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Les livres de Jérôme Thirolle
13 septembre 2015

Vernet dit “Pont-Neuf”, artiste-peintre (Le boiteux du parc Sainte-Marie)

 

Beaux-Arts JT

Le boiteux du parc Sainte-Marie (Editions Gérard Louis) : suite...

Après avoir regagné l’allée centrale, et alors qu’elle quittait à peine le village alsacien, Camille s’étonna d’entendre un bruit de tam-tam sourd et lancinant qui s’élevait d’un bosquet touffu à proximité.

— Te voilà au cœur même de l’Exposition, s’exclama Zélie ! Et comme tu peux le constater, le dépaysement est garanti ! Louis Laffitte, directeur et maître d’œuvre de cette manifestation, l’a voulu ainsi ! Tout le savoir du monde en un seul lieu au même moment ! Tu quittes l’Alsace et déjà tu abordes les contrées denses et mystérieuses de l’Afrique !

Zélie en devenait presque lyrique.

— Ce sont les tambours du village sénégalais que tu entends, reprit-elle. Nous nous y rendrons, je te le promets, mais m’accorderais-tu préalablement une petite visite au palais des Beaux-arts, là, de l’autre côté de l’allée ? Après, nous irons nous amuser toutes les deux, foi de Zélie !

— Pourquoi me le demander, ma tante ? Je me ferai une joie de vous suivre où bon vous semblera.

Zélie passa sa main dans la chevelure de Camille et déposa un baiser sur son front.

— Tu es un amour, ma chérie. Viens, c’est juste en face.

 

Contrairement à la plupart des palais et des kiosques qui avaient été édifiés dans l’enceinte du parc Sainte-Marie et sur le prolongement du terrain Blandan, celui des Beaux-arts ne présentait aucune fantaisie architecturale ni aucune spécificité. Il s’agissait d’un bâtiment tout en longueur, construit dans un style néoclassique pur et dur, bien trop sage et bien trop académique pour séduire la petite fille que Camille était encore. L’entourage de la porte principale, sculpté de rinceaux foisonnants surmontés d’un buste de Minerve se détachant de la paroi, n’arrangeait rien.

— Tout ceci est d’un conventionnel ! trancha Zélie sur un ton très grande dame qui fit rire sa nièce de bon cœur.

L’intérieur du bâtiment n’était cependant guère plus attractif : l’agencement des parois était à peine terminé, la charpente à claire-voie faisait entendre de terribles craquements sous la chaleur que le soleil d’été imposait à la toiture récente et l’éclairage essentiellement latéral ne parvenait pas à diffuser correctement la lumière du jour dans toutes les pièces. Dieu merci, le spectacle qui s’y donnait était de qualité ! Le bijou prime naturellement l’écrin mais quand les deux vont de paire, l’ensemble y gagne toujours en harmonie.

Plusieurs centaines de toiles, d’aquarelles, de pastels, de dessins et de sculptures formaient un Salon des Beaux-arts de haute tenue.

Camille découvrait ainsi, pour la première fois, les œuvres de peintres qu’elle ne connaissait pas pendant que Zélie s’extasiait devant les toiles d’Emile Friant ou de Victor Prouvé. Il y avait tant de merveilles à contempler. Elles s’attardèrent ensuite devant les décorations scolaires et les dessins d’enfants, en particulier le Premier Prix de l’Art à l’école, décerné par le Comité Lorrain à une jeune américaine de Chicago, Juliane Morley.

— Il est un peu plus de midi ! fit soudain Zélie en regardant sa montre. Que dirais-tu d’un bon déjeuner pour nous remettre de nos émotions matinales ? Camille accepta de bon gré.

En sortant du Palais des Beaux-arts, la sœur d’Hector évita soigneusement de passer à proximité du Salon Rouge où le maître joaillier Lalique exposait quelques-unes de ses œuvres, assez semblables à celles que son frère créait dans son atelier. Elle devait tout faire pour éviter de raviver chez sa nièce de douloureuses blessures.

 

Alors qu’elles regagnaient tranquillement l’allée, Zélie fit soudain un brusque demi-tour.

— Cache-moi ma chérie, je t’en prie… dit-elle à sa nièce en gloussant.

— Qu’y a-t-il, ma tante ? demanda la jeune fille, surprise et inquiète à la fois.

— Rien de bien grave mais il faut que nous échappions au plus vite à un fâcheux qui s’approche.

Elle n’eut ni le temps de finir sa phrase ni celui de rebrousser chemin.

— Zélie, ma très chère Zélie, vous ici !... s’écria l’homme qu’elle avait vainement cherché à fuir.

De petite taille, il était vêtu d’un épais kimono rouge sang brodé d’innombrables dragons dorés, étrange accoutrement qui ne semblait pas le gêner le moins du monde. Il était tête nue, ce qui était assez inhabituel pour l’époque, et arborait une longue chevelure noire savamment domestiquée en un chignon traversé de deux épingles d’ivoire. Camille écarquillait les yeux de surprise tandis que Zélie regardait aux alentours en espérant que personne ne les verrait se parler.

— Zélie, Zélie, ne vous en allez pas ainsi… Faites-moi l’honneur d’admirer quelques-unes de mes toiles, fit-il en lui saisissant le bout des doigts. Elles sont là, au fond…

Gênée par cette situation embarrassante, elle lui murmura quelques mots d’excuse pour justifier un départ imminent, tout en désignant sa nièce du menton.

— Vernet ! dit “Pont-Neuf”, artiste-peintre. C’est ainsi qu’il se présenta à Camille en lui tendant la main, tout en continuant à ne pas quitter Zélie des yeux. Zélie, reprit-il, juste un instant de votre précieuse journée et vous ferez de votre pauvre Vernet un homme comblé.

— Nous irons, mon cher, je vous le promets, mais un peu plus tard si vous le voulez bien.

— Par pitié, jeune fille, tâchez de convaincre cette dame de retourner sur ses pas afin qu’elle comprenne une fois pour toutes que ce n’est pas l’homme qui fait la peinture mais la peinture qui fait l’homme.

Camille souriait sans trop savoir pourquoi.

— Vous ai-je raconté, chère enfant, reprit-il en se tournant une fois de plus vers la nièce de Zélie, la mémorable chasse au buffle que plusieurs de mes amis et moi-même avions entreprise il y a quelques années de cela dans une contrée lointaine et hostile où nul homme blanc n’avait encore mis les pieds ?...

— Ne l’écoute pas, Camille, c’est un vieux fou ! s’exclama Zélie en souriant.

— Ô le beau compliment que vous me faites là ! s’écria l’homme en tombant à genoux.

— Voyons, Vernet, relevez-vous, on nous regarde !

— Je m’égare, je m’égare… répondit l’artiste-peintre en frappant du poing sur sa poitrine. Venez voir mes toiles, ne serait-ce qu’un instant !

Camille commençait à trouver cet excentrique plutôt sympathique. Il s’en aperçut et reprit à voix basse sa déclamation.

— Donnez-moi un feu de cheminée, jeune demoiselle, et j’en ferai un Vésuve menaçant de sa lave bouillonnante Herculanum et Pompéi, donnez-moi un carré de sucre et j’en ferai une pyramide d’Egypte surgissant des sables.

— Et par quel miracle, monsieur Vernet ? demanda posément Zélie en le regardant avec sérieux.

— De la couleur et des pinceaux suffiront à cela, pardi ! répondit-il. Foi de Pont-Neuf, rien n’est impossible quand on y croit ! Comment s’appelle cette enfant ?

— Camille, répondit Zélie.

— Ma chère Camille, laissez-moi vous trouver dans cette Exposition un toutou en laisse et je vous en ferai un tigre du Bengale.

— Et si je vous donne un pont ? osa Camille.

— J’en ferai un peintre ! Et hop, dit-il en faisant un bond sur place, me voilà !

Camille se mit à rire de bon cœur. Cela ne lui était plus arrivé depuis la mort tragique de son père.

En apercevant la bonne humeur de sa nièce, Zélie pardonna les facéties de Vernet et le pria discrètement de s’en aller. Il était temps de laisser la jeune fille en plus sage compagnie. Elle lui savait gré néanmoins de lui avoir rendu, pour quelques instants, le sourire.

Camille elle-même s’était surprise à rire. Elle ne pensait plus en être capable depuis cette journée funeste où elle entendit sa mère pousser un hurlement déchirant, peu après qu’un homme en fiacre se fût annoncé à la villa. Porteur de la plus terrible des nouvelles, il était venu apprendre à Solène Boulier la disparition de son époux. Camille ne comprit pas tout de suite, ou plutôt ne voulut pas comprendre, qu’elle ne reverrait jamais son père et que tout ce qu’ils avaient vécu ou partagé appartiendrait désormais et pour toujours au passé.

Elle se sentait privée d’avenir malgré tous les beaux sermons qu’on ne manquait pas de lui faire sur le paradis et tous ses saints. La séparer de son père, c’était comme lui ôter sa propre vie. Elle ne serait plus désormais qu’un spectre blafard pour qui la joie ne serait rien d’autre qu’une douleur. Et c’est cette abnégation fataliste que Zélie entendait bien combattre en la distrayant à l’Exposition.

Vernet s’éclipsa sans insister. Sous des dehors tape-à-l’œil, il savait heureusement se montrer sensible et intelligent.

L’heure du repas approchait, il était temps de s’en préoccuper.

à suivre...

Le boiteux du parc Sainte-Marie

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