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Les livres de Jérôme Thirolle
29 mai 2015

Chapitre 29 Les heures sombres de l'Occupation

Pétain PhotoJT

Chapitre 29

Les heures sombres de l’Occupation

LE QUARTIER GÉNÉRAL ALLEMAND s’installa à proximité de la Fabrique, dans la grande bâtisse construite à la fin du siècle dernier que tous les habitants de la ville appelaient « la Gloriette ». Si la présence quotidienne des habits vert-de-gris dans les rues devenait insupportable pour certains, elle était bien accueillie par d’autres, heureusement moins nombreux. Au premier rang desquels Marie-Uranie Barboint de Maugier qui ne voyait pas d’un mauvais œil le retour de l’ordre moral prôné par le maréchal Pétain avec l’appui de l’occupant. Il était temps de « débarrasser la société de cette racaille judéo-communiste qui sapait les fondements mêmes de l’État français » !...

* *

*

Une morosité teintée de peur étouffa bientôt la ville. Les piétons accéléraient le pas sans s’attarder inutilement sur les trottoirs. Les Citroën noires de la Gestapo filaient à toute allure vers de funestes destinations, comme une araignée se précipite sur sa toile pour paralyser sa proie avant de la faire mourir à petit feu...

La terreur nazie se faisait sentir partout et l’Obersturmbannführer Von Soultz en était l’archange. Von Merckl n’avait aucune considération pour ce SS qui incarnait à ses yeux la fange la plus boueuse de sa Nation. Il s’en méfiait comme de la peste et tentait, vaille que vaille, de protéger les ouvriers de la Fabrique de ces individus en uniforme noirs à tête de mort qui ne connaissaient que la haine, la violence et la barbarie. Avec l’instauration du service du travail obligatoire (STO), beaucoup d’ouvriers de la ganterie étaient partis en Allemagne pour contribuer, parfois bien malgré eux, à l’effort de guerre.

Von Merckl et Von Soultz ne partageaient pas la même vision de la situation : pour le premier, la Fabrique n’était pas une manufacture comme les autres en raison de la très grande qualité des produits qu’elle proposait à la vente. Pour le second, elle n’était qu’une usine juive parmi tant d’autres dont le seul salut résidait dans le soutien qu’elle pouvait accorder au Grand Reich.

Avenue Carnot, les difficultés ne cessaient toutefois de s’amonceler et la tâche de l’administrateur provisoire s’en ressentait terriblement.

« Je vous ai fait mander, Herr Lecorium, pour me dresser un bilan exact de nos comptes » dit Christmann von Merckl en invitant son hôte à s’asseoir en face de lui.

Daniel Lecorium hésitait à commencer...

« Voyons, Herr Lecorium, nous nous connaissons depuis plus d’un an et demi maintenant ! Nous ne sommes pas dans un conte pour enfants, je ne vais pas vous manger... »

Les paroles de cet homme en uniforme résonnaient étrangement dans la tête du Français.

– Vous ai-je une seule fois mis en difficulté, Herr Lecorium ? Ai-je une seule fois pris une décision contraire aux intérêts de la ganterie ? »

Il n’avait effectivement jamais fait passer l’idéologie avant la raison et le bon sens. Un détail qui n’avait pas échappé à l’Obersturmbannführer Von Soultz qui commençait à douter sérieusement de l’attachement de cet officier au Führer !...

« Nous avons de moins en moins d’ouvriers, nous ne pouvons plus exporter ni aux États-Unis ni en Angleterre, pays qui – je le rappelle – étaient nos principaux acheteurs jusqu’à la guerre, je n’arrive plus à me procurer des peaux correctes et la plupart de substances chimiques que nous utilisons sont introuvables ou alors hors de prix. Nous ne pourrons plus tenir longtemps... »

Von Merckl savait que le commandement SS de la Gloriette se ferait une joie de le mettre devant ses responsabilités en cas de blocage de la Fabrique. Il serait certainement envoyé sur le front de l’Est ; certains ouvriers, soupçonnés de sabotage, seraient passés par les armes et les autres déportés vers ces camps dont il avait vaguement entendu parler et d’où, apparemment, l’on ne revenait pas...

« Nous devons tout faire pour que la ganterie puisse continuer à fonctionner ! s’exclama le capitaine. Trouvez-moi une solution !

– Je n’en ai plus..., soupira son interlocuteur.

– Il y a toujours des solutions ! Je comprends mieux pourquoi la France a perdu la guerre ! Laissez-moi réfléchir et je vous rappellerai... »

* *

*

Alors qu’Élise lui proposait deux nouveaux modèles, Christmann von Merckl lui fit part de son intention.

« Frau Trefandhéry, la ganterie de Chaumont ne serait rien sans ses gants de luxe. Toutefois, nous vivons une situation particulière : l’armistice est signé depuis longtemps mais la guerre n’est pas terminée. Aussi, la main-d’œuvre et les approvisionnements s’en ressentent. Nous ne pourrons plus longtemps nous contenter de notre production actuelle…

– Que voulez-vous dire ? demanda Élise avec assurance.

– Nous allons spécialiser la production dans deux domaines : les gants de soldats et les gants fourrés pour le front de l’Est !

– Vous plaisantez, j’espère...

– Je fais ce que je peux pour préserver la ganterie ! Mais ne vous tourmentez pas, vous gardez toute votre place ici...

– Ma place ? Ma place ? Que voulez-vous que je fasse au milieu d’une bande de militaires imbéciles qui ne pensent qu’à se battre ? Si vous faites cela, vous tuez l’âme de la Fabrique !

– Je le fais pour la sauver, au contraire... »

Élise savait qu’il avait raison.

« Croyez-moi, Frau Trefandhéry, je ne vous veux que du bien... Montrez-moi donc ces modèles... »

Élise sortit de son carton deux esquisses de gants, l’un appelé « Aube », l’autre « Crépuscule ». Elle avait tâché d’y faire passer tout ce qu’on pouvait ressentir en regardant le soleil se lever ou se coucher sur l’horizon. Un subtil mélange de couleurs, d’impressions et de sentiments qui troublèrent profondément l’officier.

Les gants « Crépuscule » en main, il se mit à déclamer des vers dans sa langue natale :

Um Mitternacht

hab ich gedacht

hinaus in dunkle Schranken.

Es hat kein Lichtgedanken

mir Trost gebracht

um Mitternacht.

Um Mitternacht

kämpft’ ich die Schlacht,

o Menschheit, deiner Leiden ;

nicht konnt ich sie entscheiden

mir meiner Macht

um Mitternacht

 

« C’est beau, confessa Élise, plus émue qu’elle n’aurait voulu l’admettre. Mais je ne comprends pas l’allemand...

– Oh ! pardon Frau Trefandhéry... Ce sont des lieder de Malher. Cela veut dire à peu près :

 

À minuit

se tournèrent mes pensées

vers les ténèbres closes.

Aucune pensée de lumière

ne m’a consolé

à minuit.

À minuit

j’ai engagé le combat

ô humanité, contre tes souffrances ;

ma force n’a pas suffi

à remporter la victoire

à minuit.

 

– Je me suis peut-être trompée sur votre compte, reprit Élise en détournant les yeux.

– Je vais considérer qu’il s’agit d’un compliment, dit-il en claquant des talons… »

 

* *

*

« Louison, je voudrais que vous passiez chez le teinturier pour...

Élise n’eut pas le temps de finir sa phrase. Une voiture s’arrêta brusquement le long du trottoir en plein centre-ville et un SS en sortit aussitôt.

– Madame Trefandhéry ?

– Oui ?...

– Veuillez monter dans cette voiture, vous êtes attendue à la Kommandantur !

– Louison, retournez à la maison et...

– Non, interrompit l’homme, elle vient aussi avec nous ! »

Le voyage fut bref et silencieux. Arrivées sur place, les deux femmes furent conduites devant un autre militaire qui échangea quelques paroles avec un troisième avant de les inviter à le suivre.

Élise cherchait à dissimuler sa terreur. C’est à cela qu’on reconnaît les systèmes qui œuvrent contre la destinée de l’homme : la peur vous prend au ventre même quand vous n’avez rien à vous reprocher.

Le SS frappa avec respect à une haute porte moulurée et l’ouvrit, faisant signe à Élise et à Louison de patienter quelques instants.

Au loin, seul le bruit régulier d’une machine à écrire rompait le silence sinistre du lieu.

« Entrez, Madame ! » cria une voix haut perchée.

Élise avança et se dirigea vers un homme assis derrière un grand bureau de style. Son attention fut immédiatement attirée par un encrier d’argent qui se détachait sur un côté du meuble parmi des piles de documents dactylographiés : un aigle aux ailes déployées, le poitrail couvert d’une croix gammée tenant entre ses serres deux étranges réservoirs d’encre en forme de crâne humain.

« Obersturmbannführer Von Soultz ! dit-il pour se présenter. C’est donc vous l’exceptionnelle modéliste de la fabrique de gants... J’ai besoin de vos services ! Nous célébrons bientôt l’anniversaire d’un haut dirigeant de notre Grand Reich et je voudrais offrir une paire de gants à sa femme pour cette soirée. Elle s’appelle Sonia...

– J’ai peu de temps pour moi.

– Vous aurez tout le temps qu’il faudra ! reprit-il sèchement. Je voudrais deux longs gants de cuir rouge avec sur le haut du bras une magnifique croix gammée sur fond blanc et une autre paire en cuir noir avec la symbolique complète de la SchutzStaffel. Ma demande devrait rentrer sans difficulté dans vos compétences...

– Cela tombe mal car j’ai des douleurs dans les doigts en ce moment…, répondit Élise avec aplomb.

– Frau Trefandhéry, dit-il avec une voix doucereuse, voulez-vous, que je vous fasse... écraser les mains pour que vous puissiez vous rendre compte qu’il y a douleur et douleur ?... »

Elle resta interloquée.

« Nous n’avons plus de cuir assez fin pour vos gants, j’en suis désolée... reprit-elle.

– Vous en aurez ! Dites seulement ce dont vous avez besoin.

– Néanmoins, je crains de... »

L’officier SS l’interrompit en frappant du poing sur la table :

« Taisez-vous ! Je ne veux plus vous entendre, c’est compris ?

– Partons, Madame, nous n’avons rien à faire ici ! s’exclama Louison en défiant l’officier SS du regard.

– Quelle est cette jolie jeune fille rousse qui se permet de me manquer de respect ? demanda le SS avec la même voix doucereuse.

– Il s’agit de Louison, elle est à mon service...

– Il faudra qu’elle apprenne à tenir sa langue ! Alors, pour les gants ? »

Élise garda le silence.

« Bon, Frau Trefandhéry, réfléchissez-y encore un peu...

– Je peux partir ?

– Bien sûr, que croyez-vous ? Je ne suis pas un monstre...

– Viens, Louison, on y va...

– Non, Madame ! dit calmement l’Obersturmbannführer. La jeune fille rousse reste ici. Vous, vous partez ! Je vous attends demain, ici, à onze heures avec votre mari. Vous avez la nuit pour réfléchir... »

 

* *

*

Philogène ne pouvait se résoudre à accepter la défaite de son pays. Il se souvenait des mots du général de Gaulle :

« … continuer le combat là où ils seront et comme ils pourront. » Il se devait de lutter contre un ennemi qui pillait chaque jour un peu plus une France devenue exsangue. On entendait dire aussi que certains Français avaient rejoint les rangs de la Résistance, un concept flou aux contours incertains.

Il ne voulait cependant pas mettre en péril ses proches : il était clair qu’un acte ou qu’une tentative d’acte contre l’occupant se traduirait aussitôt par de brutales représailles de la part des soldats allemands. Le mieux pour lui était donc de se faire oublier et de se réfugier dans la clandestinité. Eugénie l’y aida.

La mère supérieure de la Vierge des Pauvres avait en effet « spécialisé » certaines sœurs dans des tâches inhabituelles pour une congrégation religieuse : confection de faux papiers, trafic d’armes, fabrication artisanale d’explosifs et émissions de messages radio. Philogène se cacha plusieurs mois parmi elles, le temps de se forger une nouvelle identité et d’intégrer des groupes de résistants qui commençaient à se déployer dans le Bassigny. Consciente des dangers qu’il courait, Eugénie ne l’en dissuadait cependant pas car l’idée même de Liberté était en jeu. À leur façon, les religieuses participaient une fois de plus au combat de la Lumière contre les Ténèbres...

Après une nuit d’angoisse passée à se demander ce qu’il était advenu de Louison, Élise et Paul se présentèrent à la Kommandantur à l’heure dite. Une sentinelle les conduisit jusqu’au bureau de Von Soultz.

« Ravi de vous rencontrer, Docteur ! s’exclama l’Obersturmbannführer en guise d’accueil.

– Où est Louison ? demanda Élise avec une hésitation dans la voix. Elle n’est pas rentrée hier soir...

– Ne vous inquiétez pas, Frau Trefandhéry ! Il ne m’a pas paru judicieux de la laisser repartir seule dans la nuit. Vous savez, malgré le couvre-feu, les rues ne sont pas toujours très sûres...

– Nous vous en savons gré, reprit Paul. Son absence nous tourmentait...

– Elle était entre de bonnes mains, rassurez-vous !

– Où est-elle ? demanda Élise pour la seconde fois.

– Bien sûr, où avais-je la tête ?... Dans la cour, je crois..., dit-il en désignant du doigt une haute fenêtre.

– Je peux ? demanda Élise

– Évidemment, je vous en prie... »

Élise fit quelques pas et se dirigea vers la fenêtre. Elle poussa alors un cri strident avant de se couvrir les yeux. Paul, stupéfait, alla la rejoindre aussitôt. Ce qu’il vit dépassait tout ce qu’il pouvait imaginer…

Le corps entièrement nu de Louison, couvert de nombreuses plaies et de multiples ecchymoses, lui apparut en bas dans la cour. Elle était suspendue à une dizaine de centimètres du sol par une corde qui lui cisaillait les poignets.

« Oh mon Dieu ! » s’écria Élise, bouleversée par le martyre qu’avait dû subir la jeune fille.

Son corps blessé et meurtri tremblait et Paul vit qu’elle respirait péniblement.

« Monsieur, dit-il la voix tremblante, elle finira par étouffer si vous la laissez comme cela... Il faut qu’elle puisse reprendre appui au sol...

– Herr Doctor, croyez bien que si je l’ai fait suspendre ainsi, c’est pour la ménager un peu, la pauvre enfant...

– Mais c’est tout le contraire !

– Non, Docteur ! Car, voyez-vous, je crois qu’elle a les jambes brisées... »

 « Oh ! mon Dieu... fit Elise.

– Reconnaissez, Frau Trefandhéry, qu’elle n’a pas su se taire hier. Mais bon, passons, c’est pardonné. De toute façon, je lui ai fait arracher la langue, elle ne recommencera plus…

Élise se sentit défaillir.

_ Alors, au fait, pour les gants ?

– Faites-moi livrer le cuir, je ferai tout ce que vous voudrez mais libérez-la, supplia-t-elle.

– Je vois que vous devenez raisonnable, c’est bien ! Je savais que je pouvais compter sur vous. Il se leva, contourna son bureau, puis étendit les bras derrière Paul et Élise.

– Venez, nous allons tous les trois lui apprendre la bonne nouvelle ! »

Il ouvrit la fenêtre et interpella un SS dans la cour. Ce dernier s’approcha de Louison pour lui dire quelques mots qu’ils ne parvenaient pas à entendre. La jeune fille, la mâchoire ensanglantée, releva péniblement la tête vers l’étage qu’on lui désignait.

« Faites-lui un signe de la main, elle sera rassurée... », reprit Von Soultz de sa voix doucereuse.

Élise fit un geste et voulut l’appeler mais aucun son ne sortit de sa bouche. Paul, tétanisé, ne comprenait toujours pas comment le corps si désirable et si divinement délicieux de Louison avait pu devenir ce pantin désarticulé et sanguinolent, ni quel abîme de barbarie avait pu conduire à un tel sacrilège.

L’officier hurla un ordre au SS.

« Zu Befehl, Herr Obersturmbannführer ! » ( À vos ordres, mon Colonel ! ) répondit-il enretour. Il fit un pas vers Louison, détacha la sangle de cuirretenant le revolver qu’il avait à la ceinture, le sortit et pointale canon de l’arme vers la tempe de la jeune fille. La détonationrésonna dans toute la cour. Élise et Paul n’eurent pas le tempsde soustraire à leur regard le mouvement brusque que latête fit sous l’effet de la balle qui la traversait. Une longuetraînée de sang et de matière cérébrale parmi des cheveux roux épars macula la pierre de l’immeuble...

« Il me faut les gants pour après-demain soir, reprit calmement Von Soultz. Vous pouvez disposer... »

 

* *

*

Il ne se passait plus une journée sans que la rumeur ne colportât le bruit d’une nouvelle persécution allemande. Élise et Paul mirent plusieurs semaines à se remettre de la mort atroce de Louison. Ils expliquèrent à Arsène, qui s’étonnait de son absence, qu’elle était partie au chevet d’une cousine malade et qu’elle reviendrait dès que la santé de cette vieille femme le lui permettrait. Le jeune garçon, âgé de dix ans, s’en étonna mais l’explication était plausible. Il regrettait déjà la bonne humeur qu’elle avait insufflée dès son arrivée dans la demeure familiale.

Un jour qu’elle s’était rendue à la ganterie pour y déposer des esquisses, Élise fut interpellée par Christmann von Merckl :

«Frau Trefandhéry, écoutez-moi, je vous en prie ! Méfiez-vous des SS : vous le savez, ce sont des brutes sanguinaires, des moins-que rien que la guerre a propulsés au pouvoir ! En vous disant cela, je prends un risque considérable car ils ont des espions partout et les représailles au sein même de nos rangs deviennent de plus en plus fréquentes...

– Pourquoi n’êtes-vous pas comme eux ?

– Je suis un soldat, Frau Trefandhéry, il ne m’appartient pas de contester ou de discuter les ordres mais je déplore sincèrement la tournure des événements. Plus dure sera la chute...

– J’aurais préféré vous rencontrer dans d’autres circonstances, capitaine Von Merckl !

– Moi aussi, Frau Trefandhéry, moi aussi... »

 

* *

*

Le courage et la détermination de Philogène furent remarqués par un réseau clandestin de résistants qui œuvrait dans la profonde forêt des Dhuits. Ils avaient besoin que quelqu’un prenne en charge la constitution d’un nouveau réseau autour

de Chaumont. Philogène s’y attela avec quelques amis rencontrés chez les sœurs de la Vierge des Pauvres. Leur groupe, qui avait pris le nom de Patriotes, se fit rapidement connaître des autorités d’occupation par ses nombreux actes de sabotage.

La Kommandantur inonda la ville en retour d’affichettes invitant la population à dénoncer les terroristes contre de bonnes récompenses.

Ce n’est pas l’argent qui incita Marie-Uranie Barboint de Maugier à rendre visite à l’Obersturmbannführer Von Soultz.

Les circonstances exactes de ce qui suivit ne furent jamais très claires. Selon toute vraisemblance, la veuve du général aurait rapporté à l’officier nazi les surprenantes allées et venues de la mère supérieure des sœurs de la Vierge des Pauvres, notamment à la nuit tombée. Il se disait même que des inconnus passaient le haut porche de la congrégation avec des airs de conspirateurs... En portant ces éléments à la connaissance du colonel, elle ne faisait, après tout, que son devoir...

La réaction ne se fit pas attendre. Une heure plus tard, huit voitures de la Gestapo et un camion bâché firent irruption devant le couvent. Les soldats ne prirent pas la peine de signaler leur présence : ils firent voler en éclats les lourdes portes et fouillèrent de fond en comble les bâtiments. De nombreux documents furent retrouvés sur place ainsi que quantité d’armes et d’explosifs. Pour Von Soultz, la cause était entendue. Il fit monter dans le camion la mère supérieure et trois ou quatre sœurs qui allaient devoir endurer la torture pour révéler ce qu’elles savaient. Quant aux autres, elles furent enfermées dans les salles basses. Chacune reçut une balle dans la jambe pour éviter toute tentative de fuite. Les SS barricadèrent ensuite l’accès à ces salles et mirent le feu au bâtiment.

On entendit longtemps les cris des pauvres femmes s’échapper des soupiraux avant qu’une fumée épaisse et âcre ne finisse par étouffer leurs appels. Aucune ne survécut au brasier.

L’Obersturmbannführer avait remporté une double victoire : non seulement il avait anéanti une base arrière de la Résistance mais il avait en outre mis la main sur de nombreux documents qui allaient l’aider à partir en chasse contre les Patriotes. Leur temps, dorénavant, était compté...

 

* *

*

Quand Valentine apprit ce qui était arrivé aux sœurs de la Vierge des Pauvres, elle perdit connaissance. Eugénie, sa petite Eugénie, y avait laissé la vie ! Joséphine déploya des trésors de tendresse et de réconfort pour apaiser la douleur de la vieille femme. Élise consacra également beaucoup de temps à sa mère, mettant de côté sa propre souffrance. Même Christmann von Merckl se déplaça à l’épicerie pour lui témoigner sa commisération. Son propre drapeau lui faisait honte désormais. Il le portait comme une croix...

Ce que les uns et les autres ne savaient pas, c’est que la religieuse n’avait pas péri dans l’incendie du couvent. Ayant tenté de fuir dès l’arrivée des SS, elle avait été rattrapée et soupçonnée de ce fait d’en savoir plus qu’elle ne voulait le reconnaître. Elle fut longuement torturée dans les caves de la Gloriette avant d’être envoyée dans un camp de concentration, Treblinka ou Auschwitz-Birkenau selon des témoignages de survivants recueillis après-guerre. En tout cas, elle n’en revint jamais...

 

* *

*

Le hurlement strident de la sirène de la ganterie déchira la nuit qui commençait à tomber. Mais les temps avaient changé. Auparavant, son retentissement appelait hommes, femmes et enfants au travail. Aujourd’hui, il annonçait le vrombissement lointain des forteresses volantes alliées qui s’apprêtaient à déverser des tonnes de bombes sur la ville et ses environs ou plus simplement à traverser le ciel pour d’autres destinations plus lointaines. Le cri de la sirène était en revanche très clair : tout le monde aux abris !

Depuis le début de l’année 1944, les alertes devenaient de plus en plus fréquentes, trahissant par le fait la fragilisation croissante d’un Reich allemand qui se voulait durer mille ans. Les raids aériens s’effectuaient tantôt de nuit, tantôt en plein jour, interrompant brutalement les activités en cours.

Christmann Von Merckl craignait toujours que la ganterie ne soit prise pour cible par ces bombardements parfois un peu aléatoires.

« Assurez-moi, Frau Trefandhéry, que vous continuerez à vous occuper de cette usine après la guerre !

– Pourquoi “après la guerre”, elle n’est pas près de finir...

– Oh ! Je ne le crois pas. La fin est proche... Je serais très étonné si nous parvenions à nous maintenir encore longtemps sur votre territoire...

– Vous êtes pessimiste, capitaine, cela ne vous ressemble pas trop.

– Non, réaliste tout simplement ! J’espère seulement que les efforts que j’ai faits jusqu’à aujourd’hui pour préserver ces bâtiments n’auront pas été vains...

– Je dois reconnaître, monsieur Von Merckl, que vous n’avez jamais œuvré à l’encontre des intérêts de cette maison. Bien au contraire, d’ailleurs... Et je sais également que vous n’avez pas la tâche facile avec ce Von Soultz qui vous épie en permanence. Si la guerre doit finir un jour, le plus proche qui soit si possible, je me laisserai peut-être aller à vous dire... euh... que vous êtes quelqu’un de bien... ! »

Le capitaine s’approcha d’Élise et posa sa main sur son épaule.

« Que faites- vous ? demanda Élise avec un mouvement de recul.

– Avec tous ces événements, je n’ai plus toute ma tête ! Acceptez mes excuses, Madame ! L’honneur est ma valeur première ! fit Von Merckl en claquant des talons. Je vous respecte comme un égal, Madame...

– Je ne veux rien savoir, capitaine. Sachez néanmoins, Herr Hauptmann, que vous aurez été mon seul rayon de soleil danscet océan de ténèbres... »

 

* *

*

Ils furent encerclés au petit matin dans la forêt du Corgebin par plus de cent quarante soldats. Ils étaient à peine vingt... Les renseignements que les SS avaient obtenus sur dénonciation étaient exacts : le lieu et l’heure du rassemblement, le nombre de terroristes et leur quasi-absence d’armement.

Cinq d’entre eux, tirés au sort, furent emmenés à l’entrée de la forêt pour être pendus aux branches centenaires de deux gros chênes à l’aide de longs filins d’acier. Il fallait, au-delà de l’exemple, montrer à toute la population ce qu’il en coûtait de défier le pouvoir en place.

Deux autres furent décapités par un soldat à moitié ivre. Les macabres trophées furent plantés sur les deux plus hautes piques de la grille de la Préfecture en plein centre-ville. Par dérision, un SS avait rédigé un écriteau en français, juste sous les têtes sanglantes, qui rappelait la phrase souvent entendue de ce côté-ci du Rhin en 1939 : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ».

Des pelles furent distribuées à tous les autres membres du groupe pour qu’ils creusassent leur propre tombe. La plupart espéraient un retournement de situation miraculeux qui les sortirait in extremis de ce mauvais pas ou l’intervention d’autres résistants qui les sauveraient de la mort.

Quand ils eurent fini de retourner la terre meuble, mêlée de feuilles en décomposition, ils furent mitraillés par groupes de trois. Ils tombaient dans la fosse comme des pantins désarticulés, agonisant atrocement pour la simple raison que les ordres donnés par Von Soultz avaient été de blesser ces hommes mais pas de les tuer. Il voulait que, enchevêtrés les uns sur les autres, ils prennent le temps de savourer le goût de la terre humide avant de fermer les yeux...

Une fois que leur macabre besogne fut accomplie, les soldats recouvrirent les corps d’une couche de terre suffisamment épaisse pour que ceux qui étaient tombés en dernier ne puissent pas s’en échapper mais cependant pas trop haute pour qu’ils ne meurent pas étouffés trop vite. Leurs souffrances devaient durer, tels étaient les ordres...

Le colonel SS était fier de lui : il n’éprouvait aucune pitié pour ces résistants qui ne l’avaient pas ménagé ces derniers mois. Il trouvait même que les supplices qu’il leur avait fait endurer n’étaient pas à la hauteur de leurs crimes...

Chacun de ces hommes mourut comme il avait vécu : en héros. Philogène en faisait partie.

 

* *

*

Les chasseurs Messerschmitt avaient beau épauler les batteries de la DCA, les incursions alliées dans le ciel ne cessaient de se multiplier. D’autant que Chaumont devenait un objectif essentiel à bombarder du fait de sa position au croisement de réseaux ferroviaires et routiers de première importance.

Le 11 mai 1944, en fin d’après-midi, les sirènes retentirent : une vingtaine de B-24 américains approchaient. Pour une fois, leur objectif n’était pas de survoler la ville, comme ils l’avaient fait jusque-là, mais de détruire la gare et le dépôt SNCF. En un peu plus de dix minutes, ils déversèrent une centaine de bombes qui provoquèrent de nombreux dégâts... sans pour autant atteindre l’objectif qui leur avait été fixé ! Plusieurs dizaines de personnes perdirent la vie dans cette opération. On ne comptait plus les maisons détruites ou éventrées rue André-Theuriet, rue Mareshal, rue des Jardiniers ou encore au Clos Adonis.

À la terreur entretenue par les Allemands s’ajoutait désormais la peur des bombardements. La douloureuse libération du territoire était en marche.

Le 23 mai, une cinquantaine d’appareils envahirent le ciel chaumontais vers neuf heures du matin et parvinrent cette fois à provoquer d’énormes dégâts le long de la ligne de chemin de fer. La passerelle sur laquelle Paul avait attendu Élise en vain fut anéantie tout comme les rotondes à locomotives, la gare et les bâtiments situés autour de la place qui la desservait. Pue la m… et Queue d’argent ne survécurent pas aux bombes alliées. Le modeste abri dans lequel ils avaient trouvé refuge se situait sur l’exacte ligne des pointeurs américains. Ils ne figurèrent sur aucune liste de victimes après le drame. Des « Trois clochards », il n’en restait plus aucun.

 

* *

*

L’heure de la débâcle avait sonné. Dans la cour de la Kommandantur, des milliers et des milliers de pages dactylographiées étaient jetées dans des brasiers improvisés. Von Soultz était conscient qu’il devait faire disparaître au plus vite la trace de ses forfaits. Partout, les soldats allemands préparaient un départ imminent. Ils n’avaient plus guère le choix : les troupes anglo-américaines avaient débarqué le 6 juin en Normandie, puis sur les côtes de Provence, dans la baie de Cavalaire, le 15 août, entamant une avancée rapide et vraisemblablement inexorable.

Von Merckl, de son côté, avait reçu l’ordre d’évacuer la ganterie et de se replier plus à l’est. Il ignora délibérément un autre aspect de sa mission : le haut commandement lui demandait de procéder à la destruction de toutes les installations à son départ. À quoi bon pratiquer la politique de la terre brûlée puisque tout était perdu ? En préservant la Fabrique, il posait la première pierre d’une ère nouvelle qui s’ouvrirait sous peu et à laquelle il ne pourrait pas participer. Rien ne l’incitait à penser d’ailleurs qu’il sortirait vivant du conflit. Que de dangers le séparaient encore de sa terre natale !... Bravant les difficultés, il chercha à contacter Élise une dernière fois mais n’y parvint pas. Il en éprouva beaucoup de tristesse puis s’attela aux préparatifs de la retraite qui s’annonçait...

 

* *

*

Le 31 août 1944, vers 18 h 30, Élise sursauta en entendant le fracas d’une gigantesque explosion. Elle pensa aussitôt que la ganterie avait été dynamitée ou bombardée. Toutes les vitres de sa demeure en tremblèrent de longues secondes. Elle décrocha son téléphone et fut vite rassurée par le concierge. Lui aussi avait entendu le bruit sourd de la déflagration mais il la situait de l’autre côté de la ville. Les Allemands s’étaient rabattus sur un objectif à la fois plus stratégique et plus symbolique : le viaduc.

Surplombant la vallée de la Suize depuis 1856, le plus grand ouvrage d’art en pierre de taille d’Europe occidentale alignant ses cinquante arches sur plusieurs centaines de mètres de long, venait de voir s’effondrer une partie de sa structure dans un épouvantable tourbillon de fumée et de poussière. S’il ne restait plus rien des trois arches qui enjambaient l’ancienne route de Villiers-le-Sec, les rails, eux, avaient résisté et continuaient de relier à son sommet, suspendus dans le vide, les deux parties du viaduc désormais séparées l’une de l’autre.

Les semaines qui suivirent furent incroyablement confuses. À la ganterie, les Allemands étaient partis du jour au lendemain. Daniel Lecorium prit la décision d’assurer la direction de l’usine de manière temporaire. Paul, approché un moment, déclina l’offre en rappelant qu’il ne souhaitait pas se mêler des affaires de l’avenue Carnot tout en soulignant qu’Élise pourrait toujours être de bon conseil si le besoin s’en faisait sentir.

Le 13 septembre au matin, les Chaumontais réalisèrent avec surprise que les troupes d’Occupation s’étaient enfuies dans la nuit, détruisant au passage tous les ponts encore debout, dont celui du canal à la Maladière. Les hommes de la 2e DB, aidés des FFI, purent entrer alors dans la ville. Un sentiment extraordinaire de liesse poussa les habitants dans les rues. Les drapeaux tricolores, remisés pendant des années, reprirent leur place aux fenêtres et aux balcons. Qui n’a pas vécu ces instants inoubliables ne peut ressentir le vertige de ce que fut vraiment la Libération...

 

 

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