’approcha, enfouit sa main dans le caleçon du jeune garçon, en ressortit son membre maigrelet tout recroquevillé par la peur, le tira un peu pour le tendre puis le trancha d’un coup sec avec sa canne-épée.

« Ça, c’est pour la demoiselle et pour toutes les autres ! »

Ils le laissèrent alors filer. Le voyou se sauva, gémissant de douleur et ensanglanté, titubant et trébuchant sur les pavés inégaux de la ruelle comme l’aurait fait sa proie innocente si ces trois hommes n’étaient pas intervenus...

Ils se dirigèrent alors vers la jeune fille, qui restait prostrée contre le mur et qui n’avait rien vu de la scène. Le grand clochard tendit la main à Élise pour l’aider à se relever :

« L’Archipel, pour vous servir Mademoiselle. Ne craignez pas ces malandrins, ils ne vous importuneront plus désormais... Ils ont goûté de ma canne », dit-il en rentrant la lame dans le fourreau d’acajou sculpté.

Élise se contentait de le regarder sans parler.

« Permettez-moi de vous présenter mes compagnons d’infortune, hommes d’honneur s’il en est : Pue la m…, dit “Corde au cou”, et Queue d’argent, dit “Trou d’aiguillecar il a l’extraordinaire faculté de se faufiler n’importe où ! »

Élise croyait rêver. Devant elle, ces trois hommes de haute taille, tous barbus et vêtus d’antiques défroques, ressemblaient à d’étranges prophètes bibliques ou plutôt à d’invraisemblables Rois mages qui l’auraient tirée d’une fort mauvaise passe.

Elle esquissa un « merci » presque inaudible et partit en courant.

« Messieurs, c’est un honneur pour moi de vous côtoyer ! » s’exclama l’Archipel.

Les trois vagabonds reprirent leur chemin, sans plus dire un mot...

 

Élise garda le silence sur cet épisode. Elle n’en parla jamais à personne. Les cauchemars doivent parfois rester dans l’ombre de la nuit… Plus tard dans la soirée, avant de s’endormir, elle essaya de ne plus y penser et de concentrer son esprit sur le délicieux après-midi qu’elle avait passé. Et surtout sur l’apparition de ce jeune dandy inaccessible : Paul Trefandhéry.

Le souvenir qu’elle en conservait avait cependant été gâché par l’incident de la ruelle. Lorsque le marchand de sable passa ce soir-là, à l’aube de ses rêves, elle l’imagina suivi à peu de distance par trois clochards fantomatiques qui veillaient sur elle…"

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