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Les livres de Jérôme Thirolle
7 mars 2014

Chapitre 5 L'Archipel

 

lunaire PhotoJT

Chapitre 5

L’Archipel

 

ACCOUDÉS AU PARAPET de vieilles pierres blanchies par les vents, trois clochards regardaient sans dire un mot le soleil se coucher au-delà du vallon des tanneries, le long de la Suize. Tournant le dos à la tour Hautefeuille, dite tour du Donjon, et au palais de justice, leurs regards se perdaient dans les brumes de la fin du jour. De loin en loin, les rayons de l’astre couchant embrasaient de mille feux toutes les aspérités du paysage. Arbres, bosquets, haies, maisons, tout se parait d’une féerie rouge-orangé qui dévorait la palette des couleurs en un engloutissement lumineux. Ils se dressaient là, tous les trois, fiers comme peuvent l’être les hommes libres, admirant simplement cette ultime révérence diurne. Les mots, quels qu’ils soient, auraient été de trop dans une telle scène. La communion avec les éléments était parfaite et harmonieuse, tout à l’inverse des innombrables mesquineries petites bourgeoises qui gangrenaient sans espoir les séculaires murailles de l’ancien château.

Les trois clochards d’un côté, le donjon et ses dépendances de l’autre : deux mondes se faisaient face ; ou, plus exactement, se tournaient le dos.

« C’est beau..., murmura l’un d’eux.

– Tais-toi ! lui rétorqua l’Archipel. Un tel spectacle ne se contemple qu’en silence... » Au même moment, sous les lambris vernissés de la salle du conseil d’administration de la ganterie, Jules Trefandhéry avait réuni plusieurs de ses collaborateurs pour faire un point de situation sur le premier semestre de l’année 1910. D’un geste de la main, il donna la parole à monsieur Lecorium, responsable de la gestion des approvisionnements au sein de la Fabrique.

« Messieurs, comme vous le savez, les conditions climatiques que nous connaissons cette année sont particulièrement défavorables. Les niveaux des précipitations depuis janvier est supérieur d’environ 70 % au niveau moyen habituel que nous enregistrons dans la région. Cet excès hygrométrique imprévu a entraîné une recrudescence notoire des cas d’infestations parasitaires provoquées par les distomes. La multiplication des douves du foie a donc engendré des ravages tant chez les bovins que chez les ovins ou les caprins, notamment dans le Bassigny.

– Au fait, monsieur Lecorium, au fait ! s’exclama le directeur en l’interrompant. Quelles en sont les conséquences ?

– Elles sont de deux ordres, reprit l’homme, habitué qu’il était à voir chacune de ses interventions interrompues par l’un ou l’autre des membres du conseil. Tout d’abord, nos conditions d’approvisionnements en peaux sont rendues plus difficiles, du moins localement. Pour ce qui est plus particulièrement des peaux de chevreau, nos livraisons de Marseille et de Sète restent stables ; en revanche, celles du Nord ont baissé de 13 à 19 % selon les sites. Pour le Bassigny, on enregistre des diminutions de volumes qui peuvent atteindre les 60 % par endroits. Là, la situation est plus préoccupante.

– En résumé ? interrogea un petit homme chauve qui se tenait au bout de la table.

– En résumé, le nombre de peaux dont nous disposons est moindre et ces dernières sont plus chères. Sans compter que plus les approvisionnements sont lointains, plus ils sont coûteux !

– Vous disiez, reprit Jules Trefandhéry, que nos difficultés étaient de deux ordres. De quelle nature sont les secondes ?

– La distomatose touche de nombreux animaux, et cette infection parasitaire peut endommager sérieusement l’épiderme de la bête atteinte. Nos ouvriers en magasins doivent donc faire preuve d’une plus grande vigilance quand ils réceptionnent les peaux. Il nous a fallu affecter dès mars deux hommes supplémentaires au contrôle de la qualité des arrivages.

– Combien cela nous a-t-il coûté pour le moment ? demanda le directeur au comptable, qui semblait s’assoupir quelque peu dans les colonnes de chiffres manuscrites qui s’étalaient devant lui.

– C’est difficile à dire comme cela…

– Faites donc un effort dans ce cas...

– Je dirais au bas mot 1 200 francs-or », répondit le comptable.

Jules Trefandhéry resta songeur un instant. Tous les regards étaient tournés vers lui.

« C’est une somme, certes, dit-il en regardant ses interlocuteurs, mais la qualité de mes gants doit demeurer irréprochable. Je suis prêt à assurer personnellement le surcoût lié à cette maladie mais nous ne devons, pour le moment, répercuter ces difficultés ni sur le prix de vente de nos produits, ni sur leur qualité. Messieurs, je vous remercie... »

Il referma son dossier, se leva puis quitta la pièce.

 

* *

*

Dire qu’Élise n’était plus la même aurait été exagéré. Elle était toujours celle pour qui le contentement d’autrui avait davantage de valeur que son propre bonheur. Mais quelque chose en elle avait cependant changé. Même sa mère s’en était aperçue mais elle préférait ne pas y songer.

En l’espace de quelques secondes, le matin où elle avait attendu son frère devant la ganterie, Élise avait tout simplement quitté définitivement le monde de l’enfance...

En dehors de ce changement qu’elle ressentait désormais jusque dans les aspects les plus intimes de son corps, les semaines qui se suivaient lui paraissaient s’étirer excessivement en longueur et en langueur. Pour la première fois, elle prenait conscience du temps qui passait, lentement, inexorablement.

Simultanément, la situation financière de la famille se dégradait toujours un peu plus. Même irrégulières, les rentrées d’argent de Jean Fauconnier étaient toujours les bienvenues, du moins ce qu’il en restait après qu’il eut dilapidé de café en café cet argent si chèrement gagné au gré de son humeur.

Quand un soir il cria à la cantonade qu’il venait de se faire renvoyer des forges de Bologne, l’avenir familial s’assombrit davantage. Il n’était resté dans cette usine située à quelques kilomètres de Chaumont qu’une vingtaine de jours. Il avait été surpris par un contremaître en train de dormir dans un petit hangar isolé, en plein après-midi. La sanction avait été immédiate et il s’était retrouvé à la rue sans salaire, soupçonné en outre de chapardage au sein même de la cantine des ouvriers. La faute, une fois de plus, aux dreyfusards, à la République ou aux corporations syndicales : il ne savait plus quoi invoquer pour justifier le sort qui, selon lui, s’acharnait sur sa pauvre personne...

En rentrant juste avant le repas, Élise trouva sa mère en pleurs, assise à côté de la vieille cuisinière en fonte. « Qu’y a-t-il Maman, pourquoi pleures-tu ?

– Ma pauvre chérie, répondit Valentine en sanglotant, je suis une mauvaise mère...

– Pourquoi dis-tu cela ?

– Notre voisine m’a donné quelques oeufs pour que je puisse vous confectionner un gâteau...

– C’est pour cette raison que tu pleures ? Tu la connais la voisine, elle ne pensait pas à mal. Elle ne cherche pas à nous humilier tu sais, elle veut juste nous aider... Elle connaît nos difficultés, on entend tout entre les appartements ici, les cloisons sont si fines...

– Oh ! non, ce n’est pas pour cela que je n’ai pu retenir mes larmes...

– Pourquoi donc alors ? s’exclama Élise, rendue subitement soucieuse par tant de tristesse.

– Je n’ai plus rien à mettre dans la cuisinière pour alimenter le feu !

– C’est pour cela que tu pleures ? Laisse-moi faire, et dans une heure tout au plus tu pourras mettre à chauffer le gâteau ! »

Élise traversa aussitôt la ville en direction du quartier de la gare. Elle courut sans s’arrêter. Elle reprit son souffle en arrivant devant la palissade vétuste d’une petite scierie qui se trouvait là. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, et la voilà qui se faufile, tel un félin, entre les planches disjointes de l’enceinte à la recherche de déchets de bois. Elle poussa un petit cri de joie en apercevant un gros tas d’écorce à proximité d’une pile de tonneaux vermoulus. Il n’y avait personne aux alentours. Elle releva son tablier, en ramassa le plus possible, puis serra le paquet ainsi emballé contre son ventre et fila sans bruit, aussi discrètement qu’elle était arrivée. Elle reprit sa course effrénée vers son domicile, fière de rapporter de quoi alimenter le feu de la cuisinière et soulagée à l’idée que sa mère ne pleurerait plus. En la voyant se sauver ainsi, un vieil homme, bonnet sur la tête, sortit d’un petit baraquement à côté de la grosse scie à ruban. Il la regarda s’enfuir et murmura au chat qu’il tenait contre lui :

« Si c’est pas du malheur, matou ! Chaparder des écorces pour vivre... Pauvre enfant... »

Élise rentra triomphalement avec son précieux butin et personne ne lui posa de question. Jean Fauconnier était absent. Cette idée réjouissait Élise qui savait qu’ils pourraient profiter de quelques instants de tranquillité sans se demander si ce qu’ils disaient ou faisaient risquait de provoquer chez lui une réaction de méchanceté ou de violence. D’une certaine façon, l’existence même de cet homme leur « pourrissait la vie », pour reprendre une expression proférée une fois par Lucien en la seule présence de sa mère.

Les deux filles se blottirent dans les bras de Valentine pour manger leur part ; Émile préféra déposer la sienne devant lui, sans y toucher, pour en profiter un peu plus longtemps.

« Je vais en conserver un morceau pour Lucien et un morceau pour votre père, précisa-t-elle. Ils seront contents... »

Quelques heures plus tard, Jean Fauconnier frappa violemment à la porte du domicile. La nuit était tombée et les enfants dormaient.

« Alors, tu vas m’ouvrir, mauvaise femme ! » s’écria t-il sur le palier.

Valentine n’eut pas de mal à comprendre que son mari était ivre et qu’il avait dû passer une bonne partie de la journée à boire et à se lamenter. Elle s’empressa d’ouvrir la porte pour éviter que les conversations du lendemain dans le voisinage n’en fassent état.

« Ah quand même ! T’en as mis du temps à m’ouvrir ! Ça y est, t’as eu le temps de dissimuler c’que je n’devais pas voir ? » s’écria-t-il en ponctuant consciencieusement chacune de ses paroles par un rire sardonique.

Valentine se contenta de baisser les yeux.

« J’sais bien que, dès qu’j’ai l’dos tourné, y s’en passe de drôles par ici...

– Je t’ai gardé un petit morceau de gâteau...

– Ben voyons ! Qu’est-ce que j’disais ! Du gâteau ! Et puis quoi encore ! Jette-moi cet étouffe-chrétien ! Je suis pas rentré trop tôt au moins ? T’as eu le temps de faire tout ce que t’avais à faire ? lui dit-il en soulevant sa jupe jusqu’à la taille... Et sous les yeux de ce morveux sans cervelle ! » reprit-il, désignant d’un doigt mal assuré Émile qui s’était recroquevillé encore plus qu’à l’accoutumée sur ce qui lui servait de lit.

Jean s’approcha de son plus jeune fils et le bouscula d’un coup de pied.

« Alors, elle s’est bien amusée aujourd’hui, ta mère ? Eh bien, raconte ! Fais-moi profiter un peu ! »

Il assena un second coup de pied à son fils voyant que celui-ci gardait le silence.

« Tu vas parler, morveux ! Scélérat ! Alors, t’en a vu défiler combien aujourd’hui ? T’arrives même plus à les compter ?... »

Lucien travaillait de nuit à la ganterie ce soir-là. Et c’était fort heureux car il n’aurait pas supporté le comportement odieux et violent de cet homme saoul.

Valentine ne défendait pas son jeune fils, de peur de représailles ultérieures. Eugénie et Élise, quant à elles, enfouissaient chacune leur visage dans les draps rugueux en espérant que l’orage passerait vite.

Soudain, on entendit distinctement un son sortir de la bouche du jeune garçon. Lui d’habitude toujours muet. Tous en furent si surpris que le silence se fit. Ce simple son, ce simple mot, était à lui seul une résistance, une révolte.

« Méchant, répéta Émile une seconde fois, sans haine.

 – Quoi ? On m’insulte sous mon propre toit ? Mon propre fils ? »

Valentine s’interposa entre Émile et son père.

« Non Jean, il ne pense pas ce qu’il a dit, tu le sais, il n’a pas toute sa raison, laisse-le, ne pense plus à ton fils !

– Mon fils, ça ? C’t’espèce d’animal moitié crevé, c’te bête sans nom qui se permet de m’insulter ? C’est quoi qui me prouve après tout qu’c’est mon fils ? Comment j’ai pu être aussi naïf ? Ça fait des années qu’j’héberge et que j’nourris ce parasite sans âme, le fruit maudit de ta dépravation lubrique...

– Jean... », soupira Valentine.

Émile tourna désespérément son regard embué de larmes vers l’image de la Vierge, son seul réconfort en ce monde ici-bas. Apercevant sa réaction, Jean tendit le bras, arracha du mur l’image jaunie et, regardant son fils dans les yeux, s’écria plein de haine :

« Regarde bien c’que j’en fais de ta putain glorieuse !... »

Il la déchira en plusieurs morceaux qu’il jeta à travers la pièce. Il se dirigea ensuite de nouveau vers le palier, se retourna vers son fils en souriant, lui cracha au visage puis sortit.

Émile n’essuya même pas le crachat qui lui coulait lentement sur la joue et qui se mêlait déjà à ses larmes... De son côté, Élise serrait ses poings fermés si fort que ses ongles rentraient dans la paume de ses mains, laissant perler quelques gouttes de sang écarlate. Elle priait de toutes ses forces la Vierge et les saints du paradis pour que cesse ce cauchemar. Elle chercha également dans ses souvenirs des épisodes heureux qui lui feraient oublier les instants qu’elle venait de vivre, serrée près de sa petite sœur qui avait fini par s’endormir contre elle. Hélas, les années passant, les « épisodes heureux » ne parvenaient plus à faire oublier les autres... Sauf un, peut-être. Lui revinrent alors en mémoire les jours lointains où Jean Fauconnier ramenait des hérissons à la maison… Le rituel était immuable. Satisfait de sa chasse, fier même pourrait-on dire, il revenait toujours avec deux ou trois hérissons capturés à la nuit tombée. Une fois pris, les animaux étaient aussitôt mis à mort selon un procédé hérité de son père dont il gardait le secret et qui ne laissait sur les cadavres aucune trace traumatique apparente. Sans dire un mot, il s’asseyait lourdement sur un tabouret bas, tirant un peu sur les jambes trop courtes de son pantalon de toile grossière. De ses doigts épais et gauches, il saisissait avec délicatesse un à un les animaux, puis, à l’aide d’une tige de roseau évidée, il soufflait d’un coup à l’intérieur du hérisson, si bien que le petit corps recroquevillé se gonflait instantanément comme une baudruche, un peu comme s’il reprenait vie, tous piquants dehors, disposé à affronter de nouveau un danger qu’il n’avait, hélas, pas vu venir...

Une fois la dépouille dilatée de la sorte, il en raclait méthodiquement l’épiderme à l’aide d’un couteau plat pour le débarrasser de sa défensive toison. Après avoir dépouillé en silence chacun des hérissons et leur avoir vidé les entrailles, il les déposait sur des braises chaudes pour que les chairs grillent lentement sans se carboniser. La cuisine s’emplissait alors d’un indescriptible fumet que seule la cuisson de ces animaux sait rendre. À son corps – ou son cœur – défendant, Élise devait reconnaître qu’elle gardait de ces préparations un souvenir aigu où le dégoût de la tripaille se joignait paradoxalement au plaisir que lui procurait cette manne occasionnelle et tendre. Jean Fauconnier se levait ensuite et, rompant enfin le silence, appelait les siens au festin de la pauvreté :

« À table ! »

Blottie dans le coin où elle s’était réfugiée, Élise essuya une larme en pensant à ces moments qui ne reviendraient jamais plus.

À son retour, Lucien comprit qu’il s’était de nouveau passé quelque chose durant la soirée. Voyant son père absent, il n’eut aucun mal à lui en attribuer la responsabilité. Furieux, il s’écria :

« Je vais le crever ce salaud ! »

Valentine le gifla.

« Tu parles de ton père, Lucien !

– Tu es vraiment trop bête, Maman... »

Puis il partit en claquant la porte à son tour.

À l’extérieur, la nuit était douce et claire. Un silence tranquille avait recouvert la ville endormie. Dans le square Philippe-Lebon[i], en face de la gare, trois clochards dormaient paisiblement.



[i] . Haut-Marnais, inventeur du gaz d’éclairage.

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