Sur le plateau du Haut-du-Lièvre
C’est la plus ancienne vue du Haut-du-Lièvre que je possède. Une photographie vraisemblablement prise autour de 1900. On y voit quatre adultes et une enfant, tous de dos, sauf une femme un peu à l’écart sur la droite qu’on aperçoit de trois-quarts, un bouquet de fleurs à la main. Ils regardent vers l’horizon, avec nonchalance ou conviction. Que savent-ils de l’avenir ? Que devinent-ils des lendemains qui s’annoncent ? La jeune fille est-elle encore de ce monde à l’heure où j’écris ces lignes ?
Autant de questions qui resteront à jamais sans réponse. La seule chose qui reste, c’est ce cliché anonyme intitulé « Sur le plateau du Haut-du-Lièvre ».
Difficile d’imaginer aujourd’hui cette paisible étendue de pelouse calcaire environnée d’arbres aux essences locales variées. Difficile de concevoir que ce vaste promontoire qui surplombe Nancy a été un lieu de promenade et de villégiature offrant à celles et ceux qui avaient la possibilité de s’y rendre par des chemins escarpés l’immensité d’une nature encore vierge aux portes de la Ville.
Pourquoi nos inconnus ont-ils été photographiés ainsi ? De dos ? Et le photographe, dans tout cela ? On ne le voit pas, lui. On l’oublie et pourtant il est là. Sans lui, nous n’aurions rien conservé de leur existence. Une existence qu’on suppose dorée, au moins aisée ; leurs accoutrements sont là pour le laisser entendre.
Imaginons maintenant que le lieu exact du cliché soit identifiable. Il ne nous resterait qu’à maintenir dans la même position nos promeneurs et à substituer le panorama actuel à celui qu’ils avaient alors sous les yeux. Quel choc ! Pour eux, surtout. Et pour nous peut-être aussi. Plus de trace d’une nature dépouillée et encore sauvage d’une certaine manière, plus d’étendue apaisante, plus de dépaysement au prix d’un effort louablement consenti. Plus rien de tout cela. Juste un treillis urbain complexe et alambiqué, érigé à grands renforts de millions d’Euros dans le seul but de (re)faire du Haut-du-Lièvre un quartier « comme un autre » et non une « cité » (au pire sens du terme) en marge de la vraie ville, tapie sur les hauteurs qui la bordent d’une peu loin.
Vouloir retrouver le modernisme flamboyant des années 60, si exigeant dans ses ambitions populaires, ne servirait à rien. Il aura eu au moins le mérite d’exister, et d’abord dans les souvenirs de ceux qui ont bénéficié de ses innombrables bienfaits à une époque où le mal-logement était une réalité certainement plus aigüe qu’elle ne l’est aujourd’hui, quoi qu’on en dise. C’est cette image que je conserverai donc avant de revenir à celle, plus ancienne, qui a ouvert cet article. Laissons donc là ces inconnus à leurs rêveries, à leurs pensées, sans chercher à dévoiler davantage le mystère qu’elles recèlent à jamais…