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Les livres de Jérôme Thirolle
11 février 2014

Chapitre 1 Cour des Trois Rois

 

 

 

Chaumontvuegénérale PhotoJT

Chapitre 1

 

Cour des Trois Rois

 

 

 

Chaumont, avril 1910

 

AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE, la vie n’était pas aussi dure qu’on se plaira à le dire plus tard. C’était comme ça et pas autrement. Et personne ou presque n’y trouvait à redire...

 

* * *

 

Le cœur de Chaumont n’était ni à la mairie ni à la préfecture. Il se situait  à la ganterie. À la Fabrique, comme on disait à l’époque. La Fabrique : il n’était alors point besoin de préciser davantage, tout le monde comprenait.

 

* * *

 

Une longue plainte sonore déchira soudain l’air matinal. D’aussi loin que l’on se souvienne, ce cri métallique rythmait l’existence de tout le quartier depuis des lustres et, pour dire la vérité, d’une grande partie de la ville. La sirène de la Fabrique venait de retentir. Mêmes les hérons que l’on pouvait croiser à l’aube le long des chemins de halage du Val des Choux n’y prêtaient plus guère attention.

 

L’appel était puissant et clair, il s’introduisait partout dans les demeures et dans les têtes, forçant les portes et les volets, renversant les états d’âme ou les craintes, délivrant sans ambiguïté un message aussi simple que brutal : il est l’heure ! L’heure de venir accomplir votre labeur quotidien dans les entrailles fumantes de la Fabrique...

 

Après l’agitation indescriptible qui avait animée les Vieilles Cours[i] au lever du soleil, le retentissement de la sirène annonçait aussi le retour à un calme relatif et modestement industrieux pour celles et ceux qui n’allaient pas besogner là-bas. Élise n’allait pas toujours à l’école car elle devait aider sa mère pendant que son père tentait, sans beaucoup d’efforts, de gagner leur pain. Lui aussi avait été employé à la ganterie mais des histoires compliquées l’en avaient chassé, du moins à ce qu’elle avait pu comprendre du haut de ses treize ans. Depuis, il travaillait de temps en temps, jamais très longtemps au même endroit, changeant souvent et se plaignant toujours de l’acharnement du sort contre lui. Il ne trouvait fort heureusement, mais hélas pour les siens, qu’un imparfait réconfort dans les bouteilles de vin de La Comète[ii].

 

Nul ne peut plus se faire aujourd’hui une idée de ce qu’étaient ces quartiers dits populaires. D’aucuns auraient pu n’y voir qu’un enchevêtrement inextricablement dense et insalubre alors que la réalité était tout autre.

 

 « Pour rien au monde je n’aurais quitté ce royaume de solidarité et d’entraide où nous avons passé peut-être les meilleures années de nos vies », reconnaîtra plus tard Élise. Des centaines de personnes s’entassaient là, sans confort, au cœur d’un fatras d’escaliers, d’étages, de tourelles plus ou moins branlantes et d’appartements tous plus petits les uns que les autres.

 

« Nous étions pauvres mais nous n’étions pas malheureux », répétait-elle souvent.

 

Les Fauconnier occupaient un logement modeste au 15 de la Cour des Trois Rois : une grande pièce à vivre où, le soir venu, dormaient Élise, Eugénie, Émile et Lucien, les enfants, ainsi qu’une pièce contiguë plus petite qui servait de chambre aux parents, Jean Fauconnier et Valentine, sa femme.

 

Émile et Lucien, les deux garçons de la famille, ne se ressemblaient pas. Lucien, quatorze ans, qui n’était plus un enfant mais pas encore un homme, adoptait souvent en toute occasion un comportement protecteur à l’égard de sa mère et de ses deux sœurs. Il faut dire que Jean Fauconnier ne faisait pas grand-chose pour les siens : alternant régulièrement crises de larmes, mutisme persistant ou violences langagières, il avait fini par se faire détester de tous sans parvenir à se faire aimer de personne. S’il avait eu un chien, il aurait passé son temps à lui donner des coups de pied… Émile, quant à lui, était un jeune garçon de onze ans un peu particulier : ne parlant jamais, il passait des journées entières replié sur lui-même, prostré dans un coin de la pièce, juste en dessous d’une vieille image jaunie de la Vierge accrochée au mur et sur laquelle, à intervalles réguliers, il dirigeait son regard comme pour s’assurer qu’elle était toujours là...

 

Élise ne comprenait pas la nature de l’infirmité qui faisait de son frère un être un peu à part mais elle l’en aimait encore davantage. Parfois, après de longues minutes de patience, elle parvenait l’espace de quelques secondes à accrocher son beau regard clair. Comme surprise d’une telle intimité soudain dérangeante, la petite tête blonde plongeait bien vite ses yeux dans une autre direction, laissant en quelque sorte la tempête passer, espérant secrètement peut-être que cette sœur si prévenante déciderait de passer son chemin…

 

Eugénie prêtait un peu moins d’attention à ce frère si singulier mais vouait à sa sœur de deux ans son aînée une admiration sans borne. Frisée comme un mouton, le visage mutin et les yeux pétillant de malice, elle avait toujours à la bouche des reparties si surprenantes de la part d’une fille de son âge que tous autour d’elle en riaient de bon cœur.

 

Débordante d’amour et de dévouement maternel, Valentine Fauconnier régnait au centre de cette famille. Couseuse à domicile pour le compte de la Fabrique, elle gagnait à peine de quoi faire vivre les siens tout en s’occupant pourtant de chacun d’eux autant qu’elle le pouvait. Et tous lui en savaient gré, même Émile. Seul son mari continuait régulièrement à l’accabler de reproches en tout genre. Le plus surprenant est qu’elle ne parvenait pas à en vouloir à cet homme qu’elle avait épousé bien des années plus tôt alors qu’elle était enceinte de Lucien. Elle avait dix-sept ans. Lucien avait vu le jour en 1895 avant un autre enfant mort-né début 1896 puis un autre encore en décembre 1896 qui devait décéder le soir du 1er janvier de l’année suivante. Élise était née en 1898, puis Émile en 1899 et enfin Eugénie en 1900. L’enfant du siècle en quelque sorte. Jean, comme on peut le voir, et malgré le peu d’amour qu’il portait à son épouse, ne lui laissait cependant que peu de répit entre chaque naissance. Une mauvaise infection vint mettre un terme, heureusement si l’on peut dire, à ce cycle de grossesses ininterrompues qui finissaient par épuiser Valentine.

 

 Se penchant par la fenêtre, Lucien s’écria : « Le voilà !... » Au même instant, on entendit très distinctement un homme lâcher au dehors des syllabes puissantes et claires : « L’urine, l’urine ! ». Il s’agissait du petit père Tripeton qui arpentait tous les matins depuis plus de cinquante ans les rues et les ruelles du quartier pour récupérer auprès des foyers consentants leur obole d’urine de la veille. On l’entendait arriver de loin tant les roues usées de sa carriole surmontée d’un vaste tonneau grinçaient et craquaient dans les premières moiteurs fauves de l’aube. Il faut dire que les pavés inégaux de la chaussée n’arrangeaient rien.

 

Élise dévala les escaliers avec adresse et rapidité, comme à l’accoutumée, sans renverser une seule goutte de sa précieuse livraison.

 

« Bonjour père Tripeton ! Comment allez-vous aujourd’hui ?

 

– Comme ça peut, mon petit. Alors, la nuit a été bonne ?

 

– Oui, regardez vous-même, le pot de chambre est à moitié rempli! »

 

S’appuyant sur une pile de vieux rondins couverts de mousse, le vieux la regarda d’un air amusé.

 

« Toi, au moins, tu t’laisses pas abattre ! »

 

D’autres personnes arrivaient déjà pour se débarrasser à leur tour de leur récolte matinale.

 

Le père Tripeton était seul désormais à œuvrer dans le quartier depuis que le ramasseur de crottes de chien était mort l’année dernière. Celui-ci n’avait pas son pareil pour collecter de son pic une déjection assez solide pour supporter l’opération ou pour récolter de sa petite canne à bout plat celles dont la consistance ne permettait pas ce genre de récupération. Le « Mousquetaire », on l’appelait, sans que personne ne sache vraiment pourquoi.

 

Ces deux sires, maîtres de l’aube, étaient employés, ou du moins travaillaient pour la ganterie. Personne aux Vieilles Cours n’aurait pu expliquer avec précision à quoi servaient ces ramassages de l’aurore mais tout le monde y trouvait son compte car le quartier était plus propre et, de cette façon, chacun se débarrassait sans effort de l’incommodant contenu des vases de nuit. Leur pittoresque vendange du matin alimentait en fait de vastes barriques dans la grande cour de la Fabrique. Ces confits, si surprenants de nos jours, avaient conservé longtemps leur utilité, du moins tant que de modernes produits artificiels ou chimiques n’étaient pas venus les reléguer au rang de reliques d’un passé définitivement révolu.

 

L’urine, après avoir été conservée plusieurs jours dans de larges cuves à ciel ouvert, pouvait, dès qu’elle dégageait une forte odeur d’ammoniaque, être répandue sur les peaux « blanches » qui étaient conservées dans le grand bâtiment central. Cette étonnante opération de mordançage facilitait en réalité la fixation ultérieure des teintures.

 

De leur côté, les crottes de chien – auxquelles venaient s’ajouter dans la mesure du possible des fientes d’oiseau, également riches en azote – constituaient de précieux confits qui contribuaient pleinement à faire passer la peau à l’état de cuir. L’azote ainsi combiné à l’hydrogène produisait de l’ammoniaque qui non seulement permettait d’éliminer la chaux utilisée en mégisserie mais aussi et surtout assouplissait le cuir, le rendant propre à toute utilisation en ganterie.

 

Pour le moment, Élise ignorait totalement ces techniques surprenantes. Elle ne pouvait pas savoir qu’elle connaîtrait plus tard toutes les subtilités alchimiques obscures liées à l’élaboration de ces paires de gants élégantes et raffinées qui feraient sa renommée comme celle de sa ville...

 

« Il n’y a pas de matières ? interrogea le père Tripeton comme il le faisait chaque jour.

 

– Non, rien que de l’urine !

 

– Parfait mon petit », reprit-il, en versant le contenu du pot de chambre un peu ébréché dans son tonneau.

 

 Le vieil homme resta encore un bon quart d’heure, le temps de recevoir de chaque ménage sa contribution, avant de reprendre le chemin de la Fabrique entre le clapotis de son chargement et les craquements de sa charrette.

 

Alors qu’il s’éloignait, Élise remonta les marches de l’escalier trois par trois et retrouva les siens avec la faim au ventre. Valentine avait disposé sur la table des bols de café au lait chaud bien fumants. Elle avait pris l’habitude de préparer dès l’aube une pleine bouilloire de ce café mélangé à de la chicorée où elle versait le lait. Une fois que Lucien, Eugénie et Élise étaient assis, elle saupoudrait avec parcimonie un peu de sucre dans les bols. Les enfants découpaient ensuite des morceaux de pain qu’ils plongeaient dans les récipients avant de les manger à la cuillère. Il s’agissait en quelque sorte d’un rituel familial auquel ils étaient très attachés, conscients de la chance qu’ils avaient de partager ensemble le premier repas de la journée, ce qui n’était pas le cas de toutes les familles dans le quartier. Émile prenait son petit déjeuner plus tard, un peu en cachette. Jean Fauconnier, lui, restait souvent allongé sur son lit sans bouger ni dire un mot. Il pouvait demeurer ainsi, les yeux grands ouverts, à penser et à repenser à mille tracasseries sans intérêt qui, peu à peu, tournaient à l’obsession dans son esprit fragile jusqu’à ce qu’il prenne la décision de se lever. Une fois debout, il ouvrait la fenêtre de la petite lucarne de la chambre pour cracher, jetait son tricot de peau sur les barres métalliques du lit, lâchait ensuite un bâillement digne d’un hippopotame peu civilisé puis tirait d’un coup sec le rideau qui séparait la chambre du reste du logement, seul gage d’intimité dans cet appartement exigu. Il fallait alors lui laisser la place à table, séance tenante. Il s’asseyait lourdement, marmonnait un « Mon café au lait, vite ! » puis dévorait tout le pain qui restait sans se préoccuper le moins du monde de ceux qui n’avaient pas encore mangé, son épouse en particulier.

 

Certains dimanches, quand Jean s’absentait dans la matinée pour se rendre à la messe (il n’aurait manqué l’office pour rien au monde en raison du qu’en-dira-t-on mais il y allait toujours seul), Valentine achetait en cachette au laitier ambulant une bouteille de bon lait frais puis passait rue de Brottes chez le boucher afin d’agrémenter le déjeuner de sa marmaille reconnaissante de quelques tranches de pâté de foie. La vie était belle...

 

 


 

[i] Ancien quartier de Chaumont disparu de nos jours.

[ii] Cave coopérative créée en 1893 par des ouvriers de la ganterie.

[A suivre…]

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