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Les livres de Jérôme Thirolle
18 juin 2015

Chapitre 31 La fin d'une dynastie

 

Cheminée PhotoJT

Chapitre 31

La fin d’une dynastie

«C’ÉTAIT IL Y A SI LONGTEMPS... »

La nuit tombait déjà et je n’avais pas vu le temps passer, assis à côté de celle qui n’était plus pour moi une vieille femme inconnue mais plus simplement Élise, l’ancienne modéliste de la ganterie de Chaumont.

« En vous racontant tout cela, jeune homme, reprit-elle, je me demande si je ressuscite ceux que j’ai aimés ou si je les enterre une seconde fois... Et puis, je vous ennuie avec toutes mes histoires.

– Ne croyez pas cela, Madame ! Les livres que j’ai lus et les films que j’ai vus ne m’ont jamais retracé cette période avec autant d’humanité ! Poursuivez, je vous en prie... »

Elle s’exécuta de bonne grâce.

« À la mort de son père, Arsène s’est soudain intéressé à la ganterie comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Il a voulu visiter la Fabrique d’un bout à l’autre et s’est plongé dans les anciens catalogues de modèles. Combien de fois le pauvre Daniel Lecorium a-t-il dû le conduire auprès de tel ou tel ouvrier pour qu’il lui fasse une démonstration de son art ! Il en devenait presque insupportable...

« De mon côté, les choses n’étaient pas si simples. Avec la disparition de Paul, je n’ai plus trouvé d’attrait dans mon activité. Le seul modèle que j’ai dessiné cette année-là, si je m’en souviens bien, était un gant entièrement noir avec un léger liséré d’or au niveau du poignet… Je crois qu’il n’a jamais été retenu d’ailleurs... De toute manière, j’étais désemparée et abasourdie. Je m’en voulais de n’avoir pas été à ses côtés au moment où il a quitté ce triste monde. J’en ai conservé un goût d’inachevé qui, aujourd’hui encore, m’emplit la bouche chaque matin avant de me lever. Avec les heures qui passent, cette impression s’estompe ensuite mais elle reste toujours là, tapie au fond de minuscules détails qui finissent toujours par la faire resurgir au moment où je m’y attends le moins...Quelques semaines après la mort de Paul, j’ai reçu un faire-part de condoléances en provenance d’Allemagne. J’en revois encore aujourd’hui chacun des mots qui y étaient écrits comme si je les avais sous les yeux :

Frau Trefandhéry,

C’est avec une peine très grande que j’ai appris le décès de votre époux. Recevez de tout cœur mes plus sincères condoléances en espérant que vous m’aurez pardonné mon passé.

Bien à vous,

Christmann von Merckl.

À tout hasard, vous trouverez mon adresse au dos de cette carte.

« Je l’ai lu et relu tant et tant de fois que j’aurais pu finir par croire que j’en étais l’auteur ! J’ai longtemps hésité aussi, mais allez savoir pourquoi, je ne l’ai jamais contacté ! Dire que je n’en avais pas envie serait mentir mais je n’ai pas trouvé la force de lui écrire. Le savoir en vie était pour moi un soulagement. Nos destinées s’étaient croisées à un mauvais moment. Il n’y avait pas de raison pour qu’il en soit autrement, même neuf ans plus tard. C’est du moins ainsi que je me console... »

 

* *

*

Élise expliqua aux responsables de la ganterie qu’elle ne souhaitait plus travailler comme modéliste. Sa passion s’était étiolée et sa fortune l’en dispensait dorénavant. Elle ne livra donc plus aucun projet avenue Carnot, à la seule exception d’une commande particulière de l’OTAN en 1956. Une grande fête doublée d’une émouvante cérémonie fut organisée le 4 juillet, jour de l’Independance Day. En mémoire de Juliane Morley, Élise avait accepté de revenir sur son engagement et mit tout son cœur et tous ses souvenirs dans une magnifique paire de gants brodés d’une Statue de la Liberté en fils d’argent sur fond de drapeaux français et américains. Elle n’avait pas voulu refuser la sollicitation de la base de Semoutiers qui souhaitait célébrer une nouvelle fois à sa manière l’entente franco-américaine. Elle devait au moins cela à sa jeune amie trop tôt disparue.

Élise se souvenait encore avec émotion du monument inauguré trente-deux ans plus tôt, le jour où le président Millerand avait visité la ganterie. Une éternité s’était écoulée depuis...

Cette fois, tous les yeux se tournaient vers une réplique de la célèbre statue de Bartholdi, haute de presque trois mètres, financée par une importante tombola dont le gros lot était une Simca Ford Versailles ! Tout ce que la région comptait de généraux et de hauts gradés était là. Les épouses de ces messieurs se virent remettre en grande pompe la paire de gants dessinée par Élise en plus de somptueux bouquets de fleurs aux couleurs des deux pays. Deux ans plus tôt, jour pour jour, la base avait changé de nom pour adopter celui de Statue of Liberty Wing. Avec l’inauguration de ce nouveau monument, la boucle était bouclée. Tout un symbole...

 

Élise Trefandhéry ne dessina plus jamais. Elle s’obligea également à ne plus franchir le porche de la Fabrique qui fut d’ailleurs mise en vente moins d’un an plus tard, le 29 juin 1957.

Tout ce qu’elle avait connu disparaissait peu à peu...

 

Le 15 juin 1960, les escadrons du 48th Fighter Bomber Wing de l’US Air Force quittèrent Chaumont pour Lakenheath, une base de la Royal Air Force. Les Chaumontais s’étaient habitués à cette présence incongrue qui offrait un petit parfum d’exotisme en plein Bassigny mais l’injonction du général de Gaulle était sans appel : le stockage d’armes nucléaires sur le sol français était désormais interdit. Dont acte. La Statue de la Liberté locale devait se résoudre à rester seule désormais au milieu d’une base quasi déserte...

 

 

L’année 1965 restait dans la mémoire de la veuve de Paul comme une blessure douloureuse qui ne se refermerait jamais. Le 13 février, la Chevrolet Corvair d’Arsène dérapa sur une plaque de verglas qui tapissait le virage inattendu d’une petite route de campagne. La vitesse excessive du véhicule ne pardonna rien au conducteur. Le jeune homme était mort depuis longtemps quand les secours arrivèrent sur les lieux…

Valentine, profondément affectée par l’épouvantable accident, s’endormit dans la nuit du 9 au 10 mars pour ne plus jamais se réveiller.

 

En 1966, après mûre réflexion, Élise décida de tout vendre : sa maison de la rue du Palais, ses meubles, ses livres, ses souvenirs... Elle se débarrassa de tous les biens qu’elle avait mis une vie entière à acquérir et ne conserva auprès d’elle que la boite contenant encore la paire de gants blancs et la lettre de Paul ainsi que le petit ours en peluche qu’Arsène avait trouvé dans un arbre du square Lebon. L’année suivante, les ateliers de mégisserie et de teinturerie cessèrent leur activité. Le groupement bancaire qui avait repris la ganterie en 1957 jetait l’éponge...

 

La Fabrique ferma définitivement ses portes le 21 mars 1973.

 

Élise me confia qu’elle avait fini par accepter l’invitation d’Angèle après la vente de sa maison. Elle n’occupait qu’une modeste chambre du Haut-du-Lièvre mais elle s’y sentait bien. Là, à l’écart des trépidations citadines et loin de ses douloureux souvenirs, elle se promenait régulièrement dans le beau jardin où elle aimait passer des heures entières.

Elle avait appris à connaître et à reconnaître un à un chacun des arbres et arbustes qui entouraient la demeure et que le premier propriétaire avait fait planter peu après la construction de la villa : cèdre bleu, tilleul argenté, blanc sycomore, marronnier rouge, bouleaux, hêtre pourpre, aulnes, ombelles, tamaris, lilas et seringats.

Elle s’y était recréé le paradis que la vie avait tenté de lui retirer...

 

* *

*

C’était la première fois qu’elle revenait à Chaumont depuis son départ pour Nogent. Elle voulait revoir, une fois encore, la ville de son enfance mais, comme elle me l’avait confié aux premiers instants de notre rencontre, celle-ci n’était plus là sans être ailleurs pour autant...

La Fabrique restait à l’abandon, à demi envahie par les herbes folles, à demi démolie par endroits. L’ancien couvent des Ursulines et les Vieilles Cours avaient laissé la place à des résidences flambant neuves qui avaient balayé de leur modernité de béton et de verre l’enchevêtrement parfois insalubre de ces vieux quartiers que l’époque ne voulait pas restaurer.

Il était temps pour elle d’aller retrouver son jardin et ses habitudes...

 

Nous nous sommes quittés à la nuit. Je ne sais pas ce qu’il advint d’elle ensuite. Sinon qu’elle est morte quelques années plus tard si j’en crois l’avis de décès du journal.

Je conserve encore aujourd’hui en mémoire le souvenir de sa vie comme un héritage qu’elle m’aurait légué sous les frondaisons du parc du Boulingrin.

À défaut de connaître ce qu’ont été ses derniers jours, je me contenterai de les imaginer...

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