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Les livres de Jérôme Thirolle
31 mars 2015

Chapitre 24 La noirceur au grand jour

Le cri PhotoJT

Chapitre 24

La noirceur au grand jour

QUAND, EN FÉVRIER 1929, le thermomètre descendit à moins vingt-cinq degrés centigrades, tout le monde crut que la vague de froid avait atteint son maximum. C’était sans compter sur les caprices occasionnels de la Nature qui rappelle à l’Homme de temps en temps qu’il n’est qu’une créature parmi d’autres dans un monde dont il n’est pas le maître mais un simple occupant.

De mémoire de Chaumontais, on n’avait jamais vu le gel coloniser à ce point le paysage : l’épaisseur de la glace sur le canal dépassait les cinquante centimètres, l’eau gelait partout : dans les puits, dans les canalisations et même sur les éviers au cœur des maisons. Mi-février, le record fut atteint : moins trente-deux degrés ! Les rues étaient désertes et les rares passants qui s’y aventuraient ressemblaient davantage à des explorateurs polaires qu’à des citadins ordinaires. Même les chevaux ne pouvaient plus supporter la morsure du froid : certains mouraient à même la chaussée, d’autres s’affalaient soudain, victimes d’une paralysie musculaire que seule une intervention humaine rapide et énergique pouvait combattre.

La vie fut comme suspendue quelques jours durant. À la Fabrique, les tonneaux de produits chimiques furent mis à l’abri dans les bâtiments sous d’épaisses couches de paille tandis que les peaux qui séchaient dans les hangars aérés se brisaient comme du verre sous l’effet du gel et du vent.

Jules Trefandhéry dut se résoudre à chauffer davantage les édifices de son entreprise en faisant occulter la plupart des verrières pour limiter l’intrusion du froid dans les ateliers, ce qui n’était pas sans conséquence sur les charges de fonctionnement prévues initialement au budget. On raconte même que pendant un jour ou deux on vit les moineaux mourir en plein vol...

Paralysés par la brûlure du gel, l’Archipel, Pue la m… et Queue d’argent décidèrent de trouver momentanément refuge à la basilique Saint-Jean pendant un office. Ils poussèrent avec difficulté les lourds panneaux de bois et se dirigèrent vers un coin obscur de la nef pour ne pas troubler les fidèles. Ils ne cherchaient qu’un peu de chaleur...

L’Archipel n’avait pas fait deux pas dans l’allée centrale que Marie-Uranie Barboint de Maugier, la veuve du général, le vit, le reconnut et poussa de hauts cris, alertant le prêtre qui célébrait une messe funèbre en mémoire de son mari.

« Mon Père, chassez ces vauriens ! Chassez ces mécréants ! Ces traîne-misère n’ont rien à faire dans la maison du Seigneur ! »

Chacune de ses paroles produisait des nuages de vapeur qu’elle ne parvenait pas à dissiper.

« Ils déshonorent de leur seule présence ce saint lieu ! » s’écria-t-elle en désignant l’Archipel d’un doigt vengeur.

Surpris par tant de haine, les trois clochards regagnèrent sans rien dire l’extérieur de la basilique où la température leur parut encore plus insupportable qu’avant.

Ils errèrent longuement tout l’après-midi à la recherche d’un asile salvateur qu’ils ne parvinrent pas à trouver.

Le soir venu, ils se serrèrent les uns contre les autres dans l’angle biscornu d’une rue sombre. Ils ne pensèrent même pas à se nourrir...

Pour la première fois, l’Archipel parla de lui. Ses deux compagnons, respectueux de la règle d’or de leur milieu qui veut que les clochards ne se demandent rien entre eux, en furent tout surpris. Il raconta sa jeunesse, sa brouille avec son père et son départ du foyer familial. Il évoqua aussi le fils qu’il n’avait pas connu et ses années d’errance ensuite.

« Le reconnaîtrais-tu si tu le voyais aujourd’hui ? demanda Pue la m… avec de l’hésitation et de la pudeur dans la voix.

– Non, je ne l’ai jamais vu grandir... Mais je sais qu’il porte comme moi, tout comme mon père et mon frère, une marque de naissance qui nous distingue du commun des mortels ! »

Malgré le froid intense qui les paralysait et le gel qui rendait douloureux et difficiles chacun de leurs mouvements, il écarta ses linges et se tourna vers ses deux compagnons en découvrant sa poitrine : il portait à la hauteur du cœur une tache de naissance en forme d’arbre renversé ! La même que celle que portait Julius Dindabeille, son fils, le jour où Alexandre- Stanislas Barboint de Maugier commanda le peloton d’exécution en 1917...

Au petit matin, quand ils se réveillèrent, Pue la m… et Queue d’argent trouvèrent l’Archipel mort de froid, les yeux grands ouverts. Une larme avait gelé sur sa joue. Louis-Amédée Barboint de Maugier, dernier du nom, s’en était allé...

* *

*

Si le krach boursier du 24 octobre 1929 ne se répercuta pas immédiatement en Europe, ses effets finirent par atteindre tout de même les rives du Vieux Continent.

Chaumont ne connut ni la panique de Wall Street ni les cohortes de petits porteurs ruinés par cette catastrophe financière mais la vitalité économique retrouvée après-guerre prit fin dans ce qu’on appela plus tard la Grande Dépression.

La Fabrique ne fut pas épargnée par la crise : avenue Carnot, l’insouciance avait laissé la place à la préoccupation et l’optimisme à un sentiment diffus d’inquiétude. Les réunions succédaient aux réunions au sein de la direction et deux conseils d’administration se tinrent en moins d’un mois. Du jamais vu...

Il fallait s’adapter rapidement à une conjoncture en pleine mutation. Sur les conseils avisés d’Élise, d’Auguste Fontaine et de Daniel Lecorium, Jules Trefandhéry prit deux décisions qui assurèrent la sauvegarde de sa manufacture : ne pas augmenter le prix des produits, voire les diminuer légèrement sans amoindrir leur qualité, et introduire une diversification révolutionnaire dans le catalogue Trefandhéry, jusque-là cantonné aux gants féminins.

En l’espace de quelques mois, les brochures commerciales s’étoffèrent de manière conséquente avec l’arrivée de nouveaux modèles :

– gants de peau pour enfants, en chevreau ou chevrette, à deux ou trois boutons de nacre ou de corne, à pressions, piqûre anglaise ou piqûres sellier ;

– gants fourrés pour dames, pour hommes et pour enfants : fourrés molleton, peluche, à molleton de laine, en tricot ou en cachemire ;

– gants pour hommes, en chevreau, peau glacée, cuir de Russie, double piqûre, nervures piquées, à boutons de nacre ou pressions ;

– gants spéciaux pour officiers et pour aviateurs ;

– gants fourrés et imperméables pour cochers, sans boutons, avec élastique au poignet ;

– gants imperméables pour l’automobile, en cuir tanné avec fermeture à courroie.

La gamme des peaux chamoisées s’élargit également avec l’arrivée de gants du Tyrol, de gants de chamois, de daim et même de renne véritable.

Toutes ces dispositions conjuguées permirent à la Fabrique de ne pas trop souffrir de la crise, malgré de nouvelles taxes à l’importation adoptées par l’Angleterre puis par les États-Unis.

Certes, les ventes déclinèrent, les acheteurs se montrèrent moins nombreux ou plus exigeants mais l’équilibre global fut maintenu.

« J’accepte une diminution de la marge bénéficiaire, répétait régulièrement Jules Trefandhéry, mais je ne tolérerai pas que la qualité de nos gants puisse fléchir ! »

Une fois de plus, l’esprit d’initiative et les facultés d’adaptation du directeur et de ses proches avaient sauvé la situation.

* *

*

À force d’acharnement et d’amabilité, la petite épicerie de la rue Pasteur était parvenue à jouir d’une bonne réputation dans le quartier. Quand Élise avait racheté ce commerce à un notaire qui avait laissé croupir l’affaire pendant plusieurs années, certains s’étaient demandé si la jeune fille avait encore toute sa tête. Mais elle avait vu juste : en la confiant à sa mère et à Joséphine, elle avait compris que le caractère et l’opiniâtreté des deux femmes pourraient y faire des merveilles.

Ni Valentine ni Joséphine n’avaient idée de ce que représentait le quotidien d’une épicerie : elles ne connaissaient que l’envers du comptoir.

En quelques mois, elles sortirent cette petite boutique de sa torpeur, aidées en cela par plusieurs commerçants et artisans de la rue Pasteur dont le cordier, personnage truculent qui ne pouvait supporter que l’on gardât des billets de banque fripés dans une poche de pantalon : « L’argent se gagne, se mérite et se respecte, Tudieu ! »

Rapidement acceptées par le voisinage, les deux femmes s’attachèrent à redonner vie à cette échoppe en diversifiant les produits et en couvrant le plus largement possible l’éventail de tout ce que les clients pouvaient attendre d’un commerce de ce genre. Elle devint vite l’un des lieux les mieux approvisionnés de la ville ! Chacun y trouvait son compte et cela faisait toute la différence. Le partage des rôles s’était fait naturellement : Joséphine, toujours disponible pour la clientèle, servait avec amabilité et bienveillance et Valentine se chargeait de la caisse et du suivi des stocks.

L’une et l’autre apprenaient à se connaître tout en s’ouvrant au monde. Elles prenaient désormais conscience que les Femmes avaient un rôle véritable à jouer dans la bonne marche de la société, un rôle qui allait bien au-delà du seul don de la vie et de son entretien.

En s’émancipant de la tutelle masculine et des à priori hérités d’un passé pas si lointain, Élise leur donnait un exemple à suivre. La vie d’une femme moderne ne devait pas être celle que la société de ce début de vingtième siècle voulait lui donner, à tort ou à raison, mais celle qu’elle se donnerait à elle-même. Elles l’avaient bien compris et consacraient toute leur énergie à faire prospérer la modeste épicerie. Sans compter que Joséphine trouvait enfin le moyen de récupérer la dignité et l’estime de soi dont on l’avait dépossédée dans sa jeunesse.

« Aucune souillure n’est irrémédiable ! lui avait dit Valentine un jour où elles discutaient dans la boutique. Tu dois te battre, pour toi-même et pour tes enfants ! Tu dois vivre aussi. Oublie le passé, oublie aussi mon fils chéri !

– Comment pourrais-je l’oublier ?...

– Oublier ne veut pas dire renier. Tu dois faire de tes souvenirs une force et non un handicap ! C’est la mère de Lucien qui te le dit : il serait fier de toi aujourd’hui s’il te voyait...

– J’ai tant à oublier... Sa mort.., ce que j’étais...

– N’y pense plus ! La Joséphine du Val d’Amour n’existe plus : cette pauvre fille qui vendait son corps pour survivre a cédé la place à la femme la plus courageuse et la plus respectueuse que je connaisse !

– Croyez-vous vraiment à la parabole de la chenille qui devient papillon ?

– Pour sûr que j’y crois ! La preuve : tu es là, devant moi ! »

Joséphine s’efforcerait donc d’y croire...

En attendant, le labeur ne manquait pas : il fallait veiller à ce que les produits soient bien rangés et en quantité suffisante pour répondre à la demande.

On était passé en quelques mois d’une boutique obscure et désordonnée à un commerce bien fourni et impeccablement tenu.

De vastes tiroirs de bois, identifiés chacun par une petite plaque de porcelaine, contenaient du riz, de la semoule, des pâtes, du sucre, du café, de la chicorée, du thé, des biscuits secs et des piments, susceptibles aussi bien de raviver la saveur d’un plat que l’ardeur défaillante d’un mari.

À côté de l’antique balance à fléau, des boîtes en fer-blanc, des conserves et des confitures colorées, toutes produites localement, côtoyaient sur de longues étagères des bougies, des bouteilles de liqueur, d’huile et de vinaigre, du savon, du tabac à priser et à chiquer. Sur les conseils d’Élise, un rayonnage consacré à la mercerie fut installé dès l’ouverture : on y trouvait de la laine, du fil, du coton, de la dentelle, des rubans mais aussi des cravates, des foulards, des corsets et quelques paires de gants bon marché !

La clientèle vint y faire un tour par curiosité au départ, puis par besoin ensuite. Valentine et Joséphine avaient su s’imposer au point que la boutique n’était jamais déserte. Une petite pancarte annonçait d’ailleurs la couleur : « Nos rayons sont si bien pourvus qu’il vous sera difficile d’en sortir les mains vides. » Le pari était devenu réalité. Le bureau des contributions indirectes les autorisa à vendre des allumettes et le préfet leur accorda le droit de proposer du vin, des eaux minérales, du pétrole de lampe et du carburant pour automobiles en bidons d’étain de cinq litres, plombés et dûment soumis aux mêmes taxes que celles qui frappaient les alcools.

Angèle et Philogène aimaient à se réfugier dans cette caverne d’Ali Baba, mystérieuse et odorante, en rentrant de l’école. Ils y trouvaient tout ce que le monde faisait de plus étrange, de plus utile et de plus exotique : ils lisaient dans les couleurs comme d’autres lisent dans les livres et apprenaient à compter en écoutant leur grand-mère détailler la caisse. En un mot, ils découvraient la vie...

* *

*

Marguerite Duplantier mourut un mardi. Le 21 février 1933, très exactement. Élise l’apprit quand le propriétaire du logement qu’elle occupait, un boulanger, se rendit à la Fabrique pour demander sous quel délai l’appartement serait débarrassé des affaires de la défunte et, accessoirement, s’il était possible de lui régler le mois échu. Marguerite n’ayant ni ami ni famille, personne n’avait réclamé quoi que ce soit. Jules Trefandhéry ne chercha pas à discuter : il remit à cet homme le montant du loyer impayé et demanda qu’un commis aille récupérer les effets de mademoiselle Duplantier. On verrait bien ce qu’on en ferait mais il n’avait pas le temps de s’en occuper pour le moment...

Il lui fallait surtout une nouvelle entrepreneuse qui soit rapidement opérationnelle et qui puisse reprendre en charge les secteurs qui étaient les siens.

Sur le moment, Élise demeura perplexe. La mort de Marguerite était-elle une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Ni l’une ni l’autre, certainement. Plusieurs images de cette femme lui revinrent en mémoire, images qui piquèrent soudain sa curiosité. Comment vivait-elle ? Dans quel décor avait-elle passé toutes ces années de solitude ?

Elle décida d’accompagner le commis et l’intercepta à l’instant où sa carriole passait le porche de la Fabrique. Ils y parvinrent rapidement.

L’endroit était conforme à l’idée que s’en faisait Élise : un modeste immeuble de rapport à la façade discrètement soulignée par une frise en pierre de taille, vraisemblablement construit vers la fin du siècle précédent. Chaque étage était divisé en deux ou trois appartements, tous plus ou moins vétustes.

Le commis glissa la clé dans la serrure et poussa la porte. Une odeur indéfinissable emplissait le logement. Un mélange d’odeur d’humidité, de fleurs en décomposition et de mauvais parfum. Les pièces étaient minuscules et la luminosité ne pénétrait qu’avec difficulté au travers de persiennes ajourées.

« Comment voulez-vous travailler dans cette obscurité ? s’exclama la jeune femme en s’adressant à l’employé de la ganterie. Ouvrons les fenêtres... »

Aussitôt, la lumière pénétra dans l’appartement ainsi qu’un air frais, sain et vivifiant.

Le commis s’affaira aussitôt car débarrasser les affaires d’un mort, les vêtements en particulier, était une tâche qui le rebutait.

« Ne vous tourmentez point, pendant que vous vous occuperez du reste, je viderai la chambre ! »

L’ouvrier acquiesça avec soulagement. Les deux pièces étaient propres et bien rangées et, plus surprenant, décorées avec goût. Marguerite accordait apparemment de l’importance à l’équilibre esthétique de l’endroit où elle résidait.

Le jeune garçon déplaça un rocking-chair en rotin pour accéder à un meuble bas où la vaisselle était rangée pendant qu’Élise s’occupait de la chambre. Elle était pauvrement meublée : un lit de coin poussé contre un mur (où deux images pieuses étaient clouées : une sainte Thérèse de Lisieux et un Christ au Sacré-Cœur), une bonnetière et un chevet sur lequel étaient posés une lampe en pâte de verre de style 1900 et un livre.

Élise se pencha pour le saisir et fut surprise de constater que Marguerite lisait Le Rouge et le Noir de Stendhal peu avant sa mort. Une remarque glissée entre deux pages montrait que le temps lui avait manqué pour aller plus loin.

« Le Rouge et le Noir. Cela ne lui ressemble pas..., dit-elle en regardant le jeune homme venir vers elle.

– Madame de Woevre, m’autoriseriez-vous à sortir quelques instants pour fumer une cigarette ?

– Oui, bien sûr, pourquoi cette question ?

– Je vous demande au cas où vous n’auriez pas voulu rester seule dans l’appartement de la morte...

– Parce que vous pensez que de là où elle est, elle peut encore me faire du mal ? s’exclama Élise en riant. Non, allez, sortez fumer et revenez ensuite !... »

Le commis sortit prestement.

Élise regarda l’heure à sa montre : il était encore tôt et elle pouvait terminer de ranger les affaires de la chambre sans se mettre en retard.

Elle retira rapidement les quelques vêtements, tristes et austères, qui se trouvaient dans la bonnetière et les rangea soigneusement dans un carton. Elle termina sa besogne en ramassant de vieux tricots déposés au fond du meuble. Au moment de se relever et de refermer la porte de l’armoire, elle s’aperçut qu’elle avait oublié quelque chose. Elle se pencha et prit dans ses mains une jolie boîte ouvragée.

« Pour un peu je l’oubliais, celle-là ! » dit-elle d’un air enjoué.

Elle l’entrouvrit par curiosité et regarda à l’intérieur : elle contenait une magnifique paire de gants. Le cuir, d’une blancheur exceptionnelle, avait été longuement travaillé pour obtenir un rendu d’une finesse inhabituelle. Il n’y avait ni décor ni ornementation mais la pureté scintillante de la couleur suffisait à en faire une pièce d’exception. Pourquoi Marguerite avait-elle conservé cette paire au fond d’une bonnetière sous une pile de vieux tricots ?

L’attention de la jeune femme fut attirée soudain par le fond de la boîte. Il y avait quelque chose sous les gants.

« Tiens, on dirait une lettre », murmura-t-elle avec surprise...

* *

*

Eugénie ne sortait plus beaucoup des austères bâtiments de sa congrégation. Il ne s’agissait cependant ni d’une réclusion volontaire ni d’un renoncement à toute vie sociale. La raison en était ailleurs : elle avait fait une rencontre. Pas celle de Dieu, à son grand regret, car si elle continuait à percevoir sa présence dans chaque parcelle du monde, elle ne parvenait toujours pas à le voir vraiment. Elle avait fait la rencontre de sœur Marie-Céline, une femme un peu plus âgée qu’elle, infirmière avant son entrée dans les ordres, et qui avait fini par trouver refuge chez les sœurs de la Vierge des Pauvres pour des raisons obscures et compliquées. Le fait est que cette compagne un peu hors norme initiait Eugénie aux mystères passionnants et encore en partie ignorés de la Science.

Dès que la messe matinale était dite et que les prières habituelles étaient récitées, elles filaient dans la grande salle qui avait été aménagée dans les sous-sols du corps principal de logis.

La pièce était vaste et entièrement carrelée de blanc, éclairée par de longues rampes lumineuses et par plusieurs soupiraux qui offraient en outre une aération optimale en toute saison. Eugénie était devenue, en quelque sorte, l’assistante de Marie-Céline. Débarrassées des tourments du corps et des contraintes matérielles de la vie ordinaire, elles pouvaient se consacrer pleinement à leurs recherches. Penchées sur leurs microscopes ou affairées parmi les innombrables éprouvettes, fioles et cornues qui occupaient les paillasses, elles tentaient de décrypter ensemble les secrets délétères des maladies contagieuses et épidémiques. Elles ne pouvaient plus se passer l’une de l’autre.

Troublée un moment par cette promiscuité de tous les instants, la mère supérieure avait fini par fermer les yeux sur ce qu’elle considérait être une tendre complicité que favorisait leur travail en commun.

Ouverte d’esprit, elle leur laissait poursuivre leurs expériences car, pour elle, Dieu et la science n’étaient pas incompatibles. C’était le premier qui avait créé la seconde, et rien d’autre. D’autant que les deux jeunes femmes cherchaient à faire avancer les connaissances en matière d’épidémiologie.

Eugénie devint rapidement incollable sur le sujet grâce aux heures qu’elle passait dans la bibliothèque. Une bibliothèque d’une richesse insoupçonnée que certaines sœurs avaient mis des années à constituer. Des centaines et des centaines d’ouvrages scientifiques et médicaux avaient rejoint les étagères des murs dans le plus grand secret au gré des achats et de legs divers.

La motivation d’Eugénie était limpide : la mort de son frère, celles de Juliane Morley et de millions d’autres personnes à la fin de la guerre auraient pu être évitées si des mesures prophylactiques minimales avaient été mises en œuvre et surtout si les connaissances médicales avaient été suffisamment avancées pour que l’épidémie s’enraye d’elle-même.

Elle avait trouvé sa voie : non pas la médecine en tant que telle mais la recherche médicale. Il y avait tant de choses à faire... Tant d’hommes et de femmes mouraient encore de la tuberculose et de la syphilis ! Certes, chez les sœurs de la Vierge des Pauvres, seule la première était à craindre ! Du moins, on le suppose...

Dans cette noble quête, elle avait trouvé un appui, un repère. Son double inversé d’une certaine manière. Autant Eugénie était vive et spontanée, autant Marie-Céline était calme et posée. La première était brune et frisée, la seconde avait de longs cheveux blonds raides et lisses. Les yeux de l’une scintillaient toujours d’une lueur malicieuse, ceux de l’autre étaient d’un bleu pâle et délavé. Elles se complétaient en tout point. Quand l’une éprouvait un spleen passager, l’autre la réconfortait aussitôt. Quand l’une s’enthousiasmait plus que de raison, l’autre la calmait avec tempérance. Elles connaissaient tout l’une de l’autre, à l’exception cependant des doux reliefs de leurs corps que dissimulaient les longues chasubles noires de leur ordre. L’anatomie comparée n’était pas encore inscrite au programme de leurs recherches. C’est du moins ce qu’on se bornera à penser. Le principal était ailleurs : Eugénie était heureuse, tout simplement...

* *

*

En écartant les gants, Élise vit que la missive lui était adressée. Elle fut soudain prise d’un vertige qui la contraignit à s’asseoir pour éviter de tomber. Sa respiration était rapide et saccadée et son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Elle pressentait quelque chose, une sorte de terreur ou de catastrophe imminente. Elle ne savait plus quoi faire, tous ses repères semblaient s’effacer.

Pourquoi Marguerite Duplantier avait-elle dissimulé au fond d’une bonnetière une lettre qui lui était adressée Cours des Trois Rois ? Et cette écriture, il lui semblait la reconnaître...

C’était impossible, elle se laissait envahir par des sentiments irrationnels, infondés... Oui, mais cette écriture !...

Elle se mit à trembler de tous ses membres. Elle ne pouvait pas rester là, pas comme cela... D’un bond, elle se leva, dévala les escaliers puis s’enfuit en courant.

Elle croisa le commis qui remontait à l’étage, le bousculant sans ménagement au passage.

« Elle a vu un fantôme ou quoi ? » pensa-t-il stupéfait et surpris par la pâleur livide de la jeune femme.

Élise courut sans réfléchir, évitant de justesse fiacres et automobiles sur la chaussée, pour finir par trouver refuge à la basilique Saint-Jean. Elle alla s’asseoir sur un banc isolé puis attendit un long moment que sa respiration reprenne un rythme moins anarchique.

La fraîcheur du lieu et l’odeur de l’encens l’aidèrent à retrouver son calme. Avec courage, elle sortit le pli de son corsage puis le décacheta d’un coup sec pour en lire son contenu.

Quelques dizaines de mètres plus haut, les cloches se mirent à sonner. Une sonnerie des morts. C’est alors qu’elle prit conscience qu’elle n’était pas seule. Du moins, presque. Dans la travée centrale, un cercueil reposait sur des tréteaux. Un cercueil ordinaire avec quelques roses blanches sur le couvercle. Il n’y avait rien d’autre. Du côté de l’autel, l’abbé Brûledeniers – elle le reconnut – marmonnait une messe d’enterrement.

Devant le catafalque, un homme âgé se tenait debout. Élise baissa les yeux et plongea son regard dans la lettre qu’elle tenait. Elle était datée du 1er septembre 1914.

Ma chère Élise,

Depuis que nous nous sommes vus pour la première fois, l’horloge de mon cœur s’est arrêtée. Le destin nous a permis de nous croiser souvent depuis, mais jamais assez longtemps pour que je puisse vous révéler ce que j’ai à vous dire. Chaque minute sans vous est une torture, chaque jour qui passe est un espoir, celui de vous rencontrer ou de vous apercevoir de nouveau. Dieu merci, notre bonne ville de Chaumont n’est pas très grande et nos pas peuvent nous conduire fréquemment l’un auprès de l’autre.

Ces derniers temps, j’ai passé des moments délicieux à vos côtés, les plus beaux de ma courte vie. Lorsque la foule nous a bousculés l’autre jour à la Fête de l’Aviation et que nous nous sommes retrouvés l’un contre l’autre, j’ai cru défaillir, je n’ai pas peur de le reconnaître. Vous sentir là, près de moi, humer les parfums ambrés de votre chevelure, percevoir vos mouvements près de mon corps, tout m’était prétexte à ravissement.

En rédigeant ces lignes, ma chère Élise, j’aperçois posée sur mon bureau une statue de bronze (pas celle du général de Maugier, ne craignez rien...), un sanglier en mouvement, et je ne peux m’empêcher de penser à celui qui s’est invité un peu brusquement dans la chaumière du Val des Tanneries. Parfois, je me dis que sans lui, tout aurait pu être différent. Certes, effacer cette irruption impromptue des pages du Temps ne changerait rien à la situation actuelle et ne me dispenserait pas de devoir rejoindre mon régiment. Mais j’irais le cœur moins alourdi et l’esprit plus serein…

Au lieu de cela, je vais devoir quitter la ville dès demain pour répondre à l’ordre de mobilisation sans avoir pu vous dire de vive voix ce que je n’ose vous écrire.

Je me dévoile à vous : aurez-vous la force ou l’envie de vous dévoiler à moi ? Ne me laissez pas partir sans savoir, je vous en conjure...

Accordez-moi cette ultime faveur ! Je vous attendrai demain à dix heures sur la passerelle qui surplombe la gare, à côté des deux rotondes. Si vous éprouvez un quelconque sentiment pour moi, venez m’y retrouver ! Si au contraire mes propos ou ma présence vous importunent, je saurai comprendre dans votre absence que les sentiments qui m’animent ne sont pas partagés.

Quel que soit votre choix, je ne vous en voudrai pas et me plierai sans condition à votre volonté.

J’ai coutume de penser que je suis le seul maître de mon destin mais je vois que j’ai tort puisque mon avenir tout entier ne dépend que de vous.

Puisse cette lettre retenir votre attention...

Votre bien dévoué,

Paul Trefandhéry

En achevant de lire ces deux derniers mots, Élise poussa un hurlement assourdissant, surgi du fond même de sa détresse. Le cri se répercuta dans toute la basilique, sous les voûtes, dans la travée, envahissant chacune des chapelles latérales.

Paralysé par la surprise, l’abbé Brûledeniers en laissa tomber son antiphonaire sur les dalles du sol. L’homme debout se retourna, effrayé par la bestialité sauvage de ce long gémissement.

Élise reconnut alors Auguste Fontaine qui la regardait, effaré. Elle comprit tout, à l’instant même, et bondit tel un fauve sur le cercueil qu’elle martela de ses poings en hurlant. Elle aurait voulu briser le bois de ses propres mains pour en extirper le cadavre de Marguerite afin de le mettre en pièces sur le seuil de l’autel sacré. Elle aurait voulu arracher avec ses ongles ce qui lui restait de chair...

Onésime de Woëvre, appelé par le bedeau, se rendit rapidement sur les lieux, accompagné de Rodolphe Beauvallon qui eut toutes les peines du monde à injecter à la jeune femme un puissant narcotique.

* *

*

Onésime s’affaissa dans un fauteuil du vaste hall d’entrée de son hôtel de la rue du Palais pendant que Rodolphe et Auguste montaient à l’étage où Élise avait été transportée. Il était certes inquiet pour la santé de sa femme mais troublé plus encore par ce qu’il pressentait pour l’avenir.

Songeur et dépité, il fixait la haute figure de proue du XVIIIe siècle en bois sculpté qui lui faisait face, à droite de l’escalier. De ses yeux inertes, lustrés par les ans et les embruns, Neptune semblait le mettre en garde contre une tempête à venir. Il en avait essuyé, lui, des grains épouvantables du temps où il ornait un vaisseau de la Royale. Il en avait franchi des creux, il en avait brisé des murs d’écume. Mais ce n’était peut-être rien à côté de ce que son nouveau maître allait endurer...

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