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Les livres de Jérôme Thirolle
10 septembre 2015

La maison de Zutzendorf (Le boiteux du parc Sainte-Marie)

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Le boiteux du parc Sainte-Marie (Editions Gérard Louis) : suite...

 

Au-delà de l’aspect pittoresque qui pouvait émaner de la restitution fidèle d’un petit bourg d’Alsace, les visiteurs étaient mus par un sentiment plus complexe et autrement plus symbolique : celui de montrer leur attachement à une province tragiquement perdue à la suite de la guerre désastreuse de 1870. La France avait alors été amputée de l’une de ses plus riches contrées et les Français entendaient faire savoir, haut et fort, qu’ils revendiquaient ouvertement ce territoire perdu. Il n’y avait cependant dans tout cela, contrairement aux apparences, aucun ressentiment dirigé contre le voisin germanique. Rien de plus que l’expression naturelle d’un patriotisme de bon aloi.

Zélie, quant à elle, n’était pas venue non plus sans arrière-pensée. Elle n’avait qu’un seul objectif : sortir sa nièce de la torpeur mélancolique dans laquelle la mort toute récente de son père l’avait plongée.

Bijoutier bien connu à Nancy, Hector Boulier avait été assassiné dans des circonstances obscures quelques jours avant l’ouverture au public de l’Exposition. L’affaire avait fait grand bruit, d’autant qu’il devait tenir un stand très attendu au sein du Palais des Arts Libéraux. Et puis, comme toujours dans ces cas-là, les journaux en avaient moins parlé au fil des jours, pour laisser finalement Camille et Solène, sa mère, à leur malheur.

Très proche de son père, la jeune fille avait sombré dans une tristesse infinie qui masquait désormais à ses yeux toutes les beautés du monde. Zélie avait beaucoup réfléchi avant de prendre sa décision. Entraîner la fille de son frère défunt au parc Sainte-Marie pouvait certes raviver en elle une plaie qui ne parvenait pas à s’apaiser, mais la conduire au cœur même de cette manifestation dont tout le monde parlait pouvait constituer également une occasion unique et inespérée de la divertir malgré tout. Elle voulait en prendre le risque.

— Vous avez vu, ma tante, ces drôles de maisons !

Camille désignait du doigt plusieurs bâtisses qui se détachaient nettement sur un immense panorama peint, reproduisant au détail près la diversité des paysages reliant l’Alsace aux Vosges.

Les constructions épaisses et trapues offraient au regard des visiteurs une alternance régulière de poutres et de chevrons de bois sur des murs de torchis blanchis à la chaux.

L’attention de Camille fut toutefois rapidement attirée par une construction qui se tenait à l’extrémité droite du village. Là, au-dessus du porche ouvert dans la haute tour à colombages qui prenait appui sur l’un des côtés de la Porte Monumentale, s’étalait une large pancarte, dont le message d’accueil était sans ambiguïté : “Le Commerce du Village alsacien souhaite la bienvenue aux Alsaciens-Lorrains et à tous les visiteurs”.

— On y va ? s’écria Zélie avec entrain.

 

bienvenue JT

 

Cette découverte les occupa toute une partie de la matinée. La foule s’y pressait cependant avec tant de ferveur patriotique qu’elles durent attendre de longues minutes pour accéder à ce qui était considéré comme le clou de cette reconstitution : la Maison de Zutzendorf. Une vaste demeure originaire d’un petit village à l’ouest de Haguenau, typiquement alsacienne, avait en effet été retenue pour illustrer l’habitat traditionnel de cette région et, grâce aux fonds récoltés par plusieurs souscriptions populaires et au soutien actif et appuyé d’un riche mécène, la bâtisse avait été soigneusement démontée pierre par pierre puis transportée par chemin de fer à Nancy où elle avait été remontée à l’identique dans l’enceinte du parc Sainte-Marie.

Zutzendorf

Après l’acquittement d’un droit d’entrée spécifique, elles passèrent enfin sous le porche qui donnait accès à la cour. Le grain très particulier des moellons utilisés pour façonner ce mur intriguait Camille : un grès fortement rosé, entièrement sculpté, qu’elle n’avait vu nulle part ailleurs, pas plus dans la collection paternelle d’échantillons de minéraux que lors de ses promenades dans la campagne environnante. Etrangement, elle en ressentait comme une gêne ou y devinait un présage qu’elle ne savait pas interpréter…

Dans la cour, un bruit métallique strident et régulier déchirait l’air et imposait une sorte de silence forcé à la foule qui se dirigeait vers le perron. Apparemment peu perturbée par ce vacarme, une jeune femme montrait aux visiteurs la manière dont on puisait de l’eau dans son village. La pauvre était obligée de lever très haut le bras pour actionner la potence qui était censée faire monter le précieux liquide des profondeurs du réservoir. Oubliant bien vite le grincement du mécanisme, les badauds attentifs admiraient par la même occasion autant la simplicité efficace et rustique du geste que la grande beauté de la blonde jouvencelle dont les tresses étaient en partie dissimulées par sa coiffe, un ruban noir démesuré qui lui couvrait le chef. Une longue jupe laissant dépasser le jupon, une chemise blanche et un tablier brodé de rouge complétaient l’ensemble. Une fois sa démonstration accomplie, elle invita les personnes présentes à gagner la maison pour la visite.

Alors que celle-ci venait à peine de démarrer, Camille s’immobilisa soudain en apercevant, planté sur une chaise aux fuseaux étroits et lisses, un vieil homme qui la regardait fixement à l’avant d’un lit rudimentaire muni de rideaux à carreaux. Petit chapeau noir aux bords relevés, fermement posé sur la tête, l’homme la dévisagea de ses yeux très clairs avant d’esquisser un rictus dont elle ne parvenait pas à déchiffrer la signification. Il portait sur lui, autant que dans son regard, l’image de l’Alsace traditionnelle et historique : veste rouge aux nombreux boutons dorés descendant très bas, gilet sombre et pantalon brodé tombant sur des guêtres immaculées. Sa sévérité placide soulignée par un poil broussailleux gris-blanc dérangeait la jeune fille. Elle jeta un œil au reste de la pièce, un gros coffre sculpté et une quenouille décorée de rubans, avant de rejoindre sa tante qui se dirigeait vers un escalier étroit. Elle n’était pas au bout de ses peines… En haut des marches, on accédait à l’entrée du musée alsacien. A peine tourna-t-elle la tête qu’elle se trouva face à une collection d’étranges objets de bois sculptés qu’elle comparait volontiers à un étalage morbide de masques tout droit sortis du Théâtre antique, moqueurs et grimaçants à souhait. Cette rusticité d’un autre âge la mettait mal à l’aise. La curiosité naturelle des premiers instants avait laissé la place à une “inquiétante étrangeté” dans laquelle elle ne se reconnaissait pas. La chambre à coucher paysanne, les barattes, les saloirs, les petits meubles de planches rugueuses mal équarries, les boiseries de l’alcôve, le bruit de la fontaine à l’extérieur, la collection d’anciennes coiffures sous vitrine ou celles de pichets d’étain et de pots de grès lui semblèrent à cent lieues de son ordinaire.

La vue du buffet avec ses rangées d’assiettes, le lit cerclé d’épaisses tentures et le rouet réparé mille fois lui rappelèrent de lointains souvenirs du temps où on l’envoyait, un peu contre sa volonté, chez sa grand-mère à Vic-sur-Seille. Elle n’avait jamais aimé ces maisons dites lorraines, étroites, toute en longueur et peu éclairées. Rien à voir avec la haute et grande maison qu’elle habitait avec ses parents, rue des Brice à Nancy. Une très belle demeure “Art nouveau”, construite dès les premières années du siècle, où la lumière était reine et où les courbes élancées traquaient jusque dans les moindres recoins les parcelles d’ombre.

Ces types d’habitations opposaient deux manières différentes de concevoir l’existence, l’une traditionnelle et l’autre visionnaire, l’une prisonnière de son histoire et l’autre tournée vers l’avenir.

— Camille ! Te voilà enfin ! Mais où étais-tu donc passée ? Je te cherchais partout… Viens, nous devons redescendre.

En se dirigeant vers la sortie, Camille aperçut de nouveau le vieil alsacien en costume traditionnel entrevu un peu plus tôt. Il lui tendit mécaniquement un registre pour qu’elle y inscrive quelques mots à la suite de ceux que les visiteurs laissaient toujours en quittant le lieu. Vaguement apeurée, elle préféra emboîter le pas à sa tante sans demander son reste.

à suivre...

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