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Les livres de Jérôme Thirolle
16 mai 2014

Chapitre 14 L'ombre de la Mort

La mort et la femme PhotoJT

Chapitre 14

L’ombre de la Mort

LES HOSTILITÉS FAISAIENT RAGE depuis plus de deux ans désormais. Et rien ne s’était passé comme prévu : les hommes n’avaient pas été de retour pour les moissons et beaucoup de mobilisés de 1914 avaient déjà perdu la vie le long d’une ligne qui allait de la mer du Nord aux Vosges.

Il n’y avait plus que deux mondes : le front et l’arrière ; aussi bien du côté français que de celui des « Boches ». Deux univers inconciliables, indéfectiblement liés l’un à l’autre et pourtant déjà irrémédiablement séparés par l’incompréhension commune des événements tragiques qui émaillaient chaque jour.

Si la vie des civils devenait plus difficile avec les pénuries régulières, les réquisitions incessantes et l’inflation croissante, elle était cependant à cent lieues d’approcher celle des soldats sur le front.

Joffre avait lancé son offensive deux ans plus tôt, dès septembre 1914, pour mettre un terme à l’avancée allemande, brisant net l’élan des troupes conduites par Von Kluck et par leur chef d’état-major, Helmut von Moltke, fidèles exécutants du plan Schlieffen qui prévoyait une guerre éclair et une victoire rapide de Guillaume II. Là aussi, les plans et les stratégies militaires du Kaiser s’étaient effondrés sous la vaillante bravoure des hommes de Joffre.

D’une guerre de mouvement, on passa alors à une guerre de position. Les jours succédèrent aux jours, les semaines aux semaines et les mois aux mois. Il n’était plus de famille qui n’ait désormais souffert dans sa chair de la disparition d’un proche.

Enterrées dans les tranchées, les deux armées ne parvenaient plus à se repousser. Les offensives succédaient aux offensives, chacune traînant sa lourde cohorte de vies humaines brisées dans la boue et dans le sang des champs de bataille.

Élise comprit que cette guerre serait longue et meurtrière...

* *

*

La ruelle était étroite et sombre. Seul un bouquet de fleurs fanées fixé à la porte différenciait cette demeure des autres. Marthe tira le cordon métallique de la sonnette pour signaler son arrivée. Elle tenait Joséphine par le bras de peur que cette dernière ne finisse par rebrousser chemin au cas où il lui viendrait l’idée de renoncer à leur démarche.

Joséphine était une pauvre fille de quinze ans, seule au monde depuis que ses parents avaient péri en juin 1916 dans l’effondrement de leur maison, près de Sommesous dans la Marne.

La vieille bâtisse n’avait pas résisté aux bombes lâchées par un zeppelin allemand. La chance – peut-on parler de chance dans ces circonstances ? –  avait voulu que la jeune fille soit partie chercher de l’eau au lavoir communal au moment du drame. Elle en avait réchappé ; il lui restait maintenant à vivre...

Heureusement, elle pouvait compter sur son amie, sa seule amie, Marthe. Une lingère qu’elle avait rencontrée il y a quelques mois et qui avait fini par la convaincre de se rendre en ces lieux de si bon matin.

Un vieux domestique borgne vint leur ouvrir. Il regarda les deux jeunes femmes puis leur fit signe de le suivre. Il les conduisit ensuite devant une porte entrouverte avant de se retourner, révélant une bouche totalement édentée :

« Attendez là ! La Femme-sans-nom va vous recevoir... »

Elles se retrouvèrent dans une sorte de vestibule peu éclairé, plus dépouillé qu’un presbytère calviniste. Après quelques minutes, une voix féminine, puissante et éraillée, les fit sursauter :

« Entrez, mes belles !... »

Marthe poussa la porte et pénétra dans une vaste pièce aux murs couverts d’épaisses tentures de velours cramoisi dont les reflets moirés semblaient se mouvoir sous la lueur vacillante de nombreux candélabres, vraisemblablement récupérés dans une église après les grands inventaires de 1906.

« Soyez les bienvenues au Val d’Amour mes jolies... Laquelle de vous deux m’a appelée ?

– C’est moi, Madame, répondit Marthe.

– Approchez..., approchez..., je ne vous vois pas d’où je suis... »

Marthe et Joséphine firent deux pas en avant, impressionnées par cette femme vêtue d’une robe à crinoline un peu démodée, une cravache à pommeau de métal argenté, gravé de rinceaux et de végétaux, dans une main et un long fume-cigarette en ivoire dans l’autre.

« Et toi, comment t’appelles-tu ? demanda la Femme-sans-nom à la jeune fille.

– Elle s’appelle Joséphine, Madame...

– Elle a perdu sa langue ? C’est regrettable car elle en aura parfois bien besoin ici !... » gloussa t-elle.

Joséphine était paralysée par la peur. Elle regardait discrètement autour d’elle, ne sachant où poser son regard timide.

À droite du sofa, une superbe cheminée en marbre noir veiné de rose servait de reposoir à une imposante horloge en régule figurant un couple dans une posture lascive que Lesbos n’aurait pas reniée.

Tout autour de la pièce, de nombreux cadres étaient accrochés : elle ne pouvait les distinguer en détail mais un œil averti aurait remarqué rapidement que la chair s’y voyait plus que l’étoffe et que la gymnastique à laquelle ces corps s’adonnaient trahissait une imagination féconde autant qu’une agilité impudique hors du commun...

« Elle sait au moins pourquoi elle est là ?

– Je lui ai expliqué », reprit Marthe...

Elle lui avait effectivement expliqué très vaguement la raison d’être du « Val d’Amour »...

« De l’expérience ?

– Elle apprendra vite...

– Quel âge a-t-elle ?

– Quinze ans, Madame, mais elle en paraît au moins deux de plus !

– C’est ce que je vois... Déshabille-toi, Joséphine ! » ordonna la Femme-sans-nom.

Tremblante, la jeune fille ne bougeait pas. Un peu comme si elle ne comprenait plus sa langue maternelle...

« Elle est sourde en plus d’être muette ? s’exclama la tenancière du lieu.

– Non Madame, répondit d’une voix fluette la jeune Joséphine.

– À la bonne heure ! La voilà qui entend et qui parle maintenant ! Un miracle ! Notre-Dame de Beau-grillage, soyez remerciée !... Allez ma fille, pas de pudibonderie entre nous, ôte-moi ces vêtements et montre ce que tu as à offrir à nos clients... »

Joséphine se dévêtit prestement, sans vraiment comprendre, les pommettes écarlates de honte.

La Femme-sans-nom se leva et tourna lentement autour d’elle, scrutant chaque détail de son anatomie. Elle fit glisser délicatement la claquette de cuir de sa cravache de la nuque de la jeune fille vers la saillie des omoplates avant de descendre peu à peu le long du dos jusqu’au bas des reins. Elle traça alors deux cercles concentriques autour des fesses nues puis remonta l’extrémité de l’instrument sous les seins de Joséphine après avoir effleuré tendrement son nombril. Elle s’attarda un peu sur les reliefs de chaque mamelon puis mit un terme à son exploration en plaçant la claquette sous le menton de la nouvelle venue.

Apercevant l’image de son corps dénudé et un peu maigre, démultipliée dans les nombreux miroirs qui tapissaient la pièce, Joséphine eut envie de s’enfuir et de pleurer...

La Femme-sans-nom perçut aussitôt son accès de détresse :

« N’aie pas peur, ma belle ! Tu cherches un abri et du pain, tu en auras ! Tu ne manqueras de rien ici. Nous serons ta nouvelle famille... »

Elle fit un pas en arrière puis, désignant du bout de sa cravache le bas-ventre qui lui faisait face, soupira :

« Il faudra me raser tout ça ! Question d’hygiène... »

Marthe en avait profité pour filer. Au moment de passer la porte, le borgne lui tendit une pièce d’or, comme convenu. Les deux jeunes femmes ne se revirent jamais.

« Encore une précision, mon petit, tu verseras chaque soir la totalité de tes gains dans cette vasque, sur la commode. »

Une large vasque de verre bleuté trônait en effet sur un petit meuble Modern Style. Une devise en lettres d’or était gravée à l’acide dans la pâte de verre : ad sudorem corporis sui, « à la sueur de leurs corps ». Tout un programme...

Le Val d'Amour PhotoJT

La Femme-sans-nom adorait ce genre de rituels. Ils la rassuraient et lui conféraient l’apparence de standing qu’elle réclamait pour son établissement. Il faut dire que la roue avait tourné pour elle : elle avait débuté très jeune dans la rue, dans des quartiers immondes, mais à force de volonté et d’énergie elle avait fini par quitter le monde des filles en cartes pour rejoindre celui des « maisons de rendez-vous ». Avec le temps, le Val d’Amour avait acquis une certaine respectabilité, y compris auprès de la bonne société locale.

Elle était à l’aise dans cet univers trouble et n’en éprouvait aucune gêne. Elle y encourageait souvent les gestes canailles, se délectait des propos lubriques de ses visiteurs et ne détestait pas se mêler parfois aux ébats nauséeux de sa paillarde clientèle.

Le « plus vieux métier du monde » n’était-il pas, après tout, un métier comme un autre ?... avait-elle coutume de dire.

« Ah ! oui, j’oubliais, ajouta la patronne, nous devons prendre quelques précautions par rapport à la syphilis. Tu auras donc une visite médicale tous les quinze jours ! »

Ces visites ne coûtaient pas cher à la maison. Le médecin, un notable respectable et respecté, comme tous les médecins d’ailleurs, se payait en nature... Un petit arrangement où chacun trouvait son intérêt. Sauf les pauvres filles qui en faisaient les frais, bien sûr...

La Femme-sans-nom avait à peine terminé sa phrase que le vieux domestique vint la chercher. Un jeune soldat venait de frapper à la porte.

« Qu’il entre, s’écria-t-elle, en tirant une longue bouffée sur sa cigarette, j’ai justement ce qu’il lui faut... »

Le borgne dut presque pousser l’individu pour le faire avancer. Il tremblait et balbutiait tellement qu’aucune de ses paroles n’était compréhensible. Un stupide pari de régiment l’avait amené là, contre son gré.

La tenancière s’écarta et les laissa face à face tous les deux.

Si paradoxal et surprenant que cela puisse paraître, la vierge nue et le jeune soldat tombèrent éperdument amoureux l’un de l’autre à la seconde même où ils se virent.

Tremblants et hésitants, ils n’osaient pas se toucher. Quand il repartit, elle oublia de lui réclamer son dû...

* *

*

À Berlin, Falkenhayn avait succédé à Moltke, avant d’être remplacé à son tour par Hindenburg et Ludendorff. À Paris, Clemenceau et Pétain réclamaient le départ de Nivelle mais des deux côtés du no man’s land les mêmes causes produisaient les mêmes effets...

Le quotidien du poilu était sans surprise et sans nuance : vivre – ou plutôt survivre – dans la boue, la vermine, les rats et l’odeur étouffante de la poudre et des cadavres qui pourrissent autour de soi, espérer la relève, accepter les corvées pour fuir l’enfer de la tranchée, oublier les balles qui sifflent aux oreilles et le grondement assourdissant du canon qui répond aux batteries de 75, attendre que l’obus éclate en pensant que, cette fois, c’est le bon, éviter la pluie de shrapnels, courir aux abris de fortune quand c’est possible, guetter à travers la poussière et les fumées le biplan qui bombarde dès le petit matin, rêver à la soupe qui ne vient pas, se raccrocher à l’infime parcelle d’humanité que l’on conserve tant bien que mal au fond de soi, récupérer sur le cadavre du compagnon de ces derniers jours le petit rien qui faisait défaut, se protéger sans espoir des nuages de chlore gazeux, ignorer les tirs des pièces à longue portée, ne plus voir les cadavres qui encombrent la tranchée et dont l’odeur insoutenable empuantit le peu d’air qui reste...

Et que dire de la peur qui vide les entrailles au moment de l’attaque, baïonnette au canon, quand on entend le coup de sifflet qui donne l’ordre de franchir le parapet ? Oublier la tranchée et les boyaux d’accès, ne plus penser qu’au parapet, juste là, deux à trois mètres plus loin, ce foutu parapet qui protégeait encore quelques secondes plus tôt des rafales de mitrailleuses et des balles des tireurs embusqués, ce nom de Dieu de parapet au-delà duquel, parmi les mines et les barbelés, en Artois ou en Meuse, dans l’Aisne ou dans la Somme, la Mort attend patiemment le soldat... 

* *

*

Un matin d’hiver, le facteur remit à Valentine Fauconnier une enveloppe acheminée depuis le front par l’intendance militaire. Ne reconnaissant pas l’écriture qui avait libellé l’adresse d’une main, semble-t-il, hésitante, elle décacheta le pli avec une appréhension bien naturelle. Elle lut, blêmit, puis lâcha un « Oh ! mon Dieu... » avant de tomber lourdement sur le parquet.

Aussitôt, Émile poussa des cris stridents qui pouvaient s’entendre au-delà des limites de l’immeuble. Élise et Eugénie accoururent, relevèrent leur mère et lui firent boire un peu d’eau. Valentine ne disait plus rien, elle semblait sonnée comme après un uppercut en pleine poitrine, les yeux plissés et immobiles.

La plus jeune ramassa la lettre qu’elle tendit à sa sœur aînée sans prononcer un mot.

Élise lut alors à haute voix la courte missive qu’ils venaient de recevoir :

Sainte-Menehould, le 18 janvier 1917,

Madame Fauconnier,

Il me revient le pénible devoir de vous apprendre la mort de mon infortuné compagnon d’arme, Lucien, votre fils, le 17 janvier 1917 à Sainte-Menehould vers sept heures du soir. Il a été tué à l’ennemi après s’être battu comme un beau diable contre ces sales Boches qui ont fini par avoir le dessus sur notre compagnie.

Nous nous étions promis réciproquement que celui qui s’en sortirait écrirait à la famille de l’autre pour lui faire connaître la terrible nouvelle. Le sort a voulu que cette charge m’échoie. Soyez fière de lui : il a défendu son pays avec la bravoure d’un héros. Vous pleurez un fils, la France un soldat et moi un ami.

François-Adolphe Thouvenin, instituteur, [illisible] régiment d’infanterie.

(François-Adolphe Thouvenin sera décapité par un éclat d’obus le lendemain, un peu avant midi.)

 

Élise se mit à pleurer, imitée sans délai par sa sœur et par sa mère. Seul Émile continua à pousser de longs cris...

 

* *

*

Année 1917 ; année terrible... Elle n’était cependant que l’aboutissement logique des tragédies qui se succédaient depuis 1915. Les rangs des tués, des blessés ou des prisonniers ne cessaient de grossir, des déluges de feu remplaçaient d’autres déluges de feu, les forts tombaient les uns après les autres avant d’être repris et les troupes avançaient ou reculaient de quelques dizaines de mètres à peine au prix de milliers de vies.

La récente défaite du chemin des Dames acheva d’abattre le moral d’une nation déjà exsangue. Dans les différents régiments, des bruits commençaient à courir, des rumeurs à se répandre.

Il se disait que certains ne voulaient plus se battre, ne plus mourir pour d’inutiles attaques coûteuses en vies humaines.

L’état-major ne perdit pas un instant. Sous la férule du général Pétain, il fut décidé que les mutineries seraient réprimées dans le sang. Pour l’exemple. 

* *

*

Tandis qu’au loin grondait le canon ennemi, le général Barboint de Maugier fit venir dans son bureau les gradés de son régiment.

« Messieurs, je n’irai pas par quatre chemins ! Quand un membre est gangrené, on le coupe ! » Depuis quelque temps, la propagande allemande n’a cessé de pourrir le moral de nos compatriotes et de nos soldats. Ou du moins a tenté de le faire... Ici ou là, des mutins cherchent à rallier à leur cause de braves militaires qui ne demandent qu’à défendre leur patrie ! J’ai reçu hier un câble du ministère de la Guerre ; l’ordre est clair et sans ambiguïté : les meneurs doivent être jugés, condamnés et exécutés ! Je vous réunirai donc dès demain en cours martiale.

« Mais, mon général, osa un lieutenant qui ne cachait pas sa surprise face à des propos aussi véhéments, nous n’avons pas de mutins dans nos rangs...

– Nous en avons ! répondit le général avec fermeté.

– Permettez-moi d’insister, mon général, mais je côtoie nos hommes nuit et jour depuis vingt-sept mois maintenant et je puis vous affirmer qu’aucun d’entre eux n’a eu d’attitude ou n’a tenu de propos équivoques...

– Il suffit ! Si vous poursuivez dans cette voie, Monsieur le petit lieutenant, j’en viendrai à la conclusion toute naturelle que vous cherchez intentionnellement à couvrir les faits et gestes de ceux qui veulent désorganiser notre armée !... »

Le général de Maugier resta silencieux pendant trois ou quatre secondes puis termina sa phrase en se lissant les moustaches :

« Et dans ce cas, bien entendu, c’est vous le premier que je ferai passer par les armes... »

L’officier devint blême, autant en raison de ce qu’il venait d’entendre que par l’inanité manifeste des accusations qui venaient d’être proférées. Il pensa alors à sa femme et à ses deux filles qui l’attendaient du côté de Saint-Sauveur-en- Puisaye et se tut ! Comme tous les autres qui entouraient le général ce soir-là...

Un maréchal des logis prit la parole.

« À combien estimez-vous le nombre d’insoumis, mon général ?

– Je n’en sais foutre rien et peu m’importe d’ailleurs ! Nous ne procéderons qu’à une seule exécution. Manière de faire comprendre à cette bleusaille que la mort d’un pleutre est une sévérité nécessaire et que commander un régiment en temps de guerre requiert une rigueur indispensable !

– Comment allons-nous procéder ? hasarda un capitaine

– Je ne vois que le tirage au sort, répondit le maréchal des logis.

– Vous n’allez tout de même pas jouer la vie d’un homme sur un coup de dés ! reprit le lieutenant.

– Que croyez-vous que nous fassions chaque jour ? » interrogea le capitaine. Un peu à droite et vous êtes sauvés, un peu à gauche et vous prenez la balle en pleine tête... Maintenant que le corps-à-corps n’existe plus, le hasard a pris les choses en main sur le champ de bataille !

Le terme même de « corps-à-corps » évoqua de délicieux souvenirs au général de Maugier, qui se laissa glisser quelques instants dans les doux entrelacs d’une rêverie polissonne... Il pensait à Mariette, à sa gorge généreuse et à sa croupe rebondie.

Ce n’est pas qu’elle lui manquait mais il songeait avec nostalgie à la disponibilité infinie de cette domestique et à sa façon de le...

La voix forte du maréchal des logis le tira brusquement de ses pensées.

« Comment allons-nous choisir le condamné, mon général ?

– Vous irez chercher demain à l’aube le deuxième classe Julius Dindabeille !

– Dindabeille, mais pourquoi ? s’exclama le lieutenant.

– Vous préférez prendre sa place, répondit le général, excédé par les interventions de l’officier. Vous irez donc chercher ce Dindabeille et vous l’informerez qu’il sera jugé par la cour martiale le jour même.

– Mon général, comment avez-vous confondu ce traître ?

– Un de ses camarades m’a confié qu’il aurait murmuré : “j’veux pas crever” au moment où son bataillon montait en ligne...

– L’accusation est un peu légère, me semble-t-il, reprit tout de même le lieutenant malgré tous les risques que ses interventions réitérées représentaient pour sa propre personne.

– Elles me sont suffisantes pourtant ! Je commanderai moi-même le feu ! Quant à vous, lieutenant, vous lui donnerez le coup de grâce. Une bonne petite balle de revolver dans sa tête suppliante... Je vois d’ici le tableau. Vous n’aurez qu’à imaginer que vous abattez un chien ! »

Le jeune officier se mordit les lèvres pour ne pas protester davantage...

« Et vous conduirez personnellement l’assaut demain soir sur la côte Sainte-Catherine..., reprit le général.

– Quel assaut ? demanda le capitaine.

– Celui que je viens de décider pour demain soir...

– Mais mon général, la côte est imprenable depuis nos lignes, nos hommes vont se faire tirer comme des lapins avant d’avoir fait dix mètres... »

L’intervention du maréchal des logis était courageuse mais inutile.

« Le lieutenant ici présent conduira l’assaut demain soir sur la côte Sainte-Catherine avec une vingtaine d’hommes. Faut-il que je répète ? »

Le lendemain, un vent très frais balayait la campagne au moment où le soleil se levait. Engourdis par la nuit et le froid dans les replis boueux de leurs tranchées, les hommes s’éveillaient les uns après les autres. Ils furent soudain tirés de leur torpeur par l’avancée d’un détachement qui venait du boyau sud et qui stoppa net devant l’un des soldats. Celui-ci, comme à son habitude, écrivait une lettre à sa femme sur des cartes achetées à la coopérative du front. Il envoyait à sa famille restée à Chaumont une carte tous les deux jours. Une manière pour lui de supporter l’enfer qu’il vivait au quotidien. Ce qu’il ne savait pas, c’est que le général avait donné l’ordre au vaguemestre de lui remettre toutes les lettres que ce soldat pouvait écrire. Et tous les deux jours, il les brûlait sans même les ouvrir...

« Deuxième classe Julius Dindabeille ? »

Il acquiesça de la tête.

« Vous êtes en état d’arrestation... »

Hébété et surpris, il rangea la feuille de papier dans sa poche et suivit docilement les hommes qui étaient venus le chercher de si bon matin.

Le procès fut expédié en quelques minutes et l’acte d’accusation rédigé après que le verdict eut été rendu. En apprenant qu’un des leurs était condamné à mort, les soldats du régiment commencèrent à protester mais ils cessèrent à l’instant même où il leur fut expliqué que toute manifestation d’hostilité envers le général conduirait immédiatement son ou ses auteurs devant le peloton d’exécution.

Alors qu’il côtoyait la mort à chaque minute depuis trois ans maintenant, Julius Dindabeille poussa des cris terribles et se débattit pour échapper au trépas auquel il était désormais condamné.

Il fut traîné avec difficulté jusqu’au lieu de son supplice et attaché solidement au poteau. Le général l’y laissa deux heures avant de se rendre à son tour sur place. Il avait demandé que tout le régiment vienne regarder une dernière fois le soldat Dindabeille.

Alexandre-Stanislas Barboint de Maugier commanda le peloton, comme il l’avait décidé. Douze hommes furent tirés au sort pour exécuter le condamné.

Lorsque l’heure fut venue, le général ordonna à l’officier de service qu’on lui arrachât la chemise.

« Visez le cœur, cria-t-il ! Et n’oubliez pas qu’en abattant un traître vous défendez un peu plus votre patrie... »

L’officier subalterne arriva à hauteur de Julius et déchira la chemise trempée de sueur.

Sa poitrine ainsi exhibée, tremblante et suffocante, laissa apparaître une étrange tache de naissance à hauteur du cœur. Une tache en forme d’arbre renversé...

On entendit le son du clairon mêlé aux cris du deuxième classe Dindabeille puis le bruit de la fusillade.

Le général retourna ensuite à son campement, satisfait de sa journée.

Quelques jours plus tard, Églantine Dindabeille reçut un télégramme du ministère de la Guerre l’informant que son époux avait été passé par les armes pour tentative d’abandon de poste en présence de l’ennemi.

En moins de vingt-quatre heures, la nouvelle se répandit, on ne sait trop comment, dans tout Chaumont en général et à la ganterie en particulier.

Rapidement, les ouvrières n’adressèrent plus la parole à la veuve du « traître » dans les ateliers. Églantine ne parvenait pas à comprendre ce qui lui arrivait. Elle pensait vivre un cauchemar et tentait de se persuader qu’elle allait se réveiller...

 

* *

*

Pas très loin du canal, l’Archipel déambulait paisiblement avec ses deux compagnons. Il ne pouvait pas savoir qu’il venait de perdre le fils qu’il n’avait pas connu...

 

* *

*

Depuis trop longtemps déjà, la guerre rythmait le quotidien de tous les habitants de Chaumont avec son cortège traditionnel d’espoirs déçus et de mauvaises nouvelles.

À la ganterie, les craintes de Jules Trefandhéry s’étaient concrétisées : les commandes avaient fortement diminué, l’approvisionnement était en grande partie désorganisé et les ouvriers commençaient à manquer de travail.

Le cuir, matière première s’il en est pour la Fabrique, était devenu en quelque sorte un produit stratégique et l’État s’en était naturellement mêlé. Ce qui ne manquait pas d’accroître l’inquiétude du directeur de la ganterie... Non pas qu’il fût opposé par principe à tout interventionnisme étatique, mais il savait fort bien que les décisions qui seraient prises risquaient de l’être par d’obscurs ronds-de-cuir peu au fait des pratiques d’une entreprise comme la sienne.

Déjà en 1916, les premières commissions de contrôle des importations d’articles de cuir avaient été instituées et avaient causé quelques soucis à la Fabrique. En mai 1917 fut décidée la création du Comité interministériel du cuir. En apprenant la nouvelle de la bouche même de Walter qui avait parcouru dès l’aube la presse du jour, Jules Trefandhéry ne put s’empêcher de soupirer un « alors, on est sauvé !... », ironique à souhait.

Cour des Trois Rois, l’ambiance avait changé depuis la mort de Lucien. Valentine continuait à coudre assez irrégulièrement pour la ganterie, tout en s’occupant d’Eugénie et d’Émile qui grandissaient chaque jour un peu plus, alors même que les assiettes devenaient plus difficiles à remplir...

À respectivement dix-sept et dix-huit ans, ils n’étaient plus des enfants. Et Élise encore moins : à dix-neuf ans, elle était devenue une belle jeune fille, aux yeux un peu tristes cependant...

La disparition de son frère l’avait définitivement sortie de la torpeur résignée qui nimbait son cœur depuis le départ de Paul. Elle parvenait à obtenir toutefois de ses nouvelles de temps en temps par l’entremise d’Auguste Fontaine mais elles étaient trop rares et trop espacées dans le temps pour être de nature à la rassurer. Elle se disait au moins qu’il était encore en vie et que la guerre finirait bien par prendre fin.

En attendant, elle s’était jetée dans le travail, dévorée par une véritable boulimie de labeur : elle voulait tout apprendre, tout découvrir...

Elle n’imaginait pas se contenter plus tard du simple rôle de mère ou de gardienne du foyer familial, ni se vouer à une activité où seule la répétition de tâches identiques offrirait quelques sous en échange d’un renoncement à connaître autre chose qu’une besogne industrielle, ingrate et permanente.

Sa mère lui enseignait les rudiments de son art pendant qu’Auguste l’initiait à toutes les subtilités de l’élaboration d’une paire de gants. À chacune de ses visites, il rapportait à sa petite protégée des morceaux de cuir, des fils de soie, des paires défectueuses passées au rebut par les repasseurs chargés de vérifier une dernière fois la solidité des pièces...

À force d’amasser ces trésors auxquels venaient s’ajouter des perles, des restes de cordons, des étoffes multicolores et des morceaux de dentelle, Élise s’était constitué un gisement inépuisable où les richesses de son imagination pouvaient puiser sans relâche pour donner corps à toutes ses envies. Elle se sentait libre, libre de créer ses propres modèles, libre de les orner à sa guise, libre de faire d’un gant un vêtement à part entière.

Et plus elle persévérait, plus Auguste l’encourageait dans cette voie.

Les modèles, surtout depuis la guerre, étaient répétitifs et sans âme. Il était temps de leur insuffler une nouvelle vie...

De toutes les sortes de peaux qui lui passaient entre les mains, Élise n’avait aucune préférence. Qu’elles soient mégissées, chamoisées ou tannées lui importait peu. La seule chose qui comptait vraiment à ses yeux était qu’elle puisse dévier du standard initial pour l’embellir avec ses propres idées. Et des idées, elle en avait... Bien plus que certains ne l’auraient voulu, d’ailleurs. Il suffisait d’un modeste repli dans le cuir, d’un simple chant d’oiseau ou d’une rêverie passagère pour qu’elle se lance dans une décoration qui allait bien au-delà de ce qui était prévu. Au grand dam de Marguerite Duplantier qui renvoyait systématiquement toute paire de gants non strictement conforme à la commande... Depuis qu’Auguste l’approvisionnait en échantillons de toute sorte, la jeune fille pouvait donner libre cours à sa fantaisie sur des paires de gants « réformées », et ce sans encourir les foudres de l’entrepreneuse.

Valentine ne poussait ni ne retenait sa fille. Du moment que le travail qui leur était confié était réalisé, elle la laissait faire.

De toute façon, Élise était consciencieuse. Il n’était qu’à voir la manière avec laquelle elle exécutait les broderies ou vérifiait le perçage des emplacements des fermoirs et des boutonnières...

La simple inclinaison allait devenir raison de vivre. Un matin de février 1917, tout avait changé. Les brumes matinales s’étaient dissipées avec difficulté et à l’instant où le beffroi de la Caisse d’épargne sonna dix heures, Élise comprit qu’elle avait en elle la capacité de transformer les simples opérations de couture en œuvres d’art. Sa toile à elle serait le cuir des gants, les pinceaux ses aiguilles et les couleurs, sa palette de fils.

Elle n’oubliera jamais ces minutes où, l’aiguille d’acier à bout recourbé en main, elle exécuta sur tout le long du rebras d’un gant, de part et d’autre de la fente à cinq boutons, un fantastique entrelacement de roses rouges et blanches. Sans l’avoir appris, elle découvrait par elle-même que la superposition des nœuds dans les lignes de fils permettait d’obtenir un panel de couleurs beaucoup plus nuancé qu’avec une multitude de bobines.

Bien évidemment, Marguerite Duplantier mit au rebut la paire quand elle en prit possession. Elle infligea en outre aux Fauconnier une amende de trente sous pour avoir gâché de la marchandise en période de pénurie avérée.

En tançant de la sorte la jeune fille, l’entrepreneuse venait, sans le savoir, de sceller son destin...

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