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Les livres de Jérôme Thirolle
16 mars 2015

Chapitre 22 La visite du président

 

Inauguration PhotoJT

Chapitre 22 La visite du président

Le calendrier des Postes était formel : il ne restait plus que deux jours avant l’arrivée du président de la République. Cela faisait plusieurs mois que ce 03 juin 1923 hantait les esprits mais cette fois le sablier du temps avait fait son œuvre et la date tant attendue était imminente.

Toutes les rues de Chaumont bruissaient de rumeurs et s’agitaient anormalement. Chacun y allait de son coup de balai, de son petit embellissement. Les fonctionnaires communaux étaient sur le qui-vive et les cadres de la ganterie s’affairaient pour préparer l’accueil de l’illustre personnage. De leur côté, les sculpteurs avaient effectué les dernières retouches au monument célébrant l’aide américaine pendant la guerre que le président devait inaugurer derrière le square du Boulingrin, près des Vieilles Cours.

Avec un peu de chance, Joséphine pourrait voir passer les cortèges officiels...

* *

*

« Beaucoup de tintamarre pour pas grand-chose ! » C’est ainsi que Marguerite Duplantier résumait à sa boulangère son opinion sur l’agitation qui avait saisi la ville. L’entrepreneuse était plus discrète depuis l’ascension d’Élise même si le départ de Valentine lui avait facilité les choses. De toute façon, Marguerite avait atteint le seul but qu’elle s’était fixé : séparer et éloigner à jamais la jeune femme du pauvre Paul. Elle y était parvenue et en retirait une satisfaction qu’aucun plaisir terrestre n’aurait pu surpasser. Elle déplorait cependant que le directeur accordât un peu trop d’attention à cette traînée. Une histoire de fesses, certainement...

La tension qui régnait à la Fabrique ne lui plaisait guère. Elle craignait que la vigilance de ses collègues ne se relâchât et que les paires de gants qui auraient dû être réformées ne parvinssent à passer tout de même entre les mailles du filet.

Elle consacrait en fait toute son existence à son métier et ne pouvait admettre la moindre faiblesse, le moindre écart. Elle n’aimait rien ni personne. Sa jeunesse y était peut-être pour quelque chose : abandonnée quatre semaines après sa naissance, elle avait été placée à l’Assistance publique. Enfant illégitime, elle n’avait croisé qu’une seule fois sa mère vers l’âge de douze ans. Gouvernante chez un brasseur originaire d’Arlon en Belgique, celle-ci n’avait pas voulu s’embarrasser d’une enfant qui pouvait compromettre son intégration sociale. Privée d’amour, Marguerite avait très tôt décidé de s’en passer à jamais. Avec l’âge, son attitude ne s’améliorait pas et son caractère encore moins. Pour un oui ou pour un non, elle retournait aux couturières désemparées des travaux qu’elle jugeait mal faits ou insuffisamment retouchés. La direction de la ganterie connaissait ses excès mais n’était jamais intervenue dans la mesure où les produits qu’elle rapportait étaient toujours exempts d’imperfections. Marguerite le savait et en jouait.

La régularité de sa vie était pour elle une façon de protéger son intimité. Elle se rendait ainsi à la messe tous les dimanches, vêtue de noir et la tête coiffée d’un petit chapeau à voilette de circonstance. Invariablement, elle déposait avec recueillement son obole dans le panier d’osier au moment de la quête : une pièce de cinq sous, en pensant qu’avec tout ce qu’elle donnait depuis des années le Seigneur ne pourrait pas lui refuser une place au Paradis...

La semaine précédant la visite présidentielle, elle déposa exceptionnellement deux pièces de cinq sous et forma le vœu que le directeur de la ganterie réalisât enfin qu’Élise n’était rien d’autre qu’une petite peste sans cervelle que ce vieux grigou d’Auguste Fontaine était parvenu à hisser dans son estime à force de manigances. Là aussi, une histoire de fesses, très certainement...

* *

*

« Les voilà, les voilà ! » s’écria Philogène avec enthousiasme alors qu’un important bruit de moteurs annonçait l’arrivée du cortège présidentiel.

À dix heures précises, la voiture dans laquelle avait pris place Alexandre Millerand passait le portail de la ganterie. Élise eut du mal à contenir l’excitation du jeune garçon qui ne parvenait plus à rester en place.

« Calme-toi, Philogène, et n’oublie pas que monsieur Trefandhéry nous fait l’honneur de nous associer aux cérémonies de ce grand jour, alors ne lui faisons pas regretter son geste. Et ne t’inquiète pas, tu vas le voir le président, tout est prévu ! »

Le ciel était d’un bleu azur, limpide et pur, et seuls quelques oiseaux de passage le traversaient sans s’attarder. Millerand avait commencé un peu plus tôt sa promenade en automobile dans les quartiers les plus anciens de Chaumont sous ce beau soleil de juin. Le maire de la ville était fier de lui présenter les tours orgueilleuses de la basilique Saint-Jean, le charme désuet des escaliers à tourelles qui égayaient la pierre blonde des façades usées par les ans et l’étroitesse des ruelles qui suivaient sans doute le tracé de remparts successifs mais oubliés. Ils s’arrêtèrent aussi quelques instants sur la terrasse du palais des comtes de Champagne, au pied du vénérable Donjon, pour regarder le panorama qui s’ouvrait à perte de vue sur la vallée de la Suize.

« Monsieur le Président, vous avez un agenda chargé ! Avait rappelé avec discrétion l’un de ses conseillers.

– Mmmm, on y va... En respirant le terroir, je respire l’Histoire, je respire la France ! » Puis, content de son bon mot, il était remonté dans la voiture en direction de la fabrique de gants.

Hormis lors de la célébration du Grand Pardon, les rues n’avaient jamais été aussi décorées et embellies. Partout les guirlandes couraient sur les balustrades et les balcons, partout les portes disparaissaient sous les fanions tricolores, partout le souvenir de l’intervention américaine était présent. Il faut dire que l’événement de la journée n’était pas la visite de la manufacture Trefandhéry mais l’inauguration du monument franco-américain. Des écussons fleuris avaient recouvert les lampadaires, les encadrements de fenêtres et même les bicyclettes. Rien n’était trop beau pour célébrer avec faste cette communion républicaine. À n’en pas douter, la « fête présidentielle » allait éclipser le Grand Pardon prévu dans une vingtaine de jours !

Le véhicule s’arrêta dans la cour. Aussitôt, l’Harmonie gantière, une formation de musiciens constituée au sein de la Fabrique, entama La Marseillaise. Habitué à la redondance traditionnelle de ce type de manifestations musicales, Millerand prit la pose le temps de l’hymne national puis s’avança vers Jules Trefandhéry qui s’approchait pour le saluer. « Monsieur le Président, soyez assuré de mon plus profond respect et de mon infinie gratitude pour l’honneur que vous nous faites en acceptant de visiter notre manufacture de gants ! » Le ton était donné.

Le beau temps aidant, tous les membres du conseil d’administration de la ganterie furent présentés dans la cour au président de la République qui salua chacun d’eux avec un petit mot aimable.

« Messieurs, s’exclama Millerand, en visitant votre belle et grande Fabrique, j’honore de ma modeste présence le symbole même d’une France laborieuse et innovante qui inscrira notre économie dans un devenir prometteur ! Depuis plusieurs années, sous l’impulsion et la direction de monsieur Trefandhéry ici présent, vous avez fait de cette activité le fleuron d’une ville et l’emblème à l’étranger de la qualité des produits français. Plus que nos ambassades, vos gants représentent ce que la France fait de mieux en matière d’artisanat industriel ! Monsieur le directeur, vous êtes également exemplaire en matière de législation sociale sur des thèmes qui, vous le savez, me sont chers : le travail des femmes et des enfants ainsi que la durée du labeur journalier. Vous avez su démontrer que l’efficacité économique d’une entreprise n’était pas entravée par la prise en compte des conditions de vie des ouvriers mais bien au contraire qu’elle la complétait, la renforçait, la crédibilisait ! Monsieur Trefandhéry, au nom de vos employés, au nom des entrepreneurs de la République, et au nom de la France, soyez-en remercié ! »

Un tonnerre d’applaudissements couvrit les derniers mots du président pendant que plusieurs dizaines de jeunes filles, toutes vêtues de bleu, de blanc et de rouge, s’écriaient « Vive le Président ! Vive Millerand ! » en agitant frénétiquement une multitude de drapeaux.

 

L’Harmonie gantière entama alors le célèbre Hymne des mégissiers que beaucoup d’invités reprirent en cœur. Guidée par le directeur et accompagnée par les administrateurs dans leur tenue des grands jours, la délégation présidentielle entreprit la tournée des ateliers féminins. Aucune profession ne fut oubliée : coupeuses, fourchettières, couturières, brodeuses, empaqueteuses.

Jules Trefandhéry avait fait le choix d’éviter au président et à ses accompagnateurs les rudes conditions des ateliers masculins, notamment ceux où se préparaient les peaux. Les illustres invités terminèrent leur périple par un instant de recueillement devant le monument aux morts de la salle d’honneur. Le directeur fit un bref discours pour honorer la mémoire des soixante-cinq disparus, morts pour la France, avant de dévoiler la plaque de marbre célébrant la visite présidentielle de ce jour, juste en face de celle installée en janvier 1919 lors de la venue du général Pershing.

« Monsieur le Président, avant de vous laisser à vos obligations et en remerciement pour le temps que vous nous avez consacré, je vous prie d’accepter ces modestes présents... »

Deux enfants s’avancèrent, les bras chargés de lourds bouquets de fleurs.

« Comme c’est touchant ! s’écria le Président, rompu à ce type d’exercice. Comment t’appelles-tu, ma petite ?

– Angèle, répondit l’enfant avec timidité.

– Tes fleurs sont bien belles mon ange... Et toi, mon petit gars, quel est ton nom ?

– Philogène, Monsieur le Président.

– Eh bien, Philogène, je te remercie au nom de la France pour ce magnifique bouquet, et toi aussi Angèle. »

Millerand aperçut alors aux bras des deux enfants le brassard des pupilles de la Nation.

« Angèle, Philogène, en me remettant ces fleurs, vous faites honneur à votre pays à travers ma personne, tout comme votre père a fait honneur à sa patrie en tombant pour la défendre. C’est à lui que nous devons notre liberté. Ne l’oubliez jamais, les enfants, votre père était un brave et vous êtes ses dignes représentants ! »

En entendant le président prononcer ces mots, Joséphine fondit en larmes et une vague d’émotion traversa l’assistance.

« Monsieur le Président, reprit Jules Trefandhéry, je ne saurais vous laisser partir sans offrir aux dames ici présentes un modeste souvenir de leur passage parmi nous. »

Quatre jeunes filles s’avancèrent discrètement en tendant à leurs destinataires des coffrets en bois de rose entrouverts. L’épouse du président remercia son hôte pour cette délicate attention et montra à son époux la magnifique paire de gants brodés de fleurs et de formes géométriques colorées qu’elle venait de recevoir.

« Dieu que vos gants sont fins et délicats, monsieur Trefandhéry, s’exclama Millerand. Votre réputation n’est pas surfaite ! Et quel est l’artiste qui dessine de telles merveilles ?

– C’est une femme, Monsieur le Président...

– Une femme ?…

– Élise, venez saluer monsieur Millerand… »

Elise s’approcha du président avec hésitation et fit une légère révérence devant son épouse.

« Madame, votre talent n’est qu’un pâle reflet de la beauté que vous transmettez à ceux qui ont l’honneur de porter vos réalisations ! Votre réussite est un exemple pour toutes les ouvrières ! Vive les femmes et vive la France ! »

L’heure étant déjà bien avancée, le Président quitta la Fabrique, non sans avoir salué une dernière fois le directeur et ses collaborateurs.

* *

*

Une foule indescriptible se pressait autour du square du Boulingrin et du Champ-de-Mars. Les agents de la maréchaussée, épaulés par des militaires en tenue, ne savaient plus où donner de la tête. Le président était resté un petit peu plus longtemps que prévu à la ganterie et les cérémonies d’inauguration du monument à l’amitié franco-américaine avaient pris du retard, ce qui n’arrangeait rien.

À onze heures quinze, Millerand prit place à la tribune d’honneur, aux côtés de Raymond Poincaré, président du Conseil, des maréchaux Pétain et Joffre, encore tout auréolés de leur gloire militaire, de l’ambassadeur des États-Unis, du préfet, du général Mangin et de monseigneur Louvard, évêque de Langres, accompagné par l’abbé Brûledeniers, fin connaisseur des arcanes locales. Dans les rangs suivants, on pouvait apercevoir Rodolphe Beauvallon, Marie-Uranie Barboint de Maugier, Onésime de Woëvre, Éléonore de Bellesgardes, Cyriaque Cavaluc ainsi que de nombreuses personnalités venues assister à cette cérémonie unique en son genre. Sans parler des journalistes de tous bords qui se pressaient dans les travées...

Tassé dans un large fauteuil et chapeau sur les genoux, le président Millerand, surnommé parfois le Sanglier autant pour la détermination farouche dont il faisait preuve en toutes circonstances que pour son allure épaisse et bourrue, assista au dévoilement de la statue.

Le monument représentait la France sous les traits d’une femme de haute taille couverte d’un long voile, tenant par l’épaule un soldat français et tendant la main en forme de remerciement chaleureux à un jeune soldat américain qui s’avançait vers elle.

Un soldat du 37e d’infanterie sortit du rang, salua le président et l’ambassadeur des États-Unis puis se retourna vers la foule en prononçant à haute voix la dédicace gravée sur le socle du monument : « À l’amitié et à l’aide américaine. La France reconnaissante. Hommage du département de la Haute-Marne et de la ville de Chaumont. »

Auguste Fontaine, qui était parvenu à se glisser dans les premiers rangs, eut une pensée émue pour Juliane Morley qui avait donné sa vie à cette amitié d’outre-Atlantique. Il se consola en se disant que des confins du Ciel, elle regardait certainement avec satisfaction les effusions de la paix retrouvée.

La cérémonie dura encore longtemps, au plus grand plaisir des participants et des badauds qui avaient le sentiment de partager un instant hors du temps. Non loin de là, Marguerite Duplantier maugréait comme à son habitude :

« Beaucoup de tintamarre pour pas grand-chose... ».

* *

*

L’Archipel et ses deux compères durent attendre deux jours pour pouvoir regagner le centre-ville. Ils en avaient été chassés par des policiers en civil pour éviter de donner au président une image dépréciée du chef-lieu départemental.

« C’est pour ça qu’on nous a fait partir ? s’interrogea Queue d’argent en regardant le monument inauguré l’avant-veille.

– Bah, que veux-tu, répondit Pue la m…, on est peu de chose pour ces messieurs de la Haute...

– Reconnaissez tout de même que l’ensemble a de l’allure ! rétorqua l’Archipel. Le ciseau du sculpteur n’aurait certes pas démérité à alléger le mouvement mais l’esprit y est et il s’en dégage indubitablement une émotion fraternelle et patriotique qui ne laisse pas indifférent…

– Bien parlé ! s’écria Queue d’argent. Oublions notre exil ! Et goûtons maintenant à notre tranquillité retrouvée ! »

* *

*

En feuilletant L’Illustration, Paul tomba par hasard sur un long reportage consacré au déplacement du président de la République à Chaumont. Il sourit en apercevant la photographie en gros plan de son père en compagnie d’Alexandre Millerand et de son épouse. Il était donc parvenu à attirer dans sa manufacture tout l’aréopage républicain ! Et avec les honneurs en plus ! Paul esquissa cependant un rictus contrarié quand il reconnut sur un cliché en bas de page Élise entourée de deux enfants portant des gerbes de fleurs. Élise... Les années ne cessaient de l’embellir et de la rendre plus désirable à ses yeux. Pourquoi avait-il fallu qu’il la perde ainsi ? Pourquoi l’avait-elle rejeté, lui, alors qu’elle était tombée un peu plus tard dans les bras de ce vieux fabricant de sièges ? Il ne comprendrait donc jamais les femmes...

À Nancy, sa vie n’était plus la même. Il profitait de son existence de carabin autant qu’il le pouvait, apprenait un métier lucratif et respecté et jouissait sans limite, au propre comme au figuré, de toutes les distractions que la ville pouvait offrir à un jeune homme riche en pleine santé ! A parcourir sans relâche l’article, il s’était échauffé les sangs. Il lui fallait désormais apaiser le feu qui le consumait inexorablement. Il commanda donc plusieurs grenaches qu’il vida d’un trait les uns après les autres. En sortant du café, ivre et énervé, il se rendit sans réfléchir dans une maison qu’il savait proche et toujours accueillante.

Sur place, il choisit la première fille venue et la suivit dans le minuscule réduit qui lui servait de chambre. Soufflant et haletant, l’esprit embrumé par les vapeurs d’un mauvais alcool, il saisit violemment la femme par la taille alors qu’elle s’était penchée pour délacer ses bottines et lui releva les jupes en la plaquant contre lui.

« Minute, mon doux Prince ! s’écria la gourgandine avec un accent des bas-fonds. Les femmes, c’est comme les brosses à cheveux, ça s’utilise du côté où y’a les poils !... »

* *

*

« Élise, je ne vous reproche rien, vous le savez, mais je constate que les mois passent et que vous n’êtes toujours pas enceinte...

– Onésime, je me donne à vous avec constance et régularité, reconnaissez-le ! Je ne suis hélas pas maîtresse des mystères de la vie...

– Je le sais, je le sais, mais j’aimerais tant avoir un héritier ! Je ne suis plus tout jeune, mon amie, et chaque jour qui se meure me condamne un peu plus à me priver de toute descendance...

– Je vous comprends mais je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus ! J’ai suivi tous vos conseils et tous ceux du docteur Beauvallon pour conserver en moi le plus longtemps possible votre semence mais force est de constater que cela n’a rien donné pour le moment. Ne soyons pas trop pressés et laissons faire les choses, c’est certainement la meilleur explication...

– À défaut d’en envisager d’autres...

– Lesquelles, mon ami ? répondit Élise avec stupéfaction.

– Ne vous mettez pas dans des états pareils !

– Vous pensez que je ne suis pas capable de donner la vie ?

– Je n’ai jamais dit cela...

– Mais vous le pensez, c’est pire ! Et rien ne prouve que j’en sois seule la cause...

– Ne nous fâchons pas, mon amour...

– Regretteriez-vous de m’avoir épousée, monsieur de Woëvre ?

– Ne dites point de sottises ! Vous êtes ce qui m’est arrivé de plus délicieux sur terre ! Je me languis simplement après cet enfant qui tarde à venir... »

Onésime prit Élise dans ses bras avec respect et douceur.

« Restons-en là, voulez-vous bien ? » dit-il à son aimée en la regardant dans les yeux.

Une des domestiques de la maison, restée par discrétion à l’écart pendant toute cette conversation, pensa en elle-même qu’ils formaient décidément un drôle de couple...

* *

*

Élise monta rapidement l’escalier, en prenant garde de ne pas couvrir de poussière le bas de son manteau. Elle venait de moins en moins souvent aux Vieilles Cours. C’est Philogène, avec son entrain habituel, qui lui ouvrit ce jour-là.

« Oh, tante Élise ! Mamie, mamie, c’est tante Élise... » Valentine Fauconnier était assise à la table familiale, visiblement plongée dans une tâche qui requérait toute son attention.

En entendant prononcer le prénom de sa fille, son visage s’illumina d’un sourire généreux tandis qu’elle ôtait ses lunettes aux verres épais et parfaitement circulaires.

« Ne te dérange pas, Maman, dit Élise en déposant un baiser sur le front de sa mère.

– Comment vas-tu ma chérie ?

– Bien, et toi ?

– Quand mes enfants vont bien, il ne peut en être autrement pour moi !

– On est en carte postale ! On est en carte postale ! s’écrièrent en chœur Angèle et Philogène, dans un état d’excitation intense.

– Que dites-vous, les enfants ?

– Là, sur les cartes postales, c’est nous ! » Élise mit quelques secondes à comprendre ce que les enfants tentaient de lui expliquer.

« C’est simple, reprit Valentine, j’ai appris que nos cousins de Nancy, les Burger de la rue des Sables, venaient de donner naissance à un nouvel enfant. Une petite fille qu’ils ont prénommée Paulette. Elle est née le 2 septembre, 1923 bien sûr, c’est tout récent !

– Tu m’as souvent parlé d’eux mais je n’ai jamais eu, je crois, la chance de les rencontrer…

– Si, vous vous êtes vus mais tu étais toute petite. En tout cas, j’ai décidé de leur envoyer un petit mot de félicitations. Je suis donc allée au Grand Bazar et c’est là que j’ai trouvé cette carte postale de la visite du président Millerand. Il y en avait plusieurs mais j’ai vu que sur l’une d’elles tu apparaissais aux côtés du président avec Angèle et Philogène ! Je n’ai pas résisté et j’en ai acheté deux ! Une que je vais envoyer à nos cousins et une autre que je conserverai précieusement...

– Tu veux que je t’aide pour écrire ?

– Non, cela ne sera pas nécessaire. Tu sais, avec la perte de l’Alsace-Lorraine à la fin de la guerre de 1870, je n’ai pas eu l’occasion de fréquenter l’école mais j’essaie de me débrouiller. Il suffit de ne pas faire attention aux fautes d’orthographe...

– Chut ! lui murmura Élise en désignant du doigt les enfants...

– Tu as raison, mieux vaut qu’ils n’entendent pas ce que je dis ! Mais ne reste pas debout, tu veux boire quelque chose ?

– Non merci, Maman. Au fait, tu as des nouvelles d’Eugénie ?

– Pas beaucoup... Elle est très prise…

– Elle va bien au moins ?

– Je ne sais pas si elle est heureuse là-bas...

– Il faudra que j’essaie de la contacter. Si encore je pouvais prendre l’excuse de lui proposer des modèles de gants ! Mais je ne suis pas certaine que la coquetterie soit la préoccupation principale de sa congrégation...

– Non, effectivement... Mais tu connais ta sœur, elle ne s’en laisse pas conter ! C’est un esprit indépendant qui se conforme assez mal aux vérités toutes faites. Alors, là-bas...

Les deux femmes échangèrent un regard complice dans un silence partagé.

– Au fait, que nous vaut ta visite, Élise ? Avec tout le travail que tu dois avoir à la ganterie, je suppose que tu n’es pas venue sans raison...

– Joséphine n’est pas là ?

– Non, elle est sortie. Tu sais, grâce à la rente que ton mari nous verse, nous vivons correctement tous les quatre mais Joséphine ne veut pas rester ici sans contribuer à nos dépenses. Elle a donc cherché du travail… »

Voyant la stupéfaction se lire sur le visage d’Élise, Valentine crut bon de compléter ses propos :

« Non, rassure-toi : elle fait des ménages chez des gens honnêtes et respectables.

– Justement, c’est pour éviter cela que je suis ici...

– Mais il n’y a pas de mal à servir les autres, Elise, aucun labeur n’est infamant dès qu’il est accompli avec sérieux !

– Oui, Maman, je le sais mais le sort m’a gâté depuis un certain temps et si mon mari possède quelques biens, je gagne également de mon côté de l’argent. Beaucoup d’argent parfois...

– J’en suis heureuse pour toi, ma chérie.

– J’ai donc pris la décision de vous acheter à toi et à Joséphine une épicerie, rue Pasteur. L’affaire n’est pas bien grande mais elle est saine et bien située. Avec un peu de travail, elle prospérera aisément...

– Garde tes sous, Élise, nous n’en avons pas besoin...

– Il n’y a pas que cela, maman ! Pense aussi aux enfants, à leur mère et à leur avenir. Je savais que tu réagirais ainsi mais j’ai déjà tout préparé et il ne reste plus qu’à signer les papiers chez le notaire... »

Valentine serra sa fille contre elle et fondit en larmes juste après. En entendant leur grand-mère pleurer, Angèle et Philogène accoururent avec angoisse.

« Que se passe-t-il, mamie ?

– Un beau cadeau les enfants ! Élise nous offre une épicerie rue Pasteur ! »

Des larmes d’émotion coulèrent rapidement sur les joues de tous ceux qui se trouvaient dans la pièce.

Quand elle poussa la porte d’entrée un peu plus tard et qu’elle vit tous ses proches en pleurs, Joséphine ne comprit pas instantanément qu’ils partageaient le bonheur d’une joyeuse nouvelle. Une fois au courant, elle s’empressa de rejoindre cette confrérie lacrymale et embrassa longuement celle qui apparaissait désormais comme sa bienfaitrice...

* *

*

Walter s’assura que Jules Trefandhéry avait terminé son petit déjeuner avant de débarrasser la table. Le maître de la ganterie, comme tous les matins, parcourait la presse.

« Monsieur à l’air soucieux...

– Un peu Walter, un peu...

– Je comprends, Monsieur, les nouvelles d’Allemagne ne sont pas bonnes... »

Jules regarda Walter avec un air d’incompréhension.

« Je suppose que Monsieur veut parler de ce putsch fomenté début novembre contre le gouvernement du Reich par un obscur inconnu. Dieu merci, il a échoué dans son entreprise et a été incarcéré à Munich avec ses complices.

 – Oui, j’ai lu un article qui en parlait... Mais ce n’est pas ce qui me préoccupe ! C’est un événement sans importance perpétré par un homme sans importance. Je n’ai même pas retenu son nom...

– Adolphe Hitler, Monsieur...

– Oui, un nom comme cela... Ce n’est qu’un fait divers parmi d’autres, Walter, et ce n’est ni le premier ni le dernier...

– Tout de même, Monsieur, il ne faudrait pas que l’esprit de revanche finisse par l’emporter ! Certains extrémistes allemands pourraient en profiter pour radicaliser leurs positions. La plaie des champs de bataille est encore sensible...

– Rassurez-vous, Walter ! Je ne donne pas dix jours avant qu’on n’entende plus parler de cet individu ! Vous connaissez la presse, elle monte en épingle les mésaventures de n’importe quel olibrius dans le seul objectif de vendre du papier... »

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