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Les livres de Jérôme Thirolle
15 février 2014

Chapitre 2 Auguste Fontaine

 

Auguste Fontaine PhotoJT

 

Chapitre 2

Auguste Fontaine

 

C’ÉTAIT UN JOUR COMME UN AUTRE. Le soleil avait peiné à traverser la couche de nuages mais il régnait désormais sans partage sur la ville et ses environs.

Ce matin-là, Élise était allée chercher deux pains de quatre livres chez le boulanger, rue de Buxereuilles. L’artisan était aimable et chaleureux. Connaissant les difficultés financières de la famille Fauconnier, il avait accepté de bonne grâce que Valentine ne règle sa note qu’une fois par semaine. Bien que les deux pains soient assez lourds, Élise avait sa propre technique pour ne pas se fatiguer : elle passait chacun de ses bras dans les deux couronnes encore chaude et les transportait de la sorte, ce qui ne manquait pas d’amuser les habitués qui la voyaient déambuler ainsi. Il faut reconnaître aussi qu’elle ne perdait pas au change : en chemin, elle grignotait fréquemment le par-dessus, c’est-à-dire les morceaux de croûte qui dépassaient, et il arrivait parfois que le boulanger lui donne un croissant de la veille. Que demander de plus ?...

Élise était connue dans le quartier non seulement pour sa gentillesse mais aussi pour une joie de vivre que rien ne venait jamais altérer. La raison en était simple : elle n’aspirait à rien d’autre que de demeurer heureuse parmi les siens. En toute simplicité… Un vrai bonheur d’enfant. Elle ne se gargarisait pas de rêves improbables ou de chimères incertaines : espérer l’impossible n’est que le réconfort des faibles, et elle le savait. Elle prenait donc les choses comme elles étaient, les événements comme ils se présentaient. La vie comme elle vient…

Aux yeux de tous ceux qui la connaissaient et de ceux qui la croisaient par hasard, l’évidence ne pouvait soutenir la contradiction ni même être entachée du doute : cette fillette de treize ans incarnait à la fois la beauté et la bonté. Naturellement, sans effort ni artifice. Elle attirait souvent, bien malgré elle, le regard et l’attention des autres. Un peu comme certaines femmes qui laissent toujours dans leur sillage un silence imprégné de stupeur et de contemplation…

En résumé, une jeune fille sans histoire à qui l’on ne connaissait aucun caprice. Mais pourvue cependant d’un magnétisme indéniable.

Le destin ne pouvait donc pas lui rester éternellement indifférent…

* * *

Avec quelques minutes de retard, les vénérables cloches de la basilique Saint-Jean sonnèrent dix heures. Campé sur un buggy phaéton[i] flambant neuf, Auguste Fontaine se hâtait vers son bureau de la Fabrique.

 « Allez, hue ma belle, ne nous mettons pas en retard », dit-il d’une voix calme et assurée.

Responsable des ventes depuis de nombreuses années, il était un proche collaborateur du directeur, Jules Trefandhéry. Il était entré très jeune à la Fabrique par l’entremise de son oncle qui s’occupait des arrivages de cuirs de Chalvraines via la gare de Saint-Blin, à l’apogée du Second Empire. Auguste avait gravi un à un les échelons internes de la ganterie jusqu’à devenir le seul et unique responsable des ventes. Il ne s’occupait pas de l’achat des peaux, activité essentielle s’il en était, mais de l’écoulement de la production. Grâce à sa grande conscience professionnelle et à sa force de persuasion, il avait su convaincre le directeur d’investir beaucoup d’argent dans un réseau désormais solidement établi de revendeurs, aussi bien en France, notamment auprès des grands magasins parisiens, qu’à l’étranger au travers de plusieurs succursales. De brillants succès avaient rapidement consacré les efforts de cet homme au demeurant très simple et très discret. Rien ne semblait en fait devoir perturber son existence confortable et routinière.

Par habitude plus que par intérêt, il empruntait toujours le même trajet pour se rendre à son bureau : rue Bouchardon, rue Dutailly, rue de Buxereuilles puis avenue Carnot, ruelle de l’Arquebuse et enfin rue du Fort-Lambert. Son cheval connaissait l’itinéraire par cœur.

* * *

Élise n’avait pas son pareil pour filer d’un endroit à un autre. À peine avait-elle dévalé l’escalier du 15 de la Cour des Trois Rois qu’elle disparaissait on ne sait comment dans le dédale des ruelles des Vieilles Cours pour atteindre en un rien de temps la Cour du Billard puis la rue des Juifs. De là, elle se glissait de couloir en arrière-cour jusqu’à la rue de Buxereuilles, sa destination.

Alors qu’elle était sur le point d’arriver chez le boulanger, son attention fut attirée par des cris et par une agitation inhabituelle.

Une bande de garnements venait de s’engouffrer bruyamment dans la rue Saint-Louis. Intriguée, Élise les suivit.

« Je te parie un caramel que je lui vise la tête !

– Dix sous que tu ne lui écorches même pas les oreilles...

– Tenu », reprit le premier...

Comprenant alors ce qui se passait, Élise se précipita folle de rage sur les trois garçons qui s’apprêtaient à lancer des cailloux sur un pauvre chaton apeuré, réfugié au pied de l’escalier d’une des maisons.

« Vous êtes fous !... Laissez-le tranquille ! Lâches ! Poltrons ! Mécréants ! Hérissons des villes !… » hurla-t-elle en battant des bras en tous sens.

Surpris par tant d’exaltation, les trois vauriens ne demandèrent pas leur reste et prirent leurs jambes à leur cou.

Profitant de cette intrusion inattendue, le chaton décampa et disparut à l’angle des rues Saint-Louis et Bouchardon. Élise s’élança à sa poursuite pour s’assurer qu’il n’avait pas été blessé dans cette regrettable mésaventure. Comment pouvait-on s’en prendre ainsi à un pauvre animal sans défense ? Elle ne trouvait aucune réponse dans son cœur à cette question.

Traversant soudainement la chaussée à la poursuite du félin, sans véritablement prêter attention aux rares véhicules qui s’y trouvaient, elle fut heurtée par un buggy phaéton qui se dirigeait vers la rue Dutailly...

Auguste Fontaine stoppa aussitôt son cheval et sauta à terre.

« Mon Dieu, ne vous ai-je point tuée ma pauvre enfant ? » s’écria-t-il en se penchant sur Élise qui gisait à demi inconsciente sur les pavés.

En ouvrant les yeux, Élise distingua les contours d’un visage qu’elle ne connaissait pas. Penché sur elle, un homme affable et élégant lui parlait. Elle fut immédiatement frappée par la douceur de sa voix et par la grande paix intérieure qui animait ses traits, bien qu’une inquiétude légitime puisse s’y lire à ce moment précis.

Incliné sur le petit corps inanimé, Auguste Fontaine fut aussitôt ébloui par la grande beauté de la jeune fille. Il en resta aussi stupéfait que s’il eût croisé dans une ruelle une fée aux ailes scintillantes, probabilité invraisemblable et inespérée… Élise le regardait sans comprendre. Il remarqua très vite que ses yeux n’étaient ni bleus, ni verts, ni marron… Ils étaient d’une couleur presque indéfinissable, tantôt lumineuse, tantôt assombrie. Douce comme de l’ambre, onctueuse comme du miel et chatoyante comme de l’or qui resplendirait en plein soleil.

« Parlez-moi, mon enfant, dites-moi quelque chose… »

Elle se contenta de lui sourire.

* * *

Élise reprit rapidement ses esprits, se releva et ôta du revers de la main la poussière qui s’était déposée sur sa robe.

« Je vous demande pardon, Monsieur, j’ai provoqué par mon inattention cet accident que je regrette, soyez-en certain.

– Mais c’est moi qui suis seul responsable de cette tragédie, mon enfant. J’aurais dû rester maître de mon attelage. Voulez-vous que je vous conduise à l’hôpital ? Vous devez souffrir terriblement ?

– Oh non, Monsieur, pas à l’hôpital : on y entre mais on n’en sort jamais vivant... »

Auguste Fontaine ne put s’empêcher de réprimer un sourire. Ils se regardèrent encore quelques instants en silence, les yeux dans les yeux, avant qu’Auguste ne reprenne la parole :

– Je me présente, Mademoiselle, Auguste Fontaine, soixante et un ans, responsable des ventes à la Fabrique de gants de monsieur Trefandhéry...

– À la Fabrique ? interrompit-elle son interlocuteur avec de l’admiration et de la joie dans la voix.

– Oui, mon petit.

– Ma mère y travaille également, mais elle reste chez nous.

– Couturière à domicile, je suppose... Et quel est votre nom ? »

Je m’appelle Élise, Élise Fauconnier, et ma Maman s’appelle Valentine.

« Je tâcherai de m’en souvenir mais revenons à vous, chère enfant, êtes-vous certaine de ne souffrir nullement du choc ?

– Certaine, voyez comme je me porte bien... »

Élise retroussa sur ses genoux sa longue robe de tissu beige et entama en riant quelques pas de danse improvisés sur les pavés. Soucieux, Auguste la regardait avec amusement. Il était fasciné par la pureté évidente de sa jovialité si vite retrouvée et par sa spontanéité. Vive et enjouée, elle respirait le bonheur. Et quand son sourire soulignait par intermittence l’intensité malicieuse de son regard, il ne fallait pas être grand clerc pour lui prédire un avenir prometteur… Elle n’était pas particulièrement coquette, sa pauvreté évidente ne lui aurait pas permis de toute manière une telle fantaisie, mais sa grâce naturelle lui donnait un je-ne-sais-quoi de singulier qui n’avait pas échappé au vieil homme.

Elle était comme ces statues antiques que les paysans des îles grecques découvraient par hasard au milieu d’un champ aride et rocailleux : un miracle et une bénédiction ...

« Permettez-moi cependant de vous faire voir à un médecin de mes amis, le docteur Beauvallon, reprit-il, je n’en serai que plus rassuré ; ensuite, je vous raccompagnerai chez vous. »

Élise hésita un instant puis accepta la proposition par curiosité. Elle n’était jamais allée chez le médecin, ses parents n’en ayant pas les moyens. Elle s’imaginait un vieillard à la longue barbe blanche, héritier mystérieux d’un savoir ancestral, entouré de cornues et de bocaux étranges où macéraient d’obscures potions aux effets parfois incertains. Bien loin en tout cas des remèdes familiaux hérités de ses grands-parents... Quand l’un ou l’autre des enfants Fauconnier souffraient de la gorge en hiver, le père préparait dans une marmite une décoction de sucre et de radis noir qu’il fallait ensuite boire en sirop. Sans remettre en cause l’efficacité des apothicaires et autre Diafoirus de la Faculté, il fallait reconnaître que cette macération venait à bout de tous les maux de l’hiver. Parfois, quand quelqu’un se sentait fiévreux ou un peu faible, on lui préparait un bouillon de pissenlits à boire en tisane pour « purger le sang » comme on disait alors. Remèdes efficaces et peu chers. C’était une autre époque...

Auguste invita sa jeune compagne à s’asseoir dans sa voiture à cheval.

« Prenez ma main, chère enfant, et installez-vous sur la banquette. Prenez garde à ne pas frotter votre ravissante robe contre les essieux cintrés de la caisse, vous y déposeriez de vilaines taches de graisse... »

Élise sauta d’un bond dans le phaéton et s’installa avec agilité sur la banquette de drap vert et or. Elle avait l’impression de vivre un véritable conte de fées.

Ils se rendirent sur un boulevard où commençaient à s’élever en différents endroits de somptueuses demeures, signes ostentatoires de la richesse de leurs propriétaires. Auguste s’arrêta devant l’une d’elles et invita Élise à le suivre. Ils traversèrent une longue allée avant de gravir les quelques marches du perron d’une maison haute et blanche. À leur arrivée, un domestique vint leur ouvrir la porte et se retira en précisant qu’il allait les annoncer au Docteur. Il réapparut en haut des escaliers du hall et s’adressa à eux :

« Veuillez me suivre, Monsieur vous attend dans le petit salon. »

Quand ils pénétrèrent dans la pièce, Élise aperçut un homme d’une cinquantaine d’année, la barbe courte et brune, qui lisait un journal en fumant la pipe. Derrière lui, se tenait debout une femme de chambre qui était en train de se retirer, visiblement mécontente de cette intrusion imprévue.

– Sois le bienvenu dans cette demeure, Auguste... Oh, oh, mais qui m’amènes-tu donc de si bon matin ?

– Rodolphe, je te présente Élise, une jeune fille que j’ai renversée il y a peu et que j’aimerais que tu examines... »

Le médecin la dévisagea en professionnel avisé, puis se leva en reposant pipe et journal sur la table.

« Voyons, Mademoiselle, souffrez-vous de quelque endroit de votre corps ?

– Non, Monsieur, juste une petite douleur au bras

– Lequel ?

– Le gauche...

– Montrez-moi cela. Le Docteur saisit délicatement la main d’Élise puis remonta avec douceur le tissu de sa manche jusqu’au-dessus du coude. »

L’examen fut rapide.

« Rassurez-vous, tout va bien. Je vais tout de même vous mettre un bandage pour contenir la douleur. »

L’absence de remèdes à prendre soulagea Élise qui savait bien que ses parents n’auraient pas eu les moyens de les acheter. La bienveillante Sécurité sociale n’existait pas en ces temps-là, faut-il le rappeler...

Le chemin du retour fut convivial et chaleureux. Auguste et sa petite compagne continuèrent à faire connaissance dans la bonne humeur. Il se proposa même de la raccompagner jusqu’à son domicile pour rassurer lui-même ses parents. Il stationna précautionneusement son buggy phaéton à proximité des Vieilles Cours et suivit la jeune fille dans le dédale des ruelles qui les conduisaient à la Cour des Trois Rois.

En apercevant le bras bandé d’Élise, Valentine ne put retenir un cri.

« Oh, mon Dieu, que t’est-il arrivé ? Que s’est-il passé ? »

Alors qu’Auguste s’apprêtait à répondre à cette question angoissée, Jean Fauconnier apparut dans l’embrasure de la porte :

« Et le pain ? s’écria-t-il, contrarié... »

* * *

Lucien ne supporta pas la réaction de son père. Il se taisait depuis si longtemps que le sentiment de révolte l’emporta sur le respect filial qu’il aurait dû avoir mais qu’il avait légitimement perdu depuis belle lurette. La dispute fut brève et violente, moins tant en gestes qu’en paroles.

L’adolescent reprocha à son père son comportement, son égoïsme et son manque d’amour pour les siens. Comme d’habitude, Jean tenta de retourner la situation en sa faveur. Il ne régnait sur le foyer familial que par la menace et par la peur. Il s’en prit alors à Valentine qui ne savait pas élever correctement ses propres enfants, reprochant à cette « mauvaise mère » selon ses propres termes de les « dresser » contre lui en toute occasion. Au plus fort de la dispute, et pour la première fois, Lucien saisit son père par le revers de la veste, le fixa droit dans les yeux durant quelques secondes puis quitta l’appartement en claquant violemment la porte, sans dire un mot...

Valentine ne défendit pas son fils, craignant la réaction de son mari. L’emprise de cet homme sur elle était telle qu’elle avait abdiqué toute forme de résistance.

Mais, ce faisant, c’est la vie, sa propre vie, qu’elle abdiquait.

La peur entraîne la renonciation et la renonciation engendre la peur...

Élise et Eugénie n’assistèrent pas à la scène. À la demande de leur père, elles étaient reparties chercher du pain.

« Si tu m’aimais vraiment, tu n’aurais pas oublié le pain », dit-il à Élise en pleurant dès qu’Auguste Fontaine eut regagné l’escalier.

Au fond de lui, il savait qu’elle ne l’aimait pas, ou du moins qu’elle ne l’aimait plus, mais de cela il s’en moquait : seul comptait à ses yeux la satisfaction de son appétit matinal. Ce n’était tout de même pas à lui de se déplacer...

Émile resta prostré toute la matinée dans un coin de la pièce. Il n’eut ni le courage ni la force de tourner le regard vers la Vierge. Il restait assis sur le sol, les jambes bien calées contre son torse, et le menton enfoncé dans les genoux. Il tremblait... Ses mains couvraient ses oreilles : il ne voulait rien entendre, non, plus rien entendre de tout cela. Il voulait qu’on l’oublie, maintenant et pour toujours. Sans le savoir, il y était presque parvenu : personne en effet ne faisait déjà plus attention à lui... 

[A suivre…]

 


[i] Voiture haute à quatre roues, légère et découverte, tirée par un cheval.

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