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Les livres de Jérôme Thirolle
21 mai 2015

Chapitre 28 La succession

 

Nu PJT

Chapitre 28

La succession

LE 10 NOVEMBRE 1938, à 9 h 05 très exactement, Mustafa Kemal Atatürk mourait sous les hauts plafonds du palais Dolmabahçe à Istanbul. Au même moment, avenue Carnot, Jules Trefandhéry fermait les yeux pour toujours, entouré de l’affection des siens...

* *

*

Dire que toute la ville était en deuil n’était pas exagéré. D’autant qu’une grande partie de la population vivait directement ou indirectement de la ganterie. Nombreux furent celles et ceux qui versèrent des larmes en songeant à ce patron charismatique et compréhensif qui toute sa vie durant avait concilié son propre intérêt avec celui de ses employés. Sans lui, la ganterie ne serait plus tout à fait la même...

Passée la période des obsèques, la question de sa succession fut rapidement abordée. La survie de la manufacture était en jeu. À l’issue d’une séance assez houleuse du conseil d’administration, la décision de confier les rênes de la Fabrique à Nathan Grasserburger, administrateur lui-même depuis de nombreuses années, fut adoptée à la majorité simple. Un conseil de surveillance constitué d’un tiers des membres de l’assemblée, de Paul Trefandhéry et de deux personnes avec voix consultative, Daniel Lecorium pour le personnel d’encadrement et Cyriaque Cavaluc en tant qu’adjoint au maire chargé des affaires économiques de la cité, fut institué, à charge pour Nathan Grasserburger de lui rendre compte trimestriellement des résultats de l’entreprise. Le conseil d’administration conservait, quant à lui, le pouvoir d’arrêter les orientations et la politique générale de la ganterie, de s’assurer de leur mise en oeuvre et d’évaluer les résultats obtenus au regard des objectifs assignés.

Moins de dix jours après sa disparition, le fauteuil de Jules Trefandhéry était de nouveau occupé...

* *

*

« Paul, tu es sûr que ça va ?

– Mais oui, Élise, pourquoi me demandes-tu cela sans arrêt ? La mort de mon père m’a ébranlé, c’est naturel ! Il faut que je me fasse à l’idée désormais...

– Tu veux que je te dise ce qui se passe à la Fabrique ?

– Si tu veux, soupira Paul...

– Cela n’a pas l’air de t’intéresser !

– Non, ce n’est pas cela... Mais tu sais, j’ai un peu coupé les ponts avec l’entreprise de mon père et maintenant, je n’y ai plus vraiment ma place...

– Tu es membre du conseil de surveillance tout de même !

– Je n’ai pas beaucoup de temps à y consacrer...

– Mais tu ne peux pas t’y soustraire ! Nous nous devons de garder un oeil sur le devenir de la ganterie. Ton père l’aurait voulu...

– Tu n’auras qu’à y aller à ma place...

– Mais je n’en ai pas le droit !

– Comment cela, pas le droit ? Parce que tu crois que je suis plus utile que toi à la Fabrique ? Je suis médecin, pas mégissier ni vendeur de cuir ! Je t’y ferai désigner à ma place...

– Je ne suis pas certaine que le conseil suive ta proposition...

– Ils ne peuvent rien te refuser ! Et quand bien même le voudraient-ils, comment pourraient-ils s’y opposer ? Ce sont des financiers, des investisseurs : ils feront tout pour préserver et faire fructifier leur capital ! Leur pragmatisme les y conduira tout naturellement. Sans mon père, la Fabrique n’est plus grand-chose, mais sans toi, elle n’est plus rien ! Adieu leurs millions ! Crois-moi, ils en sont conscients, bien conscients les bougres...

– Je ne sais pas si tu as raison mais nous devons continuer à nous battre pour que le nom de Trefandhéry demeure synonyme d’excellence !

– Je te fais confiance pour cela... Au fait, où est Arsène ?

– Il doit se trouver avec Louison. Il a l’air de l’apprécier. Elle fait tout pour y parvenir en tout cas...

– Il me semble que c’est une brave fille. Tu l’as bien choisie...

Monsieur est trop bon ! » ajouta Élise en riant avant de quitter la pièce.

Plus le temps passait et moins la ganterie intéressait Paul. Il savait qu’il devait se forcer un peu, moins tant pour lui que pour tous ceux dont l’existence était inextricablement liée à cette entreprise que son grand-père avait fondée et que son père avait fait prospérer…

De toute façon, depuis quelques jours, il avait la tête ailleurs...

* *

*

Contrairement à ce qui se faisait dans toutes les maisons bourgeoises, Louison ne logeait pas sous les toits, dans ce qu’on appelle d’un terme approprié une « chambre de bonne », mais au même étage qu’Arsène. Élise l’avait voulu pour qu’elle soit plus proche de lui en cas de besoin.

En longeant le couloir ce matin-là, Paul s’aperçut que la porte de la chambre de la jeune fille était restée entrouverte. Il ne pensait pas l’y trouver, oubliant qu’il s’agissait de son jour de congé. Il n’avait pas dû faire attention non plus quand Élise lui avait dit qu’elle emmenait elle-même Arsène toute la matinée voir sa grand-mère dans l’épicerie familiale.

Alors qu’il s’apprêtait machinalement à abaisser la clenche de la porte pour la refermer, ses yeux furent saisis d’une vision qui le paralysa : Louison se tenait debout, entièrement nue, face à la glace qui reposait sur la cheminée, les deux bras levés et les mains occupées à faire et à défaire son chignon. Il admira le délicat mouvement des omoplates sous une peau qui se laissait deviner souple et soyeuse, mouvement agréablement souligné par celui de sa poitrine dont le miroir renvoyait une image fidèle et troublante. Un imperceptible duvet sous ses aisselles venait interrompre l’étendue de sa peau claire, modeste oasis au milieu du désert, havre accueillant où il aurait voulu se repaître de cette vision paradisiaque et dont son cœur souffrait plus que de raison.

Les secondes lui parurent une éternité. Il buvait des yeux le corps juvénile qui s’offrait à lui, de dos, ainsi que ce buste inconnu de la tête jusqu’au-dessous du nombril, le miroir ne lui permettant pas, à son plus grand désespoir, d’en deviner davantage.

Elle avait posé une broche et un peigne sur la plaque de marbre noir de la cheminée et ne semblait pas avoir vu que Paul la regardait dans l’embrasure de la porte. Elle continua à se mirer longuement, tantôt relevant ses cheveux, tantôt les ébouriffant, pour finir par déposer un baiser mutin sur la glace. Elle esquissa alors un léger effort, se rehaussant sur la pointe des pieds, offrant au regard de Paul la pureté sensuelle indescriptible de ses fesses. Elles appelaient chacune, de part et d’autre de la vallée sombre et encaissée qui les séparaient, baisers et caresses…

Paul s’éclipsa rapidement de peur d’être découvert. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il avait peine à respirer. Louison venait, sans le savoir, de l’éveiller définitivement au goût de la chair...

La jeune fille vivait sa présence au sein de l’hôtel particulier de la rue du Palais comme un présent merveilleux. La vie ne l’avait pas gâtée jusqu’à présent et la gentillesse d’Élise couplée à l’amitié sincère d’Arsène la comblaient de jour en jour.

Fille de Mariette, l’ancienne bonne des de Maugier, Louison avait vu le jour en 1917. Sa mère s’était retrouvée enceinte, malgré ses précautions habituelles, lors d’une permission d’Alexandre-Stanislas Barboint de Maugier au cours de l’année 1916. Quand la femme du général constata l’état de sa domestique, elle entra dans une rage folle et voulut la mettre à la porte. Seul l’abbé Brûledeniers, averti sous le secret de la confession de l’identité du père par Mariette, parvint à convaincre Marie-Uranie de garder sous son toit la pauvre fille, abusée par un homme sans scrupule (dont il se garda bien de révéler le nom.). Tout y passa pour la faire changer d’avis : la commisération due à la femme pécheresse, le jet de la première pierre, l’exemple de Marie-Madeleine, la repentance du pardon... La femme du général se rallia aux arguments du prêtre tout en vitupérant la bête lubrique qui avait mis la bonne dans cet état.

Louison fut confiée dès sa naissance à sa grand-mère pour que Mariette puisse retrouver sa place chez les de Maugier. Le secret et l’éloignement de l’enfant étaient de mise et constituaient la condition sine qua non de son maintien chez ses employeurs.

Ce semblant de retour à la normale vola en éclats quelques mois après la mort du général. Alors que sa veuve faisait réaliser des travaux de réparation sur des canalisations d’eau, un ouvrier découvrit par hasard l’un des passages dissimulés dans les boiseries et dont elle ignorait totalement l’existence. Ce fut moins tant le dédale d’ouvertures dérobées, réparties ici ou là, qui anéantirent Marie-Uranie que la découverte fortuite d’un album complet de photographies dites osées. À sa plus grande surprise, Mariette apparaissait sur quelques-uns des clichés. Elle manqua de s’évanouir en constatant cette trahison. Comment avait-elle pu héberger si longtemps sous son toit une telle créature ? Le pardon, fût-il chrétiennement recommandable, ne se réitère pas. Elle avait fait preuve de faiblesse coupable à son égard dans le passé mais on ne l’y reprendrait plus ! Elle chassa la fautive dès le lendemain. Définitivement. Et sans remords.

Madame de Maugier ne lui paya ses gages que pour étouffer un scandale qu’elle ne voulait pas ébruiter. Au moment de passer le seuil de la demeure qu’elle avait servie durant de longues années, Mariette reçut en plein visage la légitime rétribution qui lui était due :

« Voici vos trente deniers, il ne reste plus qu’à vous pendre !... » s’écria Marie-Uranie.

Mariette mourut de la tuberculose en 1921 et Louison fut élevée par sa grand-mère.

 

* *

*

Malgré le choc de la disparition de Jules Trefandhéry, la ganterie devait retrouver rapidement ses marques dans un environnement de plus en plus concurrentiel. Nathan Grasserburger, conscient du rôle qu’avait joué Élise jusqu’à ce jour, la sollicita régulièrement après son installation à la tête de la manufacture. Sa première – et seule comme on le verra par la suite – opération d’envergure fut le lancement de la gamme de gants intitulée sobrement « 89 ». Élise s’y était mise dès le début de l’année 1939 afin que tout soit prêt pour la date symbolique du 14 Juillet. À sa manière, la ganterie entendait célébrer avec enthousiasme le cent cinquantième anniversaire de la Révolution française.

Les festivités organisées pour cette occasion, aussi bien celles du 13 juillet au théâtre municipal en présence du préfet et du maire de la ville que celles du lendemain, donnèrent lieu à de nombreuses expositions ponctuées de présentations des plus belles pièces de la collection « 89 ».

Sur les directives de la femme de Paul, toutes les brodeuses furent réquisitionnées pour livrer en temps et en heure les milliers de paires de gants qui allaient inonder le marché, national et international.

Là encore, Élise avait fait preuve d’originalité grâce aux compétences pointues des ouvriers de la Fabrique : les pièces les plus richement ornées étaient les gants dont la longueur du rebras excédait de beaucoup la distance habituelle de quatre boutons. La surface de cuir ainsi offerte permit de multiplier les broderies révolutionnaires associant cocardes tricolores, bonnets phrygiens, tambours, canons et faisceaux de licteur. L’autre particularité de ces gants venait de leur caractère éphémère. Ils n’étaient pas conçus pour être portés régulièrement mais pour ne l’être qu’en ces seules et uniques fêtes commémoratives. Ils incarnaient le luxe à part entière : hors de prix, réalisés avec des matières exceptionnelles, ils permettaient à quelques privilégiés de célébrer l’excellence d’une marque en même temps que le triptyque sacré : liberté-égalité-fraternité. Avec une forme de cynisme tout de même...

L’opération fut saluée comme une réussite et le chiffre d’affaires de la Fabrique en connut rapidement les retombées.

La fête fut cependant de courte durée et les nuages sombres qui commençaient à s’amonceler dans le ciel de France ternirent l’horizon dès le mois d’août. Les gesticulations menaçantes des autorités nazies annonçaient l’inéluctable : le 24 août, les réservistes furent rappelés.

1914 n’était pas loin mais l’enthousiasme d’alors ne se retrouvait pas. Les esprits semblaient empêtrés dans une morosité fataliste qui les conduisait à penser qu’il n’y avait rien d’autre à faire que d’aller « combattre ce monsieur Hitler ».

Le décret de mobilisation générale parut début septembre et le trois du même mois, à 17 heures, la France décréta la guerre à l’Allemagne.

Élise vacilla en apprenant la nouvelle : quantité de noirs souvenirs assaillaient sa mémoire et la plongeaient dans de terribles angoisses. La messe était dite ! La guerre était donc de retour ! Elle essaya de consoler Joséphine qui pleurait de voir son fils enrôlé dans un régiment mais rien n’y faisait. La veuve de Lucien ne pouvait s’empêcher de se souvenir, elle aussi, de ce qu’elle avait connu une vingtaine d’années plus tôt. L’espoir d’une paix éternelle avait été si fort qu’on avait fini par négliger les préparatifs allemands...

« Des hommes vont mourir ? demanda Arsène à sa grand-mère.

– Oui, certainement..., répondit Valentine.

– Beaucoup ? insista le jeune garçon qui était désormais en âge de comprendre.

– Beaucoup trop en tout cas... »

* *

*

En apprenant que la guerre était déclarée, Walter, déjà éprouvé par la mort de son maître, soupira un « je le savais » désabusé... Il se leva, éteignit la lumière, puis se tira une balle dans la tête...

* *

*

Paul ne parvenait plus à s’ôter de l’esprit l’image du corps dénudé de Louison. À mi-chemin entre le regret et le remords, l’idée tournait à l’obsession. Un matin, alors qu’il était assis à son bureau, peu avant ses premières consultations, la jeune femme vint lui remettre le courrier du jour.

« Louison...

– Oui, Monsieur ?

– Louison, je voulais vous dire que... euh... l’autre jour… euh..., je vous ai vue...

– Je le sais, Monsieur... »

Paul resta interloqué quelques instants.

« Vous le savez ?...

– Je vous ai aperçu dans le reflet du miroir...

– Et vous n’avez pas bougé ?

– À quoi bon... Le tableau vous déplaisait-il donc tant que j’aurais dû soustraire à vos yeux mon propre corps ? ». On aurait dit une phrase apprise par cœur dans un mauvais roman. Devant le mutisme du maître de maison, elle poursuivit :

« La prochaine fois, je fermerai mieux ma porte...

– Il n’y aura pas de prochaine fois.

– En êtes-vous certain ?

– Que voulez-vous dire, Louison ? Je ne vous comprends pas...

– Oh ! moi, vous savez, je ne suis pas là pour comprendre... J’ai simplement remarqué que l’autre jour vous me dévoriez des yeux, c’est tout...

– Vous manquez de modestie, ma fille...

– Peut-être... Mais mon instinct ne me trompe pas ! » ajoutat- elle en se rapprochant de Paul.

Elle était maintenant à côté de lui. Troublé par cette présence envahissante, il esquissa un léger mouvement de recul avec son fauteuil.

« Je veillerai, Monsieur, à ce qu’il n’y ait plus de prochaine fois… »

Paul mourait d’envie de lui dire qu’il n’avait jamais demandé cela mais dire le contraire aurait constitué une erreur grave et difficilement réparable.

« Laissez-moi maintenant. Mes premiers patients vont arriver d’un instant à l’autre...

– Je me sauve, dit la jeune fille en souriant.

Alors qu’il s’attendait à la voir s’éloigner, elle se colla contre lui, releva la manche de sa chemise jusqu’à l’épaule, levant le bras droit, coude replié et main plaquée sur la nuque, avant d’approcher son aisselle du visage de Paul.

– Regardez, Monsieur, et tâchez de séparer la bête de la femme... »

Paul, hypnotisé autant par ses paroles que par la sensation délicieuse qui s’était emparée de lui, ne savait où donner du regard, hésitant entre la naissance émergente du sein ou le discret entrelacs de poils clairs et disséminés.

« C’est assez pour aujourd’hui ! fit-elle en abaissant soudain le bras et en rajustant sa manche. Vos premiers patients arrivent... »

Elle s’éclipsa rapidement, laissant le médecin avec sa stupeur, ses doutes et ses espoirs...

* *

*

Les mois qui suivirent ne ressemblèrent à aucuns autres. Alors que la guerre était déclarée depuis longtemps, les deux belligérants s’en tenaient à de modestes escarmouches, peu nombreuses mais pourtant déjà meurtrières. La Drôle de guerre portait bien son nom ! Bien à l’abri derrière le rideau bétonné de la ligne Maginot, les Français, inconscients et sûrs d’eux-mêmes, finissaient par espérer que les choses rentrassent dans l’ordre le plus naturellement du monde.

Une banale maladie d’estomac renvoya Philogène dans ses foyers, à la plus grande joie de sa mère, de sa grand-mère et de ses deux tantes, Élise et Eugénie. Cette dernière, avertie des problèmes de santé du jeune homme, avait concocté une mystérieuse potion de sa connaissance qu’elle fit parvenir sans délai à Joséphine. En moins de dix jours, il fut de nouveau sur pied. Et alors qu’il s’apprêtait à rejoindre son régiment, la nouvelle tomba le 10 mai 1940 : l’armée allemande venait de passer à l’offensive. Une attaque puissante et fulgurante qui balayait toute résistance sur son passage. La guerre, la vraie, venait de commencer. La désorganisation du pays aussi...

À la Fabrique, l’inquiétude et la tension étaient palpables. Les réminiscences de la Première Guerre ravivaient des douleurs qu’on croyait à jamais endormies.

En peu de temps, les troupes ennemies remportèrent de nombreuses victoires et progressèrent à vive allure dans le quart nord-est du pays. Un vent de panique incontrôlable s’empara de nombreuses familles qui préférèrent se jeter sur les chemins avec tout ce qu’elles pouvaient emporter plutôt que d’avoir à subir les atrocités supposées d’une armée revancharde.

Un exode massif et désordonné d’automobiles, d’attelages, de bicyclettes et de voitures de toutes sortes envahit les routes, offrant involontairement des cibles faciles aux avions allemands qui n’hésitaient pas à bombarder ou à mitrailler ces cohortes de civils apeurés. La plupart fuyaient vers le sud, sans destination précise. Ils avaient tout abandonné derrière eux, espérant trouver refuge au-delà de la zone susceptible d’être occupée.

Chaumont, comme beaucoup d’autres villes, connut le même sort. Tandis que les razzias se multipliaient, favorisées par la désorganisation de l’exode, la population restée sur place attendait l’arrivée imminente des Allemands, la peur au ventre.

En cette époque troublée, les épiceries étaient des proies toutes désignées pour les pillages. Joséphine et Valentine barricadèrent la porte de la leur et couvrirent de grandes plaques de bois les vitrines qui donnaient sur la rue Pasteur. La présence de Philogène et de Charles Refus, un ami d’Angèle, apprenti coutelier à Nogent, rassura les deux femmes. Ils montèrent la garde jour et nuit, armés d’un vieux fusil, pour empêcher toute intrusion dans la boutique.

Le 14 juin 1940, les premiers véhicules blindés du général Guderian pénétrèrent dans la ville, quasi déserte, par la route de Saint-Dizier.

La croix gammée faisait sa première apparition dans Chaumont.

* *

*

Trois jours plus tard, Paul et Élise écoutaient la radio dans le salon. Louison était partie coucher Arsène qui avait aperçu le matin même ses premiers « Allemands ».

Un journaliste de la TSF annonça soudain une allocution du maréchal Pétain de la plus haute importance :

« C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat. Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec moi, entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. »

Les deux époux se regardèrent dans les yeux. Ils étaient livides.

Le message était clair : la France renonçait à se battre et s’inclinait devant l’ennemi !

En redescendant, Louison les vit pâles et décontenancés.

« Que se passe-t-il, Madame ?

– La guerre est terminée, Louison...

– C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?

– L’armistice sera signé prochainement, ajouta Paul. Nous devrons accepter toutes les exigences de l’ennemi, sans condition ! C’est plus qu’une défaite, c’est un renoncement ! Et cela nous annonce bien des malheurs... »

Louison ne répondit pas. Elle lissait son tablier du plat de la main.

« Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? demanda-t-elle.

– Non, Louison, vous êtes gentille... vous pouvez vous retirer pour ce soir, ajouta Élise.

– Paul, que va-t-il se passer vraiment ?

– Je n’en sais rien, Élise.

– Et la Fabrique, que va-t-elle devenir ?

– Je suppose qu’elle poursuivra normalement ses activités... Ne vous tourmentez pas inutilement. Il ne reste qu’à attendre et à espérer ! »

Peu de temps après, Philogène parvint à capter une émission de la radio anglaise. Un homme qu’il ne connaissait pas lançait un appel plein d’espoirs :

« L’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la patrie commandent à tous les Français libres de continuer le combat là où ils seront et comme ils pourront. Moi, général de Gaulle, j’entreprends ici en Angleterre cette tâche nationale. J’invite tous les Français qui veulent rester libres à m’écouter et à me suivre. Vive la France, libre dans l’honneur et l’indépendance ! ».

Il eut comme une révélation : ce général inconnu avait raison ! Il ne fallait pas céder à la facilité et abandonner trop tôt la lutte ! Le peu qu’il connaissait des dirigeants au pouvoir en Allemagne ne le rassurait pas : une bande de marginaux de la société d’avant-guerre, projetés aux plus hauts rangs de l’État avec leurs comportements de voyous, leurs tristes mines et leur goût immodéré pour la mise en scène. L’Orchestration de l’épouvante inhérente à la mécanique totalitaire était en place. Ce qui paraissait n’être qu’une comédie allait vite montrer son vrai visage : une tragédie dont l’Histoire ne se remettrait jamais...

* *

*

Les temps étaient durs... pour tout le monde ! Pue la m… et Queue d’argent, du fait même de leur statut d’errance, provoquaient inévitablement la méfiance des soldats allemands. Les deux clochards évitaient, autant que faire se peut, ceux de ces hommes qu’ils devinaient être des brutes en mal de satisfactions sadiques. Sans parler de la difficulté qu’ils éprouvaient désormais à trouver de quoi se nourrir. Les aliments et les biens de première nécessité manquaient partout ! L’abondance de l’après-guerre était loin et l’époque de la disette était de retour.

Vers la fin de l’année 1940, tout fut rationné par jour, par semaine et par mois : le pain, le beurre, le fromage, le sucre, le riz, le lait, le savon et la viande.

À l’épicerie de la rue Pasteur, Valentine et Joséphine devaient faire face au mécontentement quotidien des ménagères qui n’hésitaient pas à consacrer des heures au ravitaillement familial. Et parfois pour rien ! Il n’était pas rare que de longues queues se forment dans la rue alors que les étals étaient vides, désespérément vides. Angèle avait préparé à cet effet un jeu de pancartes en carton fort sur lesquelles elle avait inscrit à la peinture noire des messages précieux pour ceux qui les voyaient : « N’attendez pas inutilement, pas d’œuf ni de viande aujourd’hui », « Nous n’avons pas de beurre » ou encore « Plus de savon »...

L’exercice était périlleux entre d’une part la protestation des clients désabusés par l’absence de denrées à acheter et d’autre part l’âpreté exacerbée de quelques fermiers des environs qui cédaient à prix d’or le moindre produit. Prises entre deux feux, Valentine et sa belle-fille étaient souvent soupçonnées de se laisser aller aux facilités du marché noir...

De l’autre côté de Chaumont, à la Fabrique, la situation prit une tournure dramatique vers décembre 1940 quand Élise découvrit en arrivant que la porte du bureau de Nathan Grasserburger avait été souillée d’un large « Sale Youpin » inscrit à la craie.

Elle héla aussitôt un commis qui passait dans le couloir :

« Effacez-moi cela tout de suite !

– Laissez, ce n’est rien... ! s’exclama le directeur qui venait d’ouvrir sa porte. L’œuvre d’un dérangé, rien de plus...

– Nathan, vous ne devez pas laisser cet acte impuni ! C’est inacceptable !

– Je ne l’accepte pas, je le constate, c’est tout... Que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne vais tout de même pas faire défiler tout le personnel devant moi pour savoir qui a fait ça ! Remettez-vous, Élise, vous paraissez bouleversée...

– La tournure des événements m’inquiète et ce que je lis dans la presse chaque jour n’est pas fait pour me rassurer...

– Laissons, cela passera... »

Il se trompait. À peine deux jours plus tard, une voiture blindée marquée de la croix gammée vint le chercher à son domicile au petit matin. Vers midi, un décret était apposé à côté de la grille d’entrée de la Fabrique : la ganterie était désormais placée sous tutelle allemande et relevait du Commissariat aux affaires juives. Le Conseil d’administration était dissout et presque tous ses membres arrêtés.

On ne revit jamais Nathan Grasserburger.

La semaine suivante, l’Allemand Christmann von Merckl était nommé administrateur provisoire de la Fabrique...

* *

*

Les relations entre Paul et Louison étaient particulières. Il éprouvait pour la jeune fille une attirance irrépressible sans aller pour autant jusqu’à la connaître, bibliquement parlant. Elle incarnait à ses yeux l’archétype même de la féminité, et entretenir avec elle une liaison charnelle aurait risqué d’éteindre le feu magique qui consumait son âme à chaque fois qu’il entendait le son de sa voix. La plupart du temps, il se contentait de la regarder parler, nue, de tout et de n’importe quoi. Il essayait de saisir d’imperceptibles tressaillements dans les replis ou les rondeurs de son corps en fonction des paroles qu’elle murmurait.

Parfois, quand il avait éveillé de manière trop prononcée en elle le désir d’aller au-delà, il tentait de la calmer par de lentes caresses. Elle aimait sa douceur, sa patience et le sillage de ses doigts sur sa peau. Certains jours, une fièvre plus profonde les saisissait et elle s’allongeait sur la table d’examen, offrant au regard émerveillé du médecin la proue ébouriffée de son navire de chair fendue. Il se rêvait alors capitaine d’un esquif d’éternité répondant aux appels de l’Origine du monde...

* *

*

« Allez me chercher Frau Trefandhéry ! demanda Christmann von Merckl avec courtoisie au soldat qui était de faction devant sa porte.

Jawohl, Herr Hauptmann ! »

Quelques minutes plus tard, il était de retour avec Élise qui le suivait. Il la fit entrer dans le bureau et referma la porte.

« Christmann von Merckl ! Capitaine de l’armée du Reich, pour vous servir, Madame ! dit-il en claquant des talons.

Élise ne répondit pas. »

« Je vous ai fait venir dans mon bureau pour que nous puissions faire un peu connaissance...

– Il ne s’agit pas de votre bureau ! Jules Trefandhéry et Nathan Grasserburger l’ont occupé avant vous, dignement...

– Je n’en doute pas un instant, Frau Trefandhéry, il se peut néanmoins que notre collaboration soit la seule garantie de survie pour la ganterie...

– Le terme me semble inapproprié, ajouta Élise avec dureté.

– J’ai été maladroit, je vous le concède ! Veuillez m’en excuser... La direction de la ganterie m’a été confiée. Je vais donc l’administrer avec rigueur mais avec justice !

– Que peut signifier le mot “justice” dans la bouche d’un homme en uniforme ?...

– L’un et l’autre ne sont pas incompatibles, Frau Trefandhéry...

– En théorie peut-être, mais dans votre cas, j’en doute...

– Permettez-moi un conseil, Madame : vous prenez à mon égard des libertés que beaucoup n’accepteraient pas...

– C’est une menace ?

– Non, Frau Trefandhéry, un conseil ! Juste un conseil... Vous avez perdu la guerre, ne l’oubliez pas ! Vous avez capitulé ! Les vainqueurs ont des droits que vous n’avez plus. Je comprends votre détresse et votre réaction vous honore autant qu’elle vous met en péril ! Ne prenez pas le risque de faire de même avec certains de mes compatriotes ! Ils n’auront ni la patience dont je fais preuve ni le recul nécessaire pour ne pas en prendre ombrage...

– Je n’ai que faire de vos conseils...

– Pourquoi cette hargne ? Elle est déplacée et inutile ! C’est un honneur pour moi d’administrer cette manufacture dont j’appréciais les gants avant-guerre !

– Parce que vous savez que ce sont des gants que nous élaborons ici ? demanda Élise avec ironie.

– Oui, Madame, je le sais. Je le sais même fort bien et puisque vous m’y invitez, je vais vous dire pourquoi. Quand Howard Carter a découvert le tombeau de Toutankhamon dans la Vallée des Rois, j’étais en poste là-bas. J’avais hâte de regagner l’Allemagne pour y retrouver celle que je devais épouser. En cadeau de fiançailles et en mémoire de mon séjour en Egypte, je lui ai offert une paire de gants de la série Pharaon. Je trouvais que c’était tellement plus original et élégant qu’une bague... Je m’en souviens comme si c’était hier. Elle en a pleuré de joie. Elle adorait ces gants...

Elle aurait tout autant apprécié ceux des Jeux Olympiques de 1924 que je devais lui rapporter...

– Pourquoi “aurait”, vous vous êtes séparés ?

– Non, mais des soldats français occupant la Ruhr en ont décidé autrement. À l’issue d’une beuverie, ils l’ont croisée qui rentrait du théâtre...

– Et alors ?...

– Ils l’ont violée chacun à leur tour avant de lui fracasser le crâne avec un pavé de la rue... » L’officier allemand termina sa phrase, les yeux luisant de larmes contenues.

« Toutes mes excuses... murmura Élise, mal à l’aise.

– Ce sont les horreurs de la guerre comme vous dites en France ! La vie prend parfois un cours inattendu. En tout cas, pour répondre à votre question, je sais très bien que ce sont des gants que les Établissements Trefandhéry produisent... Et c’est pour cela que je suis ici aussi ! »

Élise regardait avec une certaine stupéfaction cet homme élégant sanglé dans son uniforme vert et noir, marqué de l’aigle tenant entre ses griffes la couronne de laurier entourant une croix gammée.

Issu d’une famille de la vieille noblesse allemande, Christmann von Merckl ne partageait pas les idéaux nazis. Il tenait simplement à défendre sa patrie, sans esprit revanchard ni haine de l’autre, mais avec toute la rectitude que lui imposait la rigueur de son code militaire. L’officier se leva et claqua des talons en inclinant légèrement la tête en guise de salut. Élise regagna aussitôt le couloir où elle prit une grande respiration.

« Drôle de personnage…, se dit-elle en redescendant l’escalier.

– Quel fichu caractère ! pensa-t-il au même instant. Mais quel panache en même temps ! » fit-il avec un soupir d’admiration…

 

* * *

 

 

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