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Les livres de Jérôme Thirolle
26 juin 2014

Chapitre 17 Le spectre de la grippe espagnole

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Chapitre 17

Le spectre de la grippe espagnole

LA GUERRE ÉTAIT TERMINÉE mais l’allégresse du lendemain de la victoire avait du mal à trouver sa place. Comment aurait-elle pu y parvenir, tout bien réfléchi ? Une grande partie du pays était dévastée, le dénombrement des millions de tués et de blessés ne faisait que commencer, la société elle-même avait résisté au formidable choc de ce conflit mais en ressortait affaiblie et bouleversée. Partout, on rêvait désormais à des lendemains meilleurs : « Plus jamais ça ! ».

Il n’était pas une rue, pas un village, pas une agglomération qui ne soit porteur de cette supplique dans les conversations. La démocratie avait triomphé, la technique avait progressé et les femmes commençaient, enfin, à revendiquer la place qui leur revenait dans les affaires de la cité. Bien modestement encore, toutefois...

Avenue Carnot, l’heure du bilan avait sonné. Non pas financier – la diminution de l’activité avait cependant laissé des traces – mais humain. D’une main tremblante, Jules Trefandhéry effleura chacun des soixante-cinq noms qui se succédaient sur la feuille qu’il tenait. Les pleins et les déliés de la plume qui avait tracé ces lignes résumaient au travers d’une litanie de noms et de prénoms la vie et la mort d’ouvriers et d’employés de la ganterie. Ceux qui étaient partis combattre et qui ne reviendraient plus…

Le directeur prit la peine de lire à haute voix chacun des noms des disparus afin de leur accorder un dernier hommage, simple et sincère. Il ne les connaissait pas tous mais éprouvait une compassion véritable pour ces hommes « morts pour la France ». Morts pour leur femme, pour leurs enfants et pour leurs proches.

« Nous devons préserver votre mémoire ! » s’exclama-t-il, seul dans son bureau et devant un auditoire fantomatique qui se résumait à une énumération posthume.

« Vous me manquerez, mes amis ! Je ne peux plus rien pour vous, sauf à perpétuer votre souvenir. Je prends donc l’engagement solennel devant chacun de vous (il entreprit de relire une nouvelle fois à haute voix toute la liste) de dresser en votre honneur un monument dans la salle d’apparat de la ganterie. Vos noms figureront en lettres d’or dans le marbre, et quiconque franchira le seuil de ma manufacture devra passer devant vous... »

Jules Trefandhéry reposa le document sur son bureau puis se dirigea vers une fenêtre, nostalgique et songeur.

* *

*

Dès l’annonce de l’armistice, Élise n’eut qu’une idée en tête : revoir Paul. Le revoir enfin, après toutes ces années passées à espérer son retour, à attendre le moment béni où elle le retrouverait.

L’annonce de la fin de la guerre ne signifiait pas pour autant un retour immédiat de tous les soldats mobilisés. Les opérations furent longues et compliquées...

* *

*

Au quartier général de la caserne Damrémont, l’ambiance était au départ. La belle organisation stricte et rigoureuse voulue par Pershing avait laissé la place à une bonhomie brouillonne et décontractée.

La joie ne se lisait cependant pas sur les visages car le contingent américain avait subi de lourdes pertes, notamment durant les offensives de l’Argonne et de Saint-Mihiel. Mais l’idée même de retrouver le pays donnait des ailes à tout le monde. À l’exception peut-être de Juliane.

Certes, elle était heureuse de retrouver les siens, son père en premier, mais elle allait devoir quitter ses amis chaumontais, et cette idée assombrissait son beau regard. Au bonheur de retrouver les perspectives saillantes et rectilignes des gratte-ciels de Chicago, elle opposait par avance dans son souvenir l’apparition fantomatique des deux tours de la basilique Saint-Jean sur la brume des matins d’automne ; au parfait alignement des rues américaines, elle opposait la sinuosité de la rue de Buxereuilles, fraîchement renommée rue Victoire-de-la-Marne, ou l’étroitesse imprégnée d’histoire de la rue Juvet.

Elle avait découvert les deux faces d’une même médaille et ne pouvait plus songer à l’une sans penser à l’autre...

Il lui fallait cependant faire ses bagages et suivre ses compatriotes dans un long, très long, voyage de retour.

* *

*

Au départ, personne n’y avait vraiment prêté attention. Il faut dire que l’ambiance générale était à la fête et à l’optimisme triomphant. Plus rien ne serait comme avant, on n’oublierait pas de sitôt la Der des der mais elle le resterait pour toujours...

Tel était le credo de cette période de renaissance moderne.

Le mal prit tout le monde de court. Personne ne distingua de modification particulière dans le comportement d’Émile. Certes, il semblait un peu plus absent qu’à l’accoutumée mais une fatigue passagère après les événements de ces derniers jours n’avait rien d’alarmant.

Un matin, le jeune garçon eut du mal à se lever puis resta prostré jusqu’à midi. Surprise de le voir dans cet état, Élise alla lui tenir compagnie et c’est en voulant remettre en place une mèche de cheveux qui lui tombait sur les yeux qu’elle se rendit compte qu’il était brûlant de fièvre. Une fièvre si forte qu’elle le laissait abattu, presque paralysé.

« Je vais lui préparer une décoction de sucre et de radis noir ! s’exclama Valentine, préoccupée par l’état de son fils mais pas vraiment inquiète. Un peu de repos, et il n’y paraîtra plus… »

En quelques heures, son état empira. La fièvre disparut soudainement mais une gêne respiratoire se manifesta rapidement. Elle laissa la place à une toux de plus en plus grasse qui secouait le corps du jeune malade dans d’impressionnantes convulsions. Désemparées, Valentine et Élise firent appel à Auguste qui se rendit sur place dans l’après-midi.

Dès son arrivée, le vieil homme réalisa que l’état d’Émile était sérieux. La fièvre était revenue, plus violente que jamais, et cette toux qui semblait ne jamais vouloir finir rendait sa respiration de plus en plus difficile.

« Que lui arrive-t-il ? demanda Auguste, inquiet.

– Il était un peu fatigué ce matin, et puis il y a eu la fièvre et ensuite la toux... Élise fut interrompue par une série d’expectorations d’une violence inhabituelle. Son frère semblait souffrir le martyre. Les yeux mi-clos, il ne pouvait s’empêcher de laisser échapper de longs râles quand ses bronches se calmaient l’espace d’un instant.

– Je n’arrive pas à comprendre, il allait encore bien ce matin... »

Depuis quelques semaines, Auguste avait lu ici ou là dans la presse quelques entrefilets discrets sur un mal mystérieux, une sorte d’épidémie particulière de pneumococcie qui avait frappé surtout les Annamites dans les rangs de l’armée française. Une grippe d’une virulence rare qui s’attaquait systématiquement aux plus faibles avec une rapidité hors du commun.

Il fallait faire vite. Rien n’indiquait que ce mal avait frappé Émile mais rien ne prouvait le contraire non plus.

« Je vais l’emmener à l’hôpital ! » Auguste avait pris la seule décision qui lui semblait convenir au drame qui se nouait.

« À l’hôpital, mais pour quoi faire ? » Valentine prit peur en l’entendant prononcer ces mots.

« Ils pourront le soigner mieux que nous ne le ferons ici à le regarder sans rien faire...

– À quoi pensez-vous Auguste ? demanda Élise.

– À rien, ma chère, rassurez-vous, mais c’est plus prudent. Il sera soigné rapidement là-bas. »

Il ne la regarda pas dans les yeux. Deux mots lui venaient en tête. Il imaginait déjà le pire, un mal foudroyant qui commençait à faire des ravages en Europe. Deux mots qui deviendraient vite familiers : « grippe espagnole ».

* *

*

Avant d’entrer, Juliane regarda à travers la haute vitre de la porte à battants. La salle était vaste et contenait une vingtaine de lits. Elle aperçut soudain dans le fond, autour de l’un d’eux, Auguste, Valentine et Élise.

Elle n’avait pas fait trois pas qu’une infirmière de l’Union des femmes de France vint à sa rencontre. Elle était vêtue d’un long tablier blanc orné d’une grosse croix rouge sur la poitrine et d’une coiffe de la même couleur.

« Ne restez pas ici, Mademoiselle, lui dit la femme sur le ton du conseil.

– Je viens voir un malade…

– Justement ! Croyez-moi, Mademoiselle, ne restez pas ici. Vous pourriez courir un risque important... »

Juliane jeta un œil sur l’horloge ronde placée au-dessus d’un petit chariot métallique où se trouvaient quelques linges et d’innombrables récipients de toutes tailles.

« Juste quelques minutes, Madame, je vous le promets ! Je dois repartir pour l’Amérique demain matin et je voudrais saluer le petit Émile Fauconnier qui est alité au fond de la salle, là-bas », dit-elle en indiquant du doigt le groupe qui entouraient un lit.

Devant son insistance, l’infirmière soupira avant de la laisser passer en levant les yeux au ciel.

« Prenez garde tout de même, Mademoiselle, ce que vous faites n’est pas prudent, il est peut-être contagieux... »

La jeune fille ne prêta guère d’attention à ces paroles et se précipita au chevet d’Émile qui paraissait s’être un peu assoupi. De crainte de le réveiller, elle se contenta de déposer un baiser sur son front.

« Il est glacé ! s’écria-t-elle.

– Oui, Mademoiselle, répondit un médecin de forte corpulence qui s’était approché du lit. Son métabolisme alterne sans cesse pics de fièvre et chutes de température.

– C’est la grippe ? interrogea Auguste. Je l’ai eue en 1890 et j’en reconnais les symptômes…

– C’est effectivement une forme de grippe, répondit le médecin, mais d’une virulence autrement plus sérieuse qu’en 1890.

– Combien de temps faudra-t-il pour qu’il s’en remette ? » demanda Juliane.

Élise ne disait rien. Elle tenait délicatement le bout des doigts de son frère et récitait en silence Notre Père et Je vous salue Marie à la chaîne.

« Les voies respiratoires sont sévèrement atteintes, confessa le médecin avec gravité. Nous nous efforçons d’enrayer les complications broncho-pulmonaires de cette influenza mais je ne vous cacherai pas que la partie n’est pas gagnée. S’il se met à cracher du sang ou si vous voyez sa face se cyanoser, venez me chercher, je serai dans cette salle ou dans celle d’à côté... »

Une infirmière qui portait une petite cuvette en tôle émaillée leur adressa un sourire de compassion. Valentine se douta alors que tout était perdu.

Auguste partageait son tourment. En discutant dans le hall d’entrée avec un groupe de médecins qui prenaient du repos, il avait appris que la plupart des pays d’Europe se trouvaient désormais contaminés les uns après les autres, à commencer par l’Allemagne qui payait un lourd tribut à ce mal foudroyant et inconnu.

Dans de nombreuses villes, les écoles et les théâtres avaient été fermés, de même que les églises. La raison en était simple : plus les rassemblements humains étaient nombreux et plus le virus pouvait se répandre.

Auguste proposa aux trois femmes présentes de rester seul auprès d’Émile.

« Retournez chez vous, par précaution. Dieu seul sait quels miasmes peuvent encombrer ces lieux...

– Nous n’abandonnerons pas Émile dans cet hôpital, soupira Valentine.

– Il ne sera pas seul puisque je reste auprès de lui. J’ai déjà été contaminé en 1890, je suis peut-être immunisé... »

Il dut parlementer longuement pour les convaincre de partir. En sortant de l’hôpital, Élise prit Juliane par le bras.

« Ne deviez-vous pas prendre le chemin de l’Amérique aujourd’hui ?

– Je partirai demain en fin de matinée. J’ai encore un peu de temps devant moi... »

Ce que Juliane omettait de préciser, c’est qu’elle avait différé son départ, contre l’avis du général Pershing d’ailleurs, afin de se rendre au chevet d’Émile.

Élise la regarda sans rien dire et l’embrassa.

* *

*

En début de soirée, mademoiselle Morley se sentit faible et fiévreuse. Elle mit cela sur le compte de la fatigue. Elle avait peu dormi ces derniers jours et les émotions n’avaient pas manqué.

En quelques heures à peine, ses forces l’abandonnèrent totalement. Elle commença à éprouver des difficultés pour respirer. Les expectorations sanguinolentes se succédèrent à un rythme effréné. La fièvre ne parvenait plus à quitter ce pauvre corps soulevé et tordu par les spasmes d’une asphyxie qui s’annonçait maintenant irrémédiable.

Elle expira le lendemain au moment où le carillon de la mairie achevait de sonner le douzième coup de midi.

Auguste, Valentine et Élise, retenus au chevet d’Émile qui avait fini par mourir à l’aube, ne l’apprirent que plus tard dans la journée. Élise s’en voulut toujours de n’avoir pas accompagné son amie dans ses derniers instants.

À peu près au même moment, Irving W. Morley envoya un télégramme urgent à sa fille pour la mettre en garde contre ce nouveau fléau qui frappait le Vieux Continent : « Sois prudente ma chérie et reviens-moi vite »...

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