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Les livres de Jérôme Thirolle
18 juillet 2014

Chapitre 19 Tout s'effondre...

Colonnes photoJT

Chapitre 19

Tout s’effondre…

MARGUERITE DUPLANTIER NE LAISSA rien au hasard. Elle choisit un papier à lettres couleur beurre frais, le type même de celui que peuvent utiliser les jeunes filles de vingt ans et une encre violette, douce et lumineuse. Elle s’appliqua à recopier préalablement plusieurs mots écrits de la main même d’Élise qu’elle avait récupérés dans les annotations de certains modèles pour s’en imprégner petit à petit. Elle voulait que son écriture soit la plus ressemblante possible à celle de la jeune femme. Il en allait de la crédibilité de sa manœuvre.

« Le jeune blanc-bec n’y verra que du feu ! » s’exclama Marguerite.

Elle avait poussé le vice jusqu’à se procurer un petit flacon de l’eau de toilette qu’Élise utilisait pour en déposer quelques gouttes sur l’enveloppe.

Tout y était : le papier à lettres, l’écriture reconnaissable entre mille et la délicate fragrance de son parfum. À n’en pas douter, la missive était bien de la main de mademoiselle Fauconnier…

* *

*

Lorsque le majordome frappa à la porte de sa chambre, Paul était assis à son bureau. Un long bureau en citronnier à placage d’amarante d’époque Charles X qu’il avait hérité de sa grand-mère maternelle. Déjà enfant, il aimait passer sa petite main sur la veine douce et polie de ce bois clair, discrètement rehaussé de fins entrelacs plus foncés. Il avait toujours éprouvé de l’attirance pour ce meuble sobre et élégant, sans bronze doré ni ferrures outrancières, sur le plateau duquel une tradition familiale rapportait que des centaines de lettres d’amour exubérantes avaient été rédigées des années durant par son aïeule à destination de ses multiples amants.

Quand Walter entra, Paul réfléchissait toujours à la tournure qu’il allait donner au billet qu’il entendait rédiger à l’intention d’Élise. Il ne parvenait pas à arrêter une forme en particulier.

Même le poème qu’il avait rédigé ne lui semblait pas un moyen de correspondance approprié :

Las, je m’en suis allé, gorgé de souvenirs,

À travers les couloirs de ma vaste demeure,

J’ai tout abandonné, même mon avenir,

Afin de ne manquer ni ce jour ni cette heure.

Je me suis retourné, statue de sel mouvante,

Vers ce qui fut un jour toute ma pauvre vie,

Et j’ai repoussé les fantômes qui me hantent,

D’un revers de la main, sans plus aucune envie…

Son choix s’était finalement porté sur une missive plus classique mais l’exercice était difficile. Calame tantôt en main, tantôt à la commissure des lèvres, il ne savait comment débuter...

« Qu’y a-t-il, Walter ?

– Un pli urgent pour Monsieur. Où dois-je le déposer ?

– Donne, dit-il d’un air un peu absent. Tu peux disposer... »

Paul attrapa un ouvre-lettres qui dépassait d’une pile d’anciens numéros de la Revue des Arts décoratifs dont la plupart dataient d’avant-guerre. Il hésita un instant, soupesant la lettre d’une main et l’ouvre-lettres de bronze de l’autre. Le druide barbu au front envahi de lierre qui émergeait à l’opposé de la lame semblait le mettre en garde contre un danger imminent.

Sans plus attendre, il trancha d’un coup sec la bordure supérieure de l’enveloppe, en sortit la lettre et la déplia calmement.

Les effluves discrets qui s’en échappaient lui rappelaient sans aucun doute possible les moiteurs fauves de la chevelure d’Élise, réminiscences odorantes de leur escapade dans la chaumière du Val des Tanneries. Il se mit alors à espérer un dénouement inattendu à ses tourments de cœur...

« Mon cher Paul,

Depuis votre retour, nous n’avons pas eu l’occasion de nous croiser dans Chaumont. Je préfère toutefois vous mettre en garde au cas où vos sentiments envers moi pousseraient vos pas dans les miens.

Je croyais qu’en m’abstenant de venir à votre rendez-vous le jour de votre incorporation, vous auriez abandonné tout désir de me revoir mais il semblerait que vos sens vous aveuglent.

Pardonnez ma brutalité mais il me faut être honnête envers vous : mon esprit peut se plaire en votre compagnie mais mon cœur n’y éprouve aucun plaisir véritable. Je ne vous aime pas, Paul, et ne vous aimerai jamais.

Trouvez-vous une jeune et jolie jeune femme qui saura vous rendre heureux.

Écoutez la raison et non votre cœur.

Votre amie,

Élise Fauconnier. »

Paul reposa la lettre sur son bureau, se leva lentement et alla s’asseoir sur son lit.

Soudain, il projeta d’un violent coup de pied la barbière en bambou qui se trouvait à côté de la vieille commode. L’ensemble se fracassa instantanément sur le parquet. De la vasque centrale, des trois petits pots à couvercle contenant le savon, le rasoir et l’onguent et du broc en faïence blanc et bleu de Pexonne qui reposait sur le plateau inférieur, il ne resta plus qu’un amoncellement difforme de porcelaine brisée qu’il s’acharna à réduire en poussière.

Toutes ces années à attendre ! Toutes ces années à espérer un armistice qui ne venait pas alors qu’une simple balle aurait tout réglé ! Il était donc condamné à souffrir, à pleurer un amour impossible, à se perdre indéfiniment dans les dédales de l’existence tel le Juif errant... Rien ne lui serait épargné...

Walter, qui avait entendu le fracas dans la chambre de Paul, hésita un instant avant de frapper à la porte.

« Monsieur a-t-il besoin de mes services ? »

Il eut pour toute réponse le bruit sec de la structure de bambou projetée contre le mur. Paul ne voulait voir personne. Il ne voulait plus parler. Il resterait seul dans sa chambre avec le parfum d’Élise. Rien que son parfum.

Il s’effondra ensuite sur son lit afin d’étouffer un brusque sanglot dans l’édredon de son enfance...

* *

*

La question n’était pas tranchée : Élise devait-elle posséder ou non un bureau au sein de la Fabrique ? Jules Trefandhéry y était d’autant plus favorable qu’il ne souhaitait pas voir s’éloigner une modéliste dont le talent renouait avec la grande période créatrice de la ganterie et dont les idées innovantes pouvaient ouvrir de nouveaux marchés porteurs d’une véritable expansion commerciale.

L’opinion de son épouse était tout autre. Elle ne se mêlait jamais de la gestion de la Fabrique mais, sans vouloir déroger à son habitude, elle ne pouvait concevoir sérieusement que la jeune fille des Vieilles Cours s’installât au cœur même de la manufacture familiale. La difficulté fut de l’expliquer à son mari. Aux questions qu’il posa pour en comprendre les raisons, elle ne répondit pas vraiment et préféra le lui demander comme un service.

« Je ne souhaite pas que cette personne ait un bureau dans vos murs !

– Mais pourquoi donc, que diable ! Je n’ai jamais connu une ouvrière aussi talentueuse depuis que j’ai repris la Fabrique !

– Imaginez qu’une autre ganterie la sollicite ! Ses gants commencent à circuler et je verrais mal un de mes concurrents ne pas l’accueillir à bras ouverts...

– À vous écouter, on croirait que la survie de la Fabrique en ces temps difficiles repose sur les seules épaules de cette fille !

– En quelque sorte, ma chère, en quelque sorte... Il ne faut pas mésestimer la concurrence que nous livrent les ganteries de Millau, de Saint-Junien, de Niort ou d’Annonay. Il y a quelques années, la lutte était réelle mais sans grand risque.

Aujourd’hui, les usines se livrent des combats farouches dont peu en sortiront indemnes. Nous ne préserverons nos intérêts ici que si nous savons les valoriser, et cette mademoiselle Fauconnier est un atout considérable !

– Je veux bien vous croire mon ami, mais lui donner un bureau me semble prématuré... L’a-t-elle demandé au moins ?

– Non, bien sûr que non ! Elle est aussi discrète qu’efficace et n’a jamais rien demandé pour elle-même...

– Accordez-moi alors cette faveur de ne l’accueillir que plus tard...

– Je ne vous comprends pas...

– Remettez votre décision à une prochaine fois. Vous me l’avez dit vous-même, elle n’a rien demandé, alors accordez moi un peu de temps pour que je me fasse à cette idée...

– Mais vous faire à l’idée de quoi ? tempêta le directeur. Croyez-vous que je puisse avoir des vues sur cette fille pour vouloir m’en interdire à ce point la proximité ?

– Nullement, vous le savez bien... Mais j’ai mes raisons et je préfère les garder pour moi. »

Elle s’approcha de son mari avec une moue boudeuse et lui prit la main tendrement...

« Jules...

– Bon, je vous accorde cette faveur... Mais ne m’en demandez pas davantage... Je ne voudrais pas la perdre... »

Les poings serrés, Marguerite Duplantier avait écouté la conversation derrière l’une des portes du vaste bureau, redoutant à chaque instant une arrivée intempestive dans le couloir. Un sourire fendit son visage en entendant Jules Trefandhéry renoncer à son dessein. Elle n’aurait donc pas à supporter la promiscuité écœurante de cette traînée dans les ateliers. La femme du directeur avait habilement manœuvré, elle ne pouvait pas dire le contraire...

* *

*

Paul quitta discrètement la maison de l’avenue Carnot et traversa le square du Boulingrin en direction de la place du Champs-de-Mars. Il apercevait au loin la haute cheminée fumante de la Fabrique qui lui rappelait que ces volutes empestées de suie et de métaux lourds contribuaient à faire naître les créations d’Élise…

Il descendit la côte par un petit chemin abrupt qui aboutissait à la rue de Neufchâteau à travers le faubourg Saint-Aignan, avec la ferme idée de gagner rapidement le Val des Choux. Une fois parvenu sur place, il respira avec soulagement. Il avait laissé la ville et ses agitations fébriles loin derrière lui. Il allait enfin trouver un calme propice à ses aspirations...

Il s’éloigna prestement de la Maladière pour s’assurer une solitude et une tranquillité parfaites. Il marcha longuement en bordure du canal dans la direction de Choignes. À mi-chemin, il jeta un œil à droite et à gauche pour s’assurer qu’il était seul et prit le temps d’admirer le ballet lent et majestueux de hérons que rien ne troublait.

Quand les volatiles prirent leur envol, dérangés par on ne sait quelle envie soudaine, Paul sortit de son gilet un Agent, revolver bien connu de la Manufacture française d’armes et de cycles de Saint-Étienne. L’arme à feu, équipée d’un barillet à cinq coups, était un modèle un peu plus luxueux qu’à la normale car les plaquettes de crosse en noyer quadrillé avaient été remplacées par de la nacre qui brillait au soleil. Le revolver bien en main, il leva lentement le canon vers son visage avant de le placer au niveau de sa tempe droite et d’armer le chien. Puis, après avoir pris une grande respiration et jeté une dernière fois un regard aux échassiers qui s’éloignaient dans le ciel, il commença à presser la queue de détente...

Aussitôt, une voix puissante l’interpella depuis un bas-côté.

« Halte-là, mon brave ! Dieu seul peut retirer la vie ! »

Paul dévisagea un instant le grand clochard à la barbe impressionnante qui venait de l’interrompre dans son funeste dessein, hésita un peu, puis laissa tomber l’arme sur le sol.

Le coup partit instantanément dans une détonation assourdissante. Surpris par tant de vacarme, Paul recula en tremblant et se mit à fondre en pleurs.

Deux autres clochards surgirent à leur tour. L’Archipel l’avait échappé belle : le projectile s’était fiché dans l’épaisse besace de cuir qu’il portait au côté.

« Je me présente, Mon Prince, l’Archipel, pour vous servir ! Pour un peu, vous me creviez la bedaine avec votre ustensile Camardier (terme inventé par l’Archipel, dérivé de la Camarde, la Mort) ! Mes deux compagnons que voici, Pue la m… dit Corde au cou et Queue d’argent dit Trou d’aiguille, en eussent été fort marris. N’est-ce pas mes braves ?... »

Les deux hommes acquiescèrent et se précipitèrent pour relever le pauvre jeune homme abasourdi.

« Peine de coeur, je suppose ! » s’exclama l’Archipel...

Paul opina du chef.

« Bah, n’en faites donc point tant pour si peu. Dites-vous que la donzelle vous reviendra peut-être un jour ; et à ce moment-là, c’est vous qui n’en voudrez plus...

– Non, dit Paul, elle ne reviendra pas...

– Diantre ! s’écria Pue la m…, en voilà un que le beau Cupidon a sévèrement blessé de son trait !

– À qui avons-nous l’honneur ? demanda Queue d’argent qui voyait bien que le jeune homme était de bonne famille.

– Paul Trefandhéry...

– Trefandhéry ?... De la fabrique de gants ? » demanda l’Archipel.

Paul approuva d’un signe de la tête.

 « Que vous arrive-t-il donc pour vouloir en attenter à vos jours par un si bel après-midi ?

– La seule personne à qui j’aurais voulu confier ma vie n’a pas daigné l’accepter...

– Vous savez ce qu’on dit, reprit Queue d’argent, une de perdue...

– Peu m’importe les autres, c’est vers elle et vers elle uniquement que vont les élans de mon cœur…

– N’y aurait-il donc pas d’autres jeunes filles éprises de vous ? demanda Pue la m…

– Il y a bien la de Maugier mais j’ai été clair avec elle il y a peu...

– de Maugier... répéta l’Archipel, soudainement distant et pensif. »

Un voile de dureté venait de s’abattre sur son visage.

« Oui, la fille de feu ce pourceau de général qui s’est fait cassé la gueule pendant la guerre... en allant d’un bordel à un autre je suppose !… »

Les quatre hommes discutèrent longuement au bord du canal. Les clochards étaient parvenus à convaincre Paul que la vie valait d’être vécue, quelle qu’en fut la difficulté, et qu’une peine de cœur n’était somme toute qu’un sel de l’existence parmi d’autres...

Résigné, le jeune homme ramassa son revolver, le jeta dans le canal (où il doit toujours se trouver d’ailleurs...) puis remercia les trois compagnons avant de les quitter.

Ils lui avaient sauvé la vie, et ce faisant lui laissaient espérer de nouveau un possible retour d’Élise, un jour qui ne serait pas fait comme un autre...

En attendant, Paul estimait qu’il n’avait plus de temps à perdre. Sa décision était prise : il ne reprendrait pas la Fabrique et partirait faire sa médecine à Nancy. L’idée de quitter Chaumont le réjouissait d’une certaine manière. Une fois dans la ville de Stanislas, il serait un homme neuf, débarrassé des scories de son passé et à l’abri de toute rencontre inopportune...

* *

*

La disparition prématurée d’Émile avait bouleversé l’existence d’Eugénie. Loin toutefois de l’affaiblir, ce drame avait renforcé la jeune fille dans sa foi. Elle avait toujours ressenti comme un appel lointain pour tout ce qui touchait au religieux. C’est elle qui, bien des années auparavant, avait donné à son jeune frère l’image, jaunie avec le temps, de la Vierge Marie, précieuse icône que le garçon avait accrochée avec beaucoup de dévotion sur l’un des murs du logis familial. C’est encore elle qui avait recollé les morceaux du saint portrait que son père avait déchiré dans un accès de colère. C’est elle enfin qui avait glissé dans le cercueil de mauvaise facture où le corps d’Émile avait été déposé l’image qu’il aimait tant. Le manque d’argent et le peu de disponibilités des menuisiers, débordés par les trop nombreux décès liés à l’épidémie de grippe espagnole, avaient contraint les Fauconnier à se rabattre sur un assemblage de grossières planches de sapin mal clouées pour servir de dernière demeure à ce pauvre garçon que la vie n’avait décidément pas gâté. En déposant l’image de la Vierge dans le cercueil, Eugénie eut l’impression de donner à son frère la communion qu’il n’avait jamais reçue. Un viatique pour la vie éternelle plus efficace que tous les bonheurs qu’il aurait pu connaître sur terre. En le rappelant à lui, Dieu lui avait accordé un grand privilège dont Eugénie Lui savait gré. Et quel plus beau remerciement aurait-elle pu accorder au Père que de Lui consacrer sa vie ?

Quand elle annonça à sa mère et à sa sœur sa décision, les deux femmes échangèrent un regard silencieux qui en disait long sur leur étonnement. Certes, la jeune fille avait toujours montré un goût certain pour la prière mais de là à vouloir porter le voile, il y avait un pas... Elles ne se crurent cependant pas en droit de remettre en cause la vocation naissante d’Eugénie.

Deux ou trois jours plus tard, elle fut présentée à la mère supérieure de la Congrégation des sœurs de la Vierge des Pauvres qui lui ouvrit les portes de son couvent sans poser de questions. C’était une femme douce et généreuse qui savait que beaucoup de vocations naissaient de drames difficilement surmontés et que Dieu dans ces circonstances n’était souvent qu’un refuge réconfortant comme aurait pu l’être l’alcool ou le départ pour un pays lointain. Elle accueillit donc la jeune fille avec beaucoup d’égards, comme elle le faisait toujours en pareil cas, sans lui cacher cependant que la vie qu’elle voulait se donner n’était pas celle de la facilité, que le doute l’assaillirait souvent et que se conformer aux règles strictes de cet ordre entraînerait pour elle des contraintes quasi insurmontables qui lui imposeraient de se faire violence à de nombreuses reprises, surtout vu son jeune âge...

« Êtes-vous certaine de le vouloir, lui demanda un mois plus tard la mère supérieure à trois reprises, main droite sur la poitrine et main gauche sur l’Évangile.

– Oui, je le veux, répondit Eugénie, le cœur plein d’un bonheur nouveau qui enchantait son âme meurtrie et illuminait son regard d’une lueur nouvelle.

– Nous vous acceptons dans cette communauté, Marie-Eugénie, reprit la mère supérieure en lui passant autour du cou la longue cordelette blanche au bout de laquelle pendait un crucifix.

– Amen ! » s’écrièrent toutes les sœurs qui étaient réunies en cercle autour d’elles.

Ni Valentine ni Élise ne furent autorisées à assister à la cérémonie…

* *

*

L’époque où le tout-puissant directeur de la Fabrique régnait sans partage sur ses salariés était bel et bien révolue. La guerre était passée par là, la diffusion des idées socialistes aussi.

L’action des syndicats se faisait sentir plus fortement, en particulier auprès de la grande masse des ouvriers. Même ceux de la ganterie, pourtant plus spécialisés et souvent mieux rémunérés que leurs homologues chaumontais, osaient désormais protester, s’opposer, voire revendiquer ! Aussi bien pour les salaires que pour les conditions de travail. Le consensus né du premier conflit mondial avait disparu. Il y avait de plus en plus deux mondes qui se faisaient face : celui des dirigeants, petits ou grands, et celui des dirigés. Des « exploités », commençait- on à entendre ici ou là. Déjà l’année précédente, en 1919, un défaut d’approvisionnement en jaunes d’œuf avait provoqué un arrêt des activités de la mégisserie pendant une dizaine de jours. Certains esprits s’étaient échauffés et des revendications nouvelles étaient apparues, au grand dam du directeur qui devait ajouter à ses préoccupations concurrentielles d’autres considérations liées aux aspirations de ses travailleurs.

Jules Trefandhéry savait en revanche que le plus grand malheur qui pouvait arriver à tous ceux et toutes celles qui tiraient leur pain quotidien de la ganterie était la disparition de son entreprise ! Il se devait donc de gérer au mieux les intérêts collectifs, aussi bien les siens que les leurs. C’est dans ce contexte difficile qu’il fit appel en 1920 à la troupe pour garder les bâtiments durant une grève qui avait éclaté et qui menaçait depuis peu l’intégrité même des installations. Son rôle était de protéger l’outil de production contre toute dégradation qui aurait entravé la bonne marche des activités au moment de la reprise. Il regardait comme un crime injustifiable toute atteinte portée aux infrastructures de l’usine. D’autant qu’à ses yeux, personne n’y avait intérêt, encore moins les ouvriers que lui-même...

Ce n’était pas la première grève, ce n’était pas la dernière non plus. Il avait compris qu’il devrait intégrer cette réalité dans sa gestion. À regret cependant...

* *

*

Fort heureusement, du côté des commandes les choses allaient beaucoup mieux. La notoriété d’Élise ne cessait en effet de dépasser les frontières de la ville et du département, à la plus grande joie du directeur qui voyait ses carnets se remplir de nouvelles demandes.

Il faut reconnaître qu’Élise venait de frapper un grand coup avec le modèle qu’elle avait présenté à Eléonore de Bellesgardes. Madame de Bellesgardes, riche héritière chaumontaise fantasque et exubérante, avait sollicité la jeune modéliste pour qu’elle lui propose quelque chose de moderne et de classique à la fois, de « sérieux tout en étant terriblement tendance » pour reprendre ses propres termes, afin de faire sensation lors de la grande fête qu’elle s’apprêtait à donner dans son hôtel particulier de la rue du Palais. Elle ne fut pas déçue...

Tous ses invités furent subjugués par la magnificence de ses gants ! Élise s’était surpassée. Sur une peau de chevreau rouge vermeil d’une exceptionnelle finesse, elle avait fait broder une célèbre tapisserie du Moyen-Âge, la Dame à la Licorne. Elle avait su rendre, par un jeu subtil de fils de soie entrecroisés, le décor merveilleux de cette scène énigmatique : devant une tente entrouverte d’un bleu sombre parsemé de larmes d’or, une jeune femme richement vêtue tendait négligemment à sa servante un collier tandis qu’une licorne, pattes avant relevées, observait la scène avec complicité dans un paysage de fleurs vivaces. Fidèle à son modèle, Élise n’avait pas omis de broder sur la collerette des manchettes l’inscription mystérieuse qui fit le succès de cette tapisserie : À mon seul désir.

Il n’en fallut pas davantage pour que madame de Bellesgardes s’extasie sans relâche sur les dons fantastiques de la jeune mademoiselle Fauconnier et sur sa capacité à élaborer des gants en parfaite harmonie avec la personnalité de leurs commanditaires. En quelques heures, à peine, Élise venait de conquérir toute la haute société locale.

Esther et Jules Trefandhéry, également invités, furent à leur tour longuement félicités.

« Je dois reconnaître, mon ami, que cette fille n’est pas dénuée de talent ! murmura la femme du directeur de la Fabrique à l’oreille de son mari. Le seul désir de madame de Bellesgardes est de plaire ! Son souhait est donc exaucé... »

Jules se contenta de la regarder en souriant, tout en pensant qu’Élise était décidément une perle rare à ne pas laisser filer...

* *

*

Alors qu’Élise longeait la rue Toupot d’un bon pas, une calèche s’arrêta à sa hauteur et un homme tira le rideau de la portière pour lui adresser la parole.

« Mademoiselle Fauconnier ? »

Elle hésita un instant puis répondit par l’affirmative. L’homme stoppa son cocher et descendit aussitôt de sa voiture.

Elle ne l’avait jamais rencontré auparavant.

« Mademoiselle Fauconnier, mille pardons de vous importuner ainsi en pleine rue mais je tenais à vous exprimer toute mon admiration pour votre immense talent... »

Un peu interloquée mais aussi amusée, elle s’inclina légèrement pour saluer l’inconnu.

« J’ai eu l’honneur d’apercevoir les gants de madame de Bellesgardes lors de la réception qu’elle a donnée hier et il me fallait vous rencontrer...

– C’est fait...

– Oui,... bien sûr, mais vous voir me trouble désormais davantage que je ne l’aurais cru... Permettez-moi de vous offrir ce modeste gage de ma reconnaissance, dit-il alors en tendant à Élise un somptueux bouquet de fleurs.

– Je ne sais pas quoi dire, dit-elle avec embarras...

– Ne dites rien et acceptez-les...

– Merci Monsieur ! Monsieur ?...

– Où avais-je la tête, je manque à tous mes devoirs ! Onésime de Woëvre. Voici ma carte... »

Élise saisit du bout des doigts le petit carton que l’homme lui tendait : Onésime de Woëvre. Rue du Palais, Chaumont.

« Enchantée, monsieur de Woëvre...

– Le plaisir est pour moi, Mademoiselle. Me feriez-vous l’honneur d’accepter que je fisse quelques pas en votre compagnie ?

– Faites comme bon vous semble... »

Élise ne savait que penser de cet homme de presque cinquante ans qui marchait à ses côtés.

Les semaines suivantes, il ne se passa pas un jour sans qu’elle ne reçoive un mot ou un petit cadeau de l’inconnu. Il lui faisait à n’en pas douter une cour de tous les instants…

Après plus d’un mois, Élise prit son courage à deux mains et tenta de le dissuader de poursuivre ses tentatives. Elle fut claire et directe, lui parla longuement de Paul, mais il ne renonça pas pour autant. Sa détermination ne fut plus la même quand elle eut la certitude que le fils du directeur de la Fabrique était parti pour Nancy. Elle pleura des journées entières, ne parvenant pas à calmer sa détresse et son incompréhension face au comportement de celui qu’elle attendait depuis si longtemps. Pourquoi avait-il décidé du jour au lendemain de faire sa médecine à Nancy, sans même la prévenir ou chercher à la revoir ?...

Qu’avait-elle donc fait pour qu’il se montre si dur envers elle, alors que tout laissait à penser avant-guerre qu’ils partageaient l’un comme l’autre une douce attirance réciproque ?

Compréhensif et discret, Onésime de Woëvre tenta de réconforter la jeune fille et ne l’abandonna à aucun instant.

Un jour où la colère l’emporta sur le désespoir, Élise interpella l’homme de la rue du Palais avec véhémence :

« Qu’avez-vous à me suivre en permanence ? Ne voyez-vous pas que je souffre ? C’est Paul que j’aime, pas vous ! Alors partez, laissez-moi, allez-vous-en !...

– Je comprends votre affliction, Élise, et je partage à ma manière votre épreuve... Je ne vous demande pas de m’aimer, à l’impossible nul n’est tenu, je ne vous demande que de m’épouser ! En acceptant d’être ma femme, vous me feriez un grand honneur et, pourquoi pas, peut-être pourriez-vous me donner l’enfant que mes vieux jours appellent de tous leurs vœux !

– Partez, vieux fou ! Laissez-moi !… »

Onésime partit sans dire un mot puis revint le lendemain.

Le surlendemain aussi. Et chaque jour qui suivit…

Élise finit par s’habituer à cette présence parfois encombrante, parfois attendrissante. Toujours prévenant, il manifestait en permanence tant d’égards vis-à-vis d’elle qu’elle ne savait plus quoi penser...

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