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Les livres de Jérôme Thirolle
2 mai 2014

Chapitre 13 La Grande Guerre

L'attaque PhotoJT

Chapitre 13

La Grande Guerre

Les hostilités démarrèrent rapidement. Il ne fallait pas perdre de temps.

Les deux armées les plus puissantes de l’époque, l’allemande et la française, se faisaient face, désireuses d’en découdre au plus vite. Sans oublier que les hommes devaient être de retour pour les moissons...

Le 20 août, Charles-Amédée Barboint de Maugier quitta Le Cateau-Cambrésis à l’aube en direction de la Belgique. Son détachement au grand complet traversa Landrecies et Avesnes-sur- Helpe avant de faire une halte à Solre-le-Château. Le lendemain, à proximité de Charleroi, un calme étrange et presque artificiel figeait la campagne wallonne. Le lieutenant de Maugier attendit le milieu de la matinée pour se lancer à la tête de ses hommes contre la position allemande. Ils montèrent tous ensemble, drapeaux en avant et sabre au clair pour le jeune officier, aux cris de « Vive la France ! ». Ils avaient parcouru à peine quelques mètres quand des rafales de mitrailleuses brisèrent net leur élan.

Les hommes tombèrent en nombre, comme renversés par une main invisible.

Pour le lieutenant, la douleur fut intense et immédiate. Un peu comme celle qu’il avait éprouvée deux ans plus tôt lorsqu’il avait posé le pied sur une vive (poisson vivant dans les sables des côtes et possédant des nageoires munies d’épines venimeuses) en Méditerranée, lors d’un séjour de villégiature dans la baie de Cavalaire. Mais une douleur multipliée à l’infini dont tous les mots du dictionnaire ne sauraient rendre l’intensité. Charles-Amédée serra encore plus fort la garde de son sabre mais n’osa pas baisser le regard vers cette soudaine chaleur déferlante et poisseuse qui lui barrait le ventre.

Les balles lui avaient littéralement déchiré les entrailles. Il refusait de comprendre et s’efforçait de rester debout malgré la soudaine volonté qu’avait son corps de vaciller et de tanguer comme au milieu des flots. Les secondes devenaient des siècles.

C’est du moins ce qu’aurait désiré le jeune officier. La surprise et l’étonnement se lisaient dans son regard. Les idées semblaient le quitter doucement et son esprit se couvrait peu à peu d’un voile léger et gris qui commençait à l’empêcher d’apprécier à sa juste valeur cette belle journée d’août, ensoleillée mais pas trop chaude, rafraîchie par une douce brise qui inclinait aussi bien les fleurs des champs que la cime des arbres. Des oiseaux voletaient ici et là, reprenant leurs cris interrompus par l’étrange bruit de mort qui avait retenti quelques minutes plus tôt. Au loin, les cloches d’une église égrenaient les heures.

La deuxième salve faucha encore plus d’hommes que la première. Elle déchiqueta la boîte crânienne de Charles- Amédée de Maugier à hauteur de la mâchoire supérieure.

En fin de journée, quand les belligérants s’accordèrent un répit pour récupérer leurs morts, le lieutenant ne fut identifié que par sa plaque militaire et par les restes de galons sur son uniforme.

Les Allemands avaient remporté une grande victoire à Charleroi. Charles-Amédée, comme tant d’autres, était tombé au champ d’honneur. Ou d’horreur, question d’appréciation...

Le général fut averti dès le lendemain par l’état-major que son fils allait être décoré pour hauts faits de guerre et bravoure devant l’ennemi. À titre posthume.

* *

*

L’annonce de la mort du jeune homme avait plongé Jules Trefandhéry dans un grand désarroi. Certes, il savait que le cortège de mauvaises nouvelles que la guerre traînait derrière elle, bruyantes et désagréables, était inévitable mais il ne l’attendait pas si tôt. Le décès du lieutenant de Maugier avait brisé tout espoir en lui. Et ce n’étaient pas les informations qui venaient du front qui pouvaient le rassurer : partout nos lignes étaient enfoncées et nos armées défaites, du moins pour le moment. Une chose était certaine en tout cas, l’infériorité technique et stratégique de l’armée allemande avait été largement surestimée par l’état-major. Les soldats qui nous assaillaient se montraient plus nombreux, mieux équipés et mieux entraînés que les nôtres.

Jules pensait à Paul et à tous ceux qui étaient montés dans les trains de la mobilisation aux quatre points cardinaux de notre territoire. Il lui fallait néanmoins se ressaisir et ne pas inquiéter outre mesure les administrateurs qu’il avait en ce moment même en face de lui dans la grande salle du conseil de la Fabrique.

Le grand âge de la plupart de ces hommes leur avait fait naturellement échapper à l’appel de la Nation, si bien que l’assemblée était au complet.

« Messieurs, j’ai tenu à vous réunir aujourd’hui pour faire un point sur la conjoncture présente. Cela fait déjà un mois que la guerre a été déclarée et que les hostilités ont commencé. Cette guerre ne ressemblera pas à celles que nous avons connues dans le passé. Sans faire preuve d’une grande prescience, j’imagine qu’elle verra le triomphe de la technique et de la désinformation. C’est pourquoi nous ne devons pas céder au pessimisme ambiant en nous focalisant sur les défaites que nos armées ont essuyées récemment. Peut-être même s’agit-il d’une stratégie élaborée par le haut commandement militaire pour amener les Allemands à perdre leur vigilance !

– Jules, croyez-vous vraiment que nous ayons besoin à nos âges d’être rassurés par de telles balivernes ?...

– Voyons Philibert, gardons notre calme ! s’exclama un homme dont la physionomie rappelait celle des antiques sénateurs romains. L’heure est grave et il n’est plus temps de nous lamenter ou de nous bercer de vaines espérances. Jules, dites-nous ce que vous avez à nous dire !

– Soyons réalistes, les armées de Guillaume II ont envahi la Belgique et les Ardennes. La guerre devait être courte mais tout commence à démontrer le contraire, ce qui veut dire que la Fabrique pourrait souffrir rapidement de cette situation si elle venait à perdurer.

– N’ayez crainte, mes amis, j’ai toutes les raisons de penser que nos récents revers militaires ne seront bientôt plus qu’un mauvais souvenir... »

L’homme qui venait de prendre la parole était un haut gradé de l’état-major de Chaumont, également administrateur au conseil de la fabrique de gants.

« Ce que je vais vous révéler, poursuivit-il, ne doit pas sortir de cette salle ! Il s’agit d’un secret militaire absolu ! Je tiens cette information de l’aide de camp personnel du général Joffre, commandant en chef des forces françaises. Une grande contre-offensive sera lancée dans la Marne début septembre pour briser l’avance des allemands d’Alexander von Kluck ! Elle est imminente... »

Un court silence de surprise se fit aussitôt dans l’assemblée, bien vite rompu par le directeur.

« Ce que vous venez de porter à notre connaissance nous redonne un peu d’espoir, répondit Jules Trefandhéry. Mais, sans vouloir être trop terre à terre, cela n’occulte pas les difficultés que nous rencontrons.

Je vais céder la parole à monsieur Lecorium que vous connaissez bien et qui va vous exposer la situation...

– Merci, Monsieur le directeur. Messieurs, deux éléments doivent retenir votre attention : le premier concerne les effets immédiats de la mobilisation générale, le second les effets probables induits par la guerre. »

Le rappel des réservistes qui a débuté le 2 août dernier a provoqué le départ de plusieurs centaines de nos ouvriers. Dieu merci, la forte proportion d’emplois féminins a permis d’en limiter les conséquences mais il faut noter tout de même que toutes les corporations sont touchées, ce qui ne pourra manquer d’affecter les différentes étapes de notre production : mégissiers, teinturiers, coupeurs, étavillonneurs, doleurs, sans oublier les modélistes et les représentants commerciaux. Beaucoup sont partis, certains sont morts à l’heure où je vous parle.

Mais ce n’est pas tout ! Les réquisitions de cheptel commencent à se multiplier, ce qui ne facilite pas nos approvisionnements en matière première. De plus, beaucoup de nos interlocuteurs ont également été mobilisés : négociants en peaux, courtiers, transporteurs, livreurs entre autres...

« Sans compter qu’en période de guerre, précisa l’un des administrateurs, la demande se contracte forcément...

– Sauf à fournir l’armée..., ajouta un autre.

– Certes messieurs, répondit Jules Trefandhéry, mais notre ganterie est avant tout spécialisée dans le cuir de luxe, dans les pièces haut de gamme. Je ne suis pas certain que nous serions les premiers à être contactés par l’état-major en cas de besoin... »

Les échanges durèrent encore toute une partie de l’après-midi.

D’habitude, seuls quelques membres du conseil d’administration prenaient la parole mais, ce jour-là, tous avaient un mot à dire, une idée à exprimer, un souhait à formuler.

Ils se quittèrent en début de soirée, conscients des difficultés à venir mais confiants dans les décisions qui seraient prises par leur directeur. Ils ne le savaient pas encore, mais – après tout – la guerre ne faisait que commencer...

Poilu Gabard PhotoJT

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