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Les livres de Jérôme Thirolle
8 février 2014

Prologue

StJean2 PhotoJT

LES DOIGTS D’OR D’ÉLISE

 

Aux miens...

À Madeleine Maginot,

arrachée à l’amour des siens par la folie d’un homme

le 12 avril 2008.

 

 

 

Prologue

 

On dit souvent que le hasard fait bien – ou mal – les choses. C’est selon. Moi, je crois plutôt qu’il suffit de se laisser guider, tout simplement...

* *  *

Le beau temps m’avait poussé à prolonger ma promenade matinale jusqu’au bas de la rue de Polval. En apercevant plusieurs barrières métalliques en travers de la chaussée, je me souvins subitement que la traditionnelle brocante de printemps se tenait sur la place du marché et dans les rues adjacentes. Malgré le soleil et l’heure déjà bien avancée, les chalands étaient encore peu nombreux. Comme à l’accoutumée, les professionnels, soi-disant connaisseurs, avaient laissé la place aux amateurs éclairés qui eux-mêmes s’effaceraient en fin de matinée au profit de la cohorte incertaine des badauds désœuvrés.

La journée n’en était qu’à son commencement : les rayons de l’astre diurne n’avaient pas encore revêtus leur toute puissance et se contentaient d’effleurer nonchalamment la pierre blonde de ces lieux.

Au détour d’un étal bigarré où un christ en plâtre défraîchi tenait compagnie à une Marilyn Monroe en tôle émaillée, j’aperçus, posé sur un Japon illustré de Félicien Challaye, un magnifique vase Art nouveau.

Un bronze que le temps avait pris soin de patiner à souhait, aux formes onduleuses et élancées. Une pièce comme je les aime, ni trop voyante ni trop ordinaire, juste assez accrocheuse pour captiver mes sens en éveil tout en restant suffisamment discrète pour que le passant ne la distingue pas du fouillis environnant.

Je fis mine de ne rien voir puis continuai mon chemin, jetant un œil ici ou là mais ne quittant jamais l’idée ferme de revenir sur mes pas, espérant bien entendu que le vase y serait encore. Un quart d’heure plus tard, j’étais de retour devant lui. Une fois l’habituelle inspection visuelle achevée, je tendis les bras et le pris en tremblant très légèrement. Je le fis tourner entre mes mains avant d’aborder les inévitables questions financières avec le vendeur. Je conclus rapidement la transaction et laissai mon interlocuteur rouler l’objet dans une vieille feuille de papier journal puis m’éloignai sans dire un mot, mon vase sous le bras et l’esquisse d’un sourire de contentement aux lèvres, bien dissimulé sous une austérité de circonstance.

De retour rue de Polval, j’avisai un banc ombragé qui m’offrit l’hospitalité et où je pensais pouvoir admirer en toute quiétude ma nouvelle acquisition. C’était, hélas, sans compter sur le hasard qui me fit déposer par inadvertance un regard sur le papier froissé qui emballait le vase. Il s’agissait de la page « état civil » de La Haute-Marne Libérée. Un avis de décès attira immédiatement mon attention.

Nogent - Chaumont

Madame Élise Trefandhéry, née Fauconnier, s’en est allée le 10 mars 1980 à l’âge de 82 ans.

Les familles Fauconnier et Refus, très touchées des nombreuses marques de sympathie qui leur ont été témoignées depuis son départ, vous remercient très sincèrement et vous prient de trouver ici l’expression de leur profonde reconnaissance.

Paix à ses cendres.

Je restai coi de longues minutes. Un grand vide, oppressant, immense et froid m’avait saisi en plein soleil. Je ne sais même pas si une quelconque pensée a traversé mon esprit à cet instant. Je suppose que la trotteuse de ma montre, par solidarité, a également stoppé sa course folle le temps de mon trouble.

L’orage éclate parfois dans un ciel sans nuages.

Cet avis anodin venait d’assombrir péniblement le commencement de cette belle journée. Un peu comme un lecteur de DVD ou une télévision en mode « pause », ni franchement arrêté, ni en marche, je me sentais presque perdu, comme entre deux eaux, entre deux états, sans parvenir à rallier l’une ou l’autre rive de mes pensées...

Je n’avais rencontré qu’une seule fois Élise Trefandhéry, il y a vingt ans de cela. J’étais bien jeune à l’époque. De passage à Chaumont-en-Bassigny (Haute-Marne), je m’étais installé le temps de midi sur un banc du square du Boulingrin, un banc presque semblable à celui sur lequel je me trouvais alors, juste en face d’une ancienne fontaine de bronze, verdie par l’eau et par le temps. L’endroit me paraissait être un havre de paix au cœur de cette bourgade que je ne connaissais pas. Les lourdes frondaisons des peupliers offraient aux promeneurs une fraîcheur bienvenue tandis que de multicolores parterres de fleurs égayaient le sol de leurs éclats chaleureux. Sur ma gauche, la longue façade de la préfecture semblait se projeter au loin, à l’opposé de la ville, vers les confins d’une vallée que j’imaginais sans peine.

Alors que j’allais me lever, une vieille femme vint s’asseoir sans bruit à côté de moi. Pour être honnête, je ne l’avais pas vue s’installer tant j’étais pris par cette quiétude réconfortante et agréable. Sans échanger un mot, je perçus rapidement qu’elle communiait aussi avec l’harmonie indescriptible qui se dégageait du lieu.

Elle paraissait apaisée, quasiment soulagée de balayer le paysage de son regard clair sans y chercher d’autre implication que celle du voyageur qui laisse la comédie du monde défiler devant ses yeux. Je me trompais. Ce qui pour moi n’était qu’une halte agréable était pour elle, en quelque sorte, une ultime révérence, un dernier tour de piste. Elle retira lentement de longs gants de cuir comme on n’en voit plus de nos jours, les lissa avec méthode puis les posa délicatement sur le banc, entre elle et moi.

Nous restâmes silencieux plusieurs minutes. J’allais me résoudre à me lever et à partir pour échapper à cette situation inconfortable quand elle tourna son visage vers moi et m’adressa la parole.

« Ne trouvez-vous pas, jeune homme, qu’il nous arrive parfois de nous sentir seul au monde ? Mais vous n’êtes peut-être pas d’ici ?…

– Non, effectivement, je ne suis que de passage à Chaumont…

– On est tous de passage... Il n’y a guère que les arbres qui s’enracinent, et encore… »

Un merle se posa juste à mes pieds.

« C’est une très belle ville, reprit-elle, et peut-être plus que vous ne pourriez le penser.

– Vous la connaissez bien ?

– J’ai bien connu la ville où j’ai vécu… Mais elle n’est plus ici, sans être ailleurs pour autant. Les années ont fait leur œuvre. Elles ont élagué sans pitié les êtres et les souvenirs à la hache, avec toute la violence qu’elles peuvent mettre à peaufiner l’œuvre du temps qui passe. La ville d’aujourd’hui ressemble certes à celle où je suis née, où j’ai travaillé, aimé, souffert aussi, mais elle en est également devenue fort différente. Elle a perdu ce qui faisait battre son cœur à l’époque, ce qui poussait les gens à se lever, à travailler, à progresser, à espérer aussi… C’est le monde actuel qui veut cela, je le sais. À l’époque, nous vivions certainement moins bien qu’aujourd’hui mais nous étions à l’abri de la perte de nos certitudes. Le « silence effrayant des espaces infinis », cet effroi moderne, n’est plus très loin... N’écoutez pas, jeune homme, les lamentations d’une vieille femme. Vous aussi, vous verrez, vous vieillirez un jour et vous ressentirez toutes ces choses mieux que je ne saurais les décrire. C’est du moins tout le mal que je vous souhaite. Je n’éprouve cependant aucun regret, il ne faut jamais rien regretter… C’est ma mère qui me le disait souvent. Et je sais aujourd’hui qu’elle avait raison, profondément raison. J’ai connu une ville, vous en voyez une autre, c’est la vie… »

Je ne savais pas quoi lui répondre ou lui objecter, non par respect pour son âge mais plus prosaïquement par manque de repartie. Ce monologue me gênait un peu. D’un autre côté, je n’osais l’interrompre, alors… Cette femme assise sur un banc municipal, repeint chaque printemps par des employés en recherche d’activité, me faisait penser à une reine en exil sur ses propres terres, au seuil du départ, du grand départ. Une reine qui regarderait avec une bienveillance apaisée ce qui fut son royaume un jour, une année, une vie...

Désignant la paire de gants de son regard, elle reprit la parole après quelques secondes d’un silence que seuls les merles n’hésitaient pas à rompre joyeusement.

« Vous avez là, sous vos yeux, les ultimes vestiges de cette époque !

– Des gants ? répondis-je, surpris.

– Oui, des gants. Mais pas n’importe quels gants : ceux-ci sont les lointaines reliques d’un sang artistique et industriel qui a fait vivre cette ville et tous ses environs durant de longues années. Avez-vous eu l’occasion de marcher un peu dans Chaumont ?

– Oui, un peu. En tout cas, j’en ai vu apparemment le principal : j’ai jeté un œil aux remparts et à la tour Machin chose – j’ai oublié son nom –, j’ai arpenté les vieilles rues du centre-ville avec leurs maisons basses pourvues d’escaliers à vis comme on n’en voit plus nulle part, et je me suis enfin recueilli à l’ombre rafraîchissante de la basilique Saint-Jean après avoir gravi l’essoufflante rue Monseigneur-Desprez, celle-là, je ne suis pas près de l’oublier !

– Le principal, le principal… Vous vous trompez mon ami, lourdement, mais c’est normal car vous êtes bien jeune... Comme je vous le disais précédemment, la ville dont je parle n’est plus ; et celle que vous voyez là a changé d’âme… »

Après quelques secondes, elle reprit.

« Puis-je vous donner un conseil ? Si vous en avez le temps, faites un petit détour du côté de l’avenue des États-Unis, là-bas, de l’autre côté du square, juste après la place Aristide-Briand. Vous y apercevrez, entre des murs qui ne tarderont pas à s’effondrer ou à s’effacer derrière les herbes folles, le frêle vestige de ce qui fut le fleuron de toute une époque, d’un monde irrémédiablement recouvert de la poussière des ans. Il n’y a pourtant pas si longtemps quand on y pense...

– Et quel est ce vestige ?

_ Une cheminée !

– Une cheminée ?…

– Oui, une cheminée d’usine. Et pas n’importe laquelle : la cheminée de la Fabrique !

– Une fabrique de quoi ?

– Non jeune homme, pas une fabrique mais LA Fabrique. Nuance… La grande, l’inoubliable Fabrique de gants ! Que tout le monde a oublié d’ailleurs… La ganterie de Chaumont ! Mon Dieu, quand j’y pense… »

Une larme se mit à couler lentement sur les doux reliefs de sa peau ridée. Silencieuse, elle pensait avec émotion à cette haute cheminée désormais solitaire, abandonnée, oubliée et fragile. Un peu comme elle...

Elle savait que ces vieilles briques lui survivraient encore, mais pour combien de temps ?

« La Fabrique, c’était il y a si longtemps… »

Elle se mit alors à parler, parler, parler… Curieux par nature, je me suis laissé glisser sans résistance dans son récit, oubliant peu à peu mes contraintes et mon emploi du temps.

« C’était il y a si longtemps… »

 

[A suivre…]

 

 

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