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Les livres de Jérôme Thirolle
10 avril 2015

Chapitre 25 Les retrouvailles

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Chapitre 25

Les retrouvailles

 

 « Tant d’années perdues, tant d’années perdues !… » répétait Elise sans discontinuer.

Auguste acquiesçait du regard, en silence.

« Pourquoi ? Pourquoi a-t-elle fait tout cela ? implorait-elle en tournant son visage en larmes vers le ciel.

– Je ne sais pas vous répondre, Élise. Jamais je n’aurais imaginé une telle forfaiture. Rien ne laissait supposer qu’elle se soit ainsi immiscée dans votre relation naissante. Mais je comprends mieux maintenant certaines des réactions de Paul !

– Vous imaginez sa détresse, Auguste ! Il a dévalé les pentes de l’Enfer sans avoir le faible réconfort de me savoir à ses côtés ! Il a traversé l’horreur sans deviner que je songeais à lui chaque jour !

– Je vais le rencontrer…

– Pardon ?

– Paul, je vais le contacter ! Il faut que je le voie ! Je dois tout lui expliquer...

– À quoi bon ? Il est trop tard maintenant, le mal est fait et plus rien ne pourra rétablir l’ordre des choses. Dieu seul sait ce que cette garce de Marguerite a pu faire d’autre. Elle n’avait rien à perdre ! Mais pourquoi salir ainsi notre amour ? Pourquoi nous ?… »

Auguste soupira. Il souffrait au moins autant que son amie. Et peut-être plus d’ailleurs. Mais cela, Élise ne pouvait pas le savoir...

 

* *

*

Le télégramme était assez laconique mais Paul se rendit tout de même à Chaumont dès le lendemain. Auguste lui avait demandé de revenir au plus vite pour lui parler d’une affaire importante. Ils se retrouvèrent au café du pont des Flâneurs.

Leur accolade fut longue et chaleureuse car ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps. Paul n’avait pas beaucoup changé mais Auguste avait vieilli.

« Qu’y a-t-il, Auguste, pour te mettre dans des états pareils ?

– Marguerite Duplantier est morte !

– Et c’est pour cela que tu me fais venir ? Parce que cette grenouille de bénitier répugnante a passé l’arme à gauche ? Le diable vient de gagner un bon lieutenant, c’est déjà ça...

– Tu parles d’une morte, Paul...

– Et alors ! Elle a crevé la vieille ? Bon débarras !

– Marguerite est morte, disais-je, et comme elle n’avait aucun héritier, c’est la Fabrique qui a débarrassé son logement. »

Paul commença à se dire que la véritable raison de sa venue allait bientôt lui être révélée...

« Élise a aidé le commis qui s’en chargeait… »

Le simple fait d’entendre prononcer ce prénom lui serra le coeur.

« Et ?…

– Et elle a trouvé au fond d’une armoire une boîte en placage de bois de rose avec des gants blancs à l’intérieur ainsi que ta lettre, celle que tu as écrite juste avant la mobilisation de 1914… »

Paul se laissa tomber en arrière sur sa chaise. Il était abasourdi, assommé. Il venait de recevoir un uppercut en plein visage et un autre en pleine poitrine. Auguste, compatissant, se taisait.

« Comment l’a-t-elle récupérée ? demanda Paul d’une voix hésitante. Pourquoi Élise lui aurait-elle donné cette lettre ?

– Tu ne comprends pas, Paul ! Élise n’a jamais eu ta lettre ! Marguerite l’a interceptée par je ne sais quel stratagème, mais une chose est sûre : Élise n’a pas pu te rejoindre à ton rendez-vous car elle n’a jamais su que tu lui en avais fixé un !... »

Au moment même où il prononçait ces mots, Auguste se remémora l’évocation de cette commande urgente et importante, juste avant le départ de Paul, qui avait provoqué sa surprise à l’époque pour ne pas en avoir été averti préalablement…

Elle avait donc tout organisé, tout prévu pour que sa machination empêche les deux amoureux de se revoir ! Le vieil homme en était pantois...

« Cela n’aurait rien changé, après tout, reprit Paul en se ressaisissant.

– Pourquoi dis-tu cela ? s’exclama Auguste. Cette révélation a bouleversé Élise !

– Madame de Woëvre, tu veux dire...

– Mets-toi à sa place !…

– Et toi à la mienne ! Paul prit son portefeuille dans son manteau et en sortit une lettre pliée qu’il jeta sur la table. Tiens, lis et dis-moi ce que je dois en penser... »

Auguste prit la lettre, la déplia et la lut :

Mon cher Paul,

Depuis votre retour, nous n’avons pas eu l’occasion de nous croiser dans Chaumont. Je préfère toutefois vous mettre en garde au cas où vos sentiments envers moi pousseraient vos pas dans les miens.

Je croyais qu’en m’abstenant de venir à votre rendez-vous le jour de votre incorporation vous auriez abandonné tout désir de me revoir mais il semblerait que vos sens vous aveuglent. Pardonnez ma brutalité mais il me faut être honnête envers vous : mon esprit peut se plaire en votre compagnie mais mon cœur n’y éprouve aucun plaisir véritable. Je ne vous aime pas, Paul, et ne vous aimerai jamais.

Trouvez-vous une jeune et jolie jeune femme qui saura vous rendre heureux.

Ecoutez la raison et non votre cœur.

Votre amie,

Élise Fauconnier.

« Oh ! mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu..., répétait Auguste. Comment a-t-elle osé ? Pourquoi toute cette haine ?...

– Tu vois, je te le disais... Puis, pris d’un doute, Paul regarda son compagnon dans les yeux : tu parles de qui, au juste ?

– Mais de Marguerite ! C’est elle qui a écrit cette lettre !

– Mais l’écriture... le parfum... ?

– Elle l’aura imitée. Quant au parfum, quelques gouttes ont suffi à donner du crédit à sa démarche... », ajouta-t-il avant de s’effondrer en sanglots.

Les images se bousculaient dans l’esprit épouvanté de Paul : il était anéanti, abattu. Il revoyait en pensées leur première rencontre devant la Fabrique, le défilé militaire, le ballon aérostatique, la promenade au Val des Tanneries, le sanglier, le pont du chemin de fer le jour de son départ pour la guerre, l’enfer des tranchées, son espoir toujours entretenu puis son retour et cette lettre, cette « putain de nom de Dieu de lettre ! », se mit-il à hurler dans le café.

« Crevure ! Salope ! Salope ! Salope !... » soupira-t-il avant de se laisser tomber sur la table en pleurant.

 

* *

*

Le soir même, Paul retourna à la ganterie. Il y avait bien longtemps qu’il n’y avait plus mis les pieds. Il passa par la petite porte de la ruelle de l’Arquebuse pour ne pas se faire remarquer.

Auguste Fontaine lui avait donné rendez-vous dans son bureau à 22 heures précises pour en finir avec toute cette histoire. Il n’avait pas compris ce que le vieil homme voulait dire par là mais il n’était plus à un mystère près. Tout son univers s’était effondré et il préférait désormais tout savoir. Il regarda l’heure à l’horloge qui se trouvait dans le couloir : vingt et une heure cinquante. Il avait un peu d’avance. Il décida donc de s’installer et de l’attendre.

L’obscurité du bureau était presque totale Une faible lueur provenant des ateliers en contrebas pénétrait tout de même la pièce par les baies vitrées qui surplombait l’étage inférieur, découpant la silhouette du mobilier dans la nuit profonde.

 

* *

*

Rue du Palais, la maison était calme. Onésime avait dû partir de manière impromptue dans les Vosges en raison du décès d’un de ses cousins de Tollaincourt. Il avait hésité à quitter Chaumont mais Élise l’avait rassuré : il pouvait, sans crainte, la laisser seule un jour ou deux. De toute façon, elle allait mieux et elle pouvait compter sur leur nombreuse domesticité en cas de problème. Elle s’était bien gardée de lui préciser qu’Auguste lui avait fixé un étrange rendez-vous dans son bureau à vingt-deux heures.

 

* *

*

À la Maladière, Pue la m… et Queue d’argent s’étaient adossés au talus qui longeait le chemin du canal. La température avoisinait les trois degrés centigrades et le ciel était d’une limpidité parfaite. Les deux hommes regardaient la myriade d’étoiles qui scintillaient sous la voûte céleste.

« Tu penses qu’il nous voit de là-haut ? demanda Pue la m…

– L’Archipel ?

– Évidemment, qui d’autre ?...

– Certainement...

– Je ne pensais pas que l’existence serait possible sans lui...

– Moi non plus. Et pourtant nous sommes là, tous les deux…

– Plus rien ne sera comme avant...

– Non, plus rien...

– Je crois que si je ne me retenais pas, je pleurerais... »

Queue d’argent le regarda un instant puis tourna de nouveau son regard vers le ciel.

« Depuis que l’Archipel n’est plus là, je ne vois plus le monde de la même manière, ajouta-t-il avec un soupir de lassitude. Regarde ces étoiles, elles ne m’ont jamais paru aussi immenses et lointaines et nous aussi ridicules et insignifiants ! J’ai l’impression de n’être que l’ombre d’un minuscule grain de sable dans le mécanisme géant de rouages infinis... Je crois que l’Homme se fait beaucoup d’illusions mais qu’il n’est pas grand-chose en fin de compte. Tout cela existait avant nous et continuera d’être après nous. L’Archipel l’avait compris, lui ! Et bien avant nous...

– Tu sais, je n’ai jamais connu mes parents mais, depuis qu’il est parti, je suis vraiment devenu orphelin... »

 

* *

*

 

Élise se faufila discrètement dans les couloirs déserts de la ganterie jusqu’au bureau d’Auguste Fontaine. N’apercevant aucune lumière à l’intérieur, elle toqua rapidement à la porte vitrée puis actionna la clenche sans attendre de réponse. En levant les yeux, elle distingua dans la pénombre une silhouette qu’elle aurait reconnue entre mille…

Une lueur un peu plus intense dans les ateliers éclaira brièvement les deux visages. Paul était debout face à elle ! À un mètre à peine...

Ils se regardèrent éberlués l’espace d’un instant puis, sans réfléchir, Paul saisit le bras gauche d’Élise pour l’attirer à lui.

Elle fit un pas en avant et ils échangèrent aussitôt un baiser profond et violent, imprévu et irrépressible. Leurs deux bouches restèrent longuement soudées l’une à l’autre. Ils attendaient cet instant depuis plus de dix ans ! Les mains de Paul effleurèrent instinctivement les épaules de la jeune femme puis descendirent jusqu’aux hanches avant de remonter lentement le long de son dos.

Élise se contentait d’enlacer le cou du jeune homme tout en intensifiant l’ardeur de son baiser. Le Temps n’existait plus et le lieu importait peu. Et ce qui devait arriver... arriva !

Leur étreinte prit une tournure plus charnelle dans la Fabrique devenue silencieuse. Ils se devinèrent plus qu’ils ne se virent compte tenu de l’obscurité du bureau et s’embrassèrent, s’aimèrent sans retenue. Les mouvements désordonnés d’Élise contre l’armoire de bois clair l’amenaient à la limite de la douleur tandis que Paul, haletant, s’agrippait à la chevelure défaite de sa belle. Aucun son ne sortit de leur bouche, juste les soupirs étouffés des corps se donnant l’un à l’autre dans la plus absolue liberté. Élise ne chercha pas à comprendre comment elle s’était retrouvée allongée sur le bureau, l’échine meurtrie par des porte-plumes oubliés. Rien ne comptait plus à ses yeux que l’instant présent. Quand Paul s’effondra sur elle, ils basculèrent du bureau et tombèrent ensemble, lourdement, sur le parquet.

Ils n’éprouvèrent pas de douleur mais de la quiétude, puis fermèrent les yeux, tout simplement...

 

* *

*

Élise regagna son domicile un peu avant l’aube pendant que Paul s’éclipsait comme il était venu. En passant le seuil de sa demeure, elle réalisa qu’ils n’avaient échangé aucune parole...

 

* *

*

Les deux amants se retrouvèrent ensuite régulièrement dans la chambre cossue d’un Hôtel à Nancy, juste à côté de la porte Stanislas.

Paul étant sur le point de terminer ses études, ils avaient décidé qu’Élise ferait systématiquement le voyage en train pour le rejoindre. Une fois à la gare, il ne lui restait plus qu’à traverser la place Thiers, passer le porche de l’Hôtel d’Angleterre, prendre l’ascenseur jusqu’au deuxième étage, longer le couloir conduisant à la chambre numéro 27, entrer dans la pièce, poser son sac sur la commode près de l’entrée, ôter ses gants et son chapeau, détacher ses cheveux, déboutonner son bustier, retirer ses chaussures et ses bas de soie, laisser glisser sa robe sur ses pieds, détacher son pantalon, avancer de trois pas, regard joyeux et seins dressés face à Paul qui ne l’était pas moins…

S’ensuivait alors d’inévitables combats sulfureux bravant la morale et les interdits. Ils ne se refusaient rien et s’accordaient tout. Une fois les corps fourbus et repus de leurs appétits animaux, Paul s’asseyait au bord du lit et la regardait se lever, se mettre debout, lui montrer une dernière fois la rondeur de ses seins alourdis surplombant la moiteur ébouriffée de ses replis intimes, reculer de trois pas, ramasser son pantalon, l’enfiler prestement, ajuster sa robe, remettre ses bas de soie, chausser ses souliers, boutonner lentement son bustier sans dire un mot, rattacher ses cheveux, positionner son chapeau, reprendre son sac et ses gants sur la commode près de l’entrée, quitter la chambre sans se retourner, longer le couloir jusqu’à l’ascenseur, sortir de l’hôtel, traverser la place Thiers, rejoindre les quais de la gare et reprendre le train pour Chaumont.

Les mois passèrent ainsi. Un matin, Élise vint trouver Onésime dans son cabinet de travail. La pièce était austère et peu meublée : un bureau plat en acajou à décor de sphinx ailés et de couronnes de laurier dans le plus pur style Empire, deux fauteuils et deux chaises à la garniture vert et or, ainsi qu’une longue bibliothèque aux étagères ployant sous le poids de nombreux ouvrages de toutes les époques.

« Onésime, il faut que je vous dise quelque chose, fit Élise avec gravité.

– Vous semblez bien sérieuse tout à coup, répondit son mari en déposant avec un sourire gêné ses lunettes sur le courrier qu’il était en train de parcourir.

– Je suis enceinte !

– Oh mon Dieu, mais c’est merveilleux ! s’écria Onésime en se levant d’un coup pour embrasser son épouse. Venez que je vous prenne dans mes bras mon amour…

– L’enfant n’est pas de vous, Onésime !... »

Le coup assené était violent, on pouvait en lire les effets sur son visage. Ils se regardèrent un long moment mais Élise ne baissa pas les yeux.

Onésime prit appui sur le bord de son bureau puis se laissa glisser dans son fauteuil.

« L’important, c’est que vous soyez enceinte...

– Que comptez-vous faire ?

– Comment cela, ce que je compte faire ? Rien, pardi !

– Je vous préviens tout de suite, je désire garder l’enfant...

– Mais je n’ai jamais pensé autre chose...Vous savez mieux que personne ce qu’il représente pour moi. J’ai tant attendu cet héritier, c’est un don du ciel...

– J’ai bien peur que les origines de sa conception ne soient pas aussi éthérées... Onésime, entre nous, si vous souhaitez le divorce, je le comprendrai fort bien...

– Le divorce ? Mais pourquoi donc ! Parce que vous êtes enceinte ? Balivernes ! La nouvelle est trop belle pour vouloir la ternir par d’aussi vilaines pensées. Je vous aime Élise, et ce qui vous arrive est merveilleux. Peu m’importe que je sois le père ou non de l’enfant que vous portez. La mort succède à la vie mais la vie l’emporte sur la mort ! »

Élise ne comprenait pas ce qu’il cherchait à lui dire et mit cela sur le compte de l’émotion.

« Laissez-moi, maintenant, mon amour ; j’ai fort à faire aujourd’hui. »

Quand Élise sortit, il reprit la lecture de la lettre qu’il avait déposée sur son bureau. Elle était brève mais sans ambiguïté.

Onésime mon ami,

J’ai reçu ce matin le résultat de tes analyses : les conclusions sont celles que je craignais et les nouvelles ne sont pas bonnes. Les traitements que tu as suivis n’ont pas permis d’enrayer l’avancée inexorable de la maladie. Je t’attendrai ce soir à mon cabinet pour que nous puissions en discuter sereinement.

Rodolphe Beauvallon

Onésime rangea calmement la missive dans un tiroir et pensa avec joie à cet enfant qui allait naître dans quelques mois. Il répéta à voix basse la phrase qu’il avait dite à sa femme un peu plus tôt : « La mort succède à la vie mais la vie l’emporte sur la mort ». Il ne savait plus d’où il la tenait mais elle lui semblait appropriée aux circonstances présentes…

Il respira profondément puis déposa une feuille de papier blanc devant lui. Il lui restait à accomplir une dernière formalité pour être en paix avec lui-même avant le naufrage. Il porta le jour même à son notaire le document qu’il venait de rédiger :

Je soussigné Onésime de Woëvre, sain de corps et d’esprit, lègue l’intégralité de mes biens, valeurs et liquidités à Élise de Woëvre, mon ange bienheureux...

 

* *

*

Les effets de la maladie sont parfois foudroyants. L’état de santé d’Onésime se dégrada de jour en jour sans que personne ne puisse lui venir en aide. Il glissait peu à peu vers l’abîme avec l’ultime regret de ne pas vivre suffisamment longtemps pour voir l’enfant d’Élise. Il mourut début mai 1933, par une belle journée ensoleillée.

Élise pleura beaucoup.

 

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