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Les livres de Jérôme Thirolle
21 février 2014

Chapitre 3 Un ange gardien

 

Heure PhotoJT

Chapitre 3

Un ange gardien

 

DEUX SEMAINES PLUS TARD, le jour de son anniversaire, Élise entendit frapper à la porte. Curieuse, elle s’empressa d’aller ouvrir et se trouva nez à nez avec un coursier qui lui présenta un pli cacheté :

« Pour mademoiselle Élise Fauconnier !

– C’est moi », répondit-elle avec surprise.

Le coursier tendit à tout hasard la main dans l’espoir peu vraisemblable de recevoir quelques sous de pourboire. La pauvreté du lieu et des familles qui y résidaient l’incitait à penser qu’il ne glanerait pas grand-chose mais il avait appris d’expérience que plus les gens sont riches, moins ils sont généreux. Alors, à l’inverse... Élise ne connaissait pas cette pratique et se contenta de lui serrer la main en souriant. Il prit congé rapidement.

À peine fut-il parti qu’on frappa de nouveau à la porte.

« J’avais oublié de vous donner ça », dit le coursier à Élise en maugréant. Il lui remit alors un magnifique bouquet d’iris et de myosotis.

Étonnée, elle décacheta le pli et lut à haute voix la carte où, à côté d’une superbe phototypie colorée au pochoir, quelques lignes étaient écrites à l’encre violette : J’espère que vous vous portez bien et vous m’aurez pardonné pour le regrettable incident de l’autre jour. Auguste Fontaine.

 Elle retourna longuement le carton entre ses doigts, admirant les entrelacs de volubilis, chardons, clématites et autres libellules parmi de somptueuses lignes fouettées qui marquaient de leur sceau les armes de la fabrique de gants de Chaumont au nom d’Auguste Fontaine, Responsable des ventes nationales et internationales.

Au même instant, la voix de son père retentit.

« C’est quoi cette comédie ! »

Avant qu’Élise eût pu répondre, il lui arracha des mains le bouquet, saisit le pic à feu, souleva la plaque de fonte de la cuisinière et y plongea rageusement les fleurs. Une fumée odorante mais épaisse envahit soudain la pièce.

« Regarde ce que tu me fais faire ! Ne t’avise jamais plus d’adresser la parole à ce vieux barbon ! Espèce de traînée, à ton âge...

– Mais Papa...

– Tais-toi ! Elle est bien comme sa mère ! s’écria-t-il. Toutes les mêmes...

– Les fleurs…, balbutia Élise, le jour de mon anniversaire...

– Hein, anniversaire ? En plus ! Manquait plus qu’ça ! Et comment il le savait ? Regarde-moi quand j’te parle ! Combien d’fois qu’tu l’as-tu revu ?

– Mais je ne l’ai pas revu, Papa, soupira-t-elle en sanglotant... Il s’inquiète, c’est tout...

– S’inquiète de quoi ? De toi ? Elle est bien bonne celle-là. Tu rêves ma pauvre, et je pourrais t’en raconter... »

Élise se laissa tomber dans un coin, juste à côté de l’armoire, et se mit à pleurer.

En voyant les larmes de sa sœur aînée, Eugénie vint se blottir contre elle, sans dire un mot, juste pour lui montrer à sa façon combien elle l’aimait et combien elle partageait sa détresse innocente.

« Tu t’y mets aussi ? vociféra le père. Ça pue ici, moi j’vais faire un tour ! »

Les deux filles n’étaient pas dupes. Elles savaient qu’il allait écumer les cafés qui ne lui refusaient pas encore leur accès. À condition qu’il en trouve bien sûr...

Émile, lui aussi, restait silencieux comme à l’accoutumée. Mais contrairement aux autres jours, son silence commençait à devenir plus expressif que des paroles. Il regardait fixement son père, sans ciller...

« Oh toi, cesse de m’regarder comme ça ! Gard'tes yeux d’animal en train d'mourir pour les gueuses de c'te masure ! »

Il ne bougea pas et ne détourna pas non plus le regard. Jean Fauconnier le fixa un instant puis sortit en claquant la porte, proférant on ne sait quel juron de son invention...

* * *

Élise pleura longtemps puis décida de ne plus y penser. Sa nature optimiste et l’habitude l’y invitaient. Quelques jours plus tard, Lucien fut averti qu’il venait d’être embauché à la Fabrique. Il n’en revenait pas...

Élise se contenta de sourire en apprenant la bonne nouvelle. Elle était convaincue qu’Auguste Fontaine y était pour quelque chose. L’embauche de Lucien signifiait qu’un salaire supplémentaire, si modeste soit-il, viendrait désormais améliorer le quotidien des Fauconnier.

Les deux sœurs n’étaient pas peu fières de ce frère qui ferait désormais partie de cette belle et grande ganterie. Elles l’imaginaient aux postes les plus variés, exerçant des responsabilités plus folles les unes que les autres et mettaient un terme provisoire à leurs élucubrations dans un grand éclat de rire.

La veille du grand jour, la tension était perceptible au sein du foyer. Valentine éprouvait un petit pincement au cœur en songeant que son grand fils devenait un homme...

Jean, quant à lui, gardait le lit, comme d’habitude. Un bon moyen pour éviter toute discussion, maintenir la famille dans une angoisse permanente et larvée, et nimber son quotidien du halo de maladies imaginaires.

Quand Lucien entendit la sirène retentir la veille au soir de son embauche, il sut que la prochaine serait pour lui. Dès le lendemain à l’aube, quand elle retentirait de nouveau, il serait enfin happé lui aussi par le flot et, à son tour, serait englouti par le puissant Moloch, le mystérieux Minotaure qui se repaissait de toute la jeunesse d’un peuple et qui étalait orgueilleusement sa puissance entre l’avenue du Fort-Lambert et l’avenue Carnot. La joie de pouvoir aller travailler. Un plaisir parfois, une fierté souvent. Un honneur de jadis...

* * *

Le grand jour était arrivé. Quand la sirène déchira les brumes matinales, Lucien était déjà dehors depuis au moins une heure.

Pour rien au monde il n’aurait manqué ce rendez-vous. Sa secrète espérance n’était pas de devenir riche – car qu’aurait-il eu de plus ? – mais de vieillir au sein de la Fabrique pour devenir un jour un modèle de technicité et d’habileté pour tous les jeunes qui, comme lui, passeraient pour la première fois les lourdes grilles de la ganterie. Il ne pouvait pas savoir que son vœu ne serait jamais exaucé...

Élise avait tenu à accompagner son frère. Il l’avait laissée faire mais, une fois parvenus à proximité de la sortie du square du Boulingrin, il se retourna vers elle :

« Bon, maintenant, tu me laisses !

– Oh ! non, pas maintenant...

– Allez, ouste !

– Moi aussi j’y travaillerai un jour, rétorqua Élise avec aplomb.

– Ne dis pas de bêtises, allez, file à la maison...

– Oh ! encore un peu s’il te plaît, lui dit-elle, presque suppliante.

– Jusqu’à la place Bel-Air, mais pas plus loin ! »

Ils se quittèrent devant le café à l’angle de la place et Lucien continua seul vers l’avenue Carnot. Seul n’était pas le terme approprié car la rue s’emplissait d’hommes et de femmes pressés qui se dirigeaient tous vers l’entrée de la ganterie.

Il longea le bâtiment où résidait le concierge puis s’arrêta quelques instants devant les portes ouvertes de la vaste grille solidement campée entre les murs qui la retenaient et orienta son regard intimidé vers la grande inscription en arc de cercle qui surmontait l’entrée : « Trefandhéry & Cie ». Les lettres noires, imposantes, se détachaient sans difficulté sur le fond clair de l’enseigne.

Il fut rapidement bousculé par une multitude d’individus sifflotant et bavardant ; la plupart à pied et quelques-uns à bicyclette, mais tous comme poussés vers leur lieu de travail par une main invisible. À peine avait-il passé la grille qu’il fut interpellé par un petit homme en blouse grise, béret vissé sur la tête, la base du nez perdue dans une épaisse moustache noire, presque aussi épaisse que les deux sourcils qui lui barraient le front et qui contribuaient à donner à son visage un air de Cerbère farouche :

« Et, toi ! Viens voir ici ! Que fais-tu là ? » Lucien s’approcha avec crainte de l’homme qui se tenait debout, les poings serrés sur les hanches, immobile devant le bâtiment à droite de l’entrée.

« Mes excuses, Monsieur, on m’a demandé de me présenter ce matin...

– Je vois, je vois... Que les choses soient claires, jeune homme, ici l’heure, c’est l’heure. Je n’accepte aucune excuse ni aucun retard. En cas de retard, c’est l’amende ! Ponctualité et exactitude ! Aucune entorse, aucun passe-droit ! C’est la philosophie de la maison. Rigueur, ponctualité, exactitude ! Répétez après moi !

– Rigueur, ponctualité, exactitude », répéta Lucien mécaniquement.

Le phrasé plut au concierge qui poursuivit :

– Bien, voilà un bon début. Chaque matin, à 7 h 45, j’actionne la sirène qui se trouve là-haut, sur la cheminée. Vous avez jusqu’à 8 heures pour vous présenter. Après, je ferme les grilles. Tout retard sera signalé au bureau de la comptabilité qui retiendra sur votre paie le montant de l’amende prévue. Autant dire que vous avez intérêt à être à l’heure ! Pour la suite, vous arrêtez à midi, si le travail est achevé bien sûr, vous reprenez à 13 h 30 maximum et à 17 heures, sirène et ouste, chez vous ! Et je surveille !... »

« Ne craignez rien, il est un peu difficile au premier abord mais il n’a jamais mordu personne ! s’exclama un jeune homme d’à peine vingt ans, chemise blanche à plastron dans un costume bleu nuit, et petite moustache en guidon de vélo.

– Monsieur Casimir..., répondit le concierge un peu gêné.

– Je me présente, Casimir Fontaine, ci-devant neveu d’Auguste Fontaine, représentant à l’international. Je suis chargé de vous accueillir ici, mon brave Lucien. Je vous présente notre cher Adolphe Orloge, ça ne s’invente pas, concierge de cet illustre établissement et garant de la morale horaire de tous nos ouvriers. Adolphe, je vous présente Lucien Fauconnier, une nouvelle recrue. Maintenant que les présentations sont faites, allons voir un peu ce qu’on attend de vous... Suivez-moi ! »

Lucien lui emboita le pas sans dire un mot, jetant des coups d’œil partout autour de lui, impressionné qu’il était par tous ces bâtiments qui s’étalaient au pied de la haute cheminée. Il aperçut en face de lui le père Tripeton qui disparaissait sous un porche avec sa carriole branlante. Il n’y avait pas de doute, il faisait bien partie de la Fabrique désormais.

* * *

« Que connaissez-vous de cette entreprise, mon ami ? dit le beau Casimir en se retournant vers Lucien.

– Pas grand-chose, Monsieur...

– Tu sais au moins qu’on y fait des gants ?

– Pour sûr, et les plus beaux qui soient !

– Tu en as déjà vus ?

– Oui, Monsieur, car ma mère est couseuse à domicile et on en voit passer beaucoup à la maison...

– Veux-tu que je te présente rapidement notre manufacture ? Allez, viens, suis-moi, reprit Casimir avant que le jeune homme ait eu le temps de répondre.

« Tu sais, Lucien, la grande particularité de notre usine, c’est de regrouper toutes les activités qui tournent autour de la fabrication des gants en un seul et même lieu : c’était l’idée géniale de Monsieur Trefandhéry. Pour le moment, tu vas travailler dans la mégisserie...

– La quoi ? murmura Lucien, interrogateur...

– La mégisserie : c’est là où nous préparons les peaux. De manière très simple, il faut que tu saches que la fabrication d’une paire de gants nécessite une multitude d’opérations variées et complexes. Et le résultat final ne dépendra que de la perfection technique avec laquelle chaque ouvrier aura accompli son ouvrage. C’est de cela qu’ils tirent tous leur fierté ! Et la fierté de l’ouvrier, c’est la fierté de la Fabrique !

Casimir laissa passer quelques secondes pour que son jeune interlocuteur puisse méditer cette phrase puis reprit ses explications.

– Aucune étape ne peut tolérer l’approximation ou le laisser-aller. Sinon, c’est toute la chaîne qui se rompt et le produit qui en sort est défectueux ! N’oublie jamais cela, Lucien.

« On distingue trois phases principales ici : la préparation des peaux brutes, c’est la mégisserie ; ensuite la teinturerie, qui donnera à la peau sa couleur future ou son état ; puis enfin la ganterie proprement dite avec toutes les opérations qui conduiront à façonner une paire de gants. Comme je te l’ai dit, le mieux pour toi c’est de commencer... par le commencement !

– À la mégisserie !... s’exclama Lucien avec enthousiasme. Casimir songea en son for intérieur qu’ils venaient de faire là une bonne recrue.

– Tout à fait ! Tu verras, les tâches là-bas sont variées ; le but étant de débarrasser les dépouilles qui nous arrivent des poils ou de la laine qui y demeurent attachés et de rendre ces peaux imputrescibles et utilisables en ganterie. Ce n’est qu’une fois les opérations de tannerie achevées que tu auras fait passer la peau de l’état de simple dépouille à celle de cuir véritable, parchemin sur lequel nos meilleurs artisans continueront à tracer la renommée de l’entreprise en lettres d’or... »

Lucien ne comprenait pas tout ce qu’il disait mais il prenait conscience peu à peu de ce qui l’attendait.

« Ne crois pas que les choses seront simples non plus ; ici le travail est souvent rude, parfois pénible et les conditions pas toujours accommodantes. » Le tableau était dressé et Lucien savait désormais à quoi s’en tenir.

Casimir lui présenta ensuite les principaux secteurs de la Fabrique tout en le guidant dans le dédale des cours et des bâtiments. Il lui fit admirer la haute cheminée qui crachait sa fumée sans relâche et lui fit visiter les ateliers qui jouxtaient la ruelle de l’Arquebuse avant de le confier aux bons soins du contremaître qui lui apprendrait son métier.

Le soir venu, Lucien rentra chez lui fourbu mais comblé. Il avait trouvé dans les tâches qu’il avait vues depuis ce matin la raison d’être de la dignité ouvrière qu’il respectait tant.

« J’en suis désormais », se dit-il avec fierté en poussant la porte.

Élise lui sauta aussitôt au cou et l’assaillit de questions. Il lui raconta son épuisante journée, sa rencontre avec le neveu d’Auguste Fontaine et l’accueil chaleureux des ouvriers de mégisserie avec qui il allait travailler à l’écharnage.

Quand il expliqua que sa tâche consisterait à enlever les restes de chair ou de graisse que les bouchers avaient laissés sur les dépouilles, sa mère et ses deux sœurs comprirent qu’il était devenu un homme...

Ce soir-là, il avala rapidement un bouillon de légumes et s’endormit d’un coup, sans prévenir.

Valentine le couvrit pour qu’il ne prenne pas froid et le regarda longuement, fière de ce garçon qu’elle n’avait pu vu grandir.

Jean Fauconnier rentra tard. Il n’avait pas voulu réintégrer le logis plus tôt pour ne pas voir l’attention de toute la famille retenue par ce fils qui revenait de la Fabrique. Après tout, quand il y travaillait, lui, personne ne lui posait de questions, personne ne s’intéressait à ce qu’il faisait. C’était toujours la même chose : il constatait qu’il était entouré d’égoïstes qui ne pensaient jamais à lui. Ah ! si sa mère était encore là... Une femme si bonne, si pieuse, qui l’écoutait, elle, et le comprenait. Tout le contraire de Valentine...

Il se coucha sans même un regard ou une parole pour sa femme qui l’avait attendu pour dîner.

« J’me couche, j’ai mal à l’estomac. Tu peux pas comprendre, ou plutôt tu veux pas comprendre, comme d’habitude... »

Valentine rangea dans le petit meuble grillagé le repas qu’elle avait préparé et le reste de pain dont elle s’était privée pour qu’il mange à sa faim.

Émile attendit quant à lui que la lampe soit éteinte pour fermer les yeux. Alors, seulement, il pleura...

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