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Les livres de Jérôme Thirolle
14 octobre 2015

La Larme du Ciel...

Plaque tombeau PhotoJT

Le boiteux du parc Sainte-Marie (Editions Gérard Louis) : suite...

21 septembre 2008

 

François Larosière profita de sa présence dans le quartier pour faire un tour au Musée de l’Ecole de Nancy afin d’y saluer Cécile Mesnie-Hellequin, dite Cléopâtre en raison de la taille de son nez et de ses cheveux très noirs, une ancienne connaissance avec qui il avait fait une partie de ses études et qui passait désormais son temps à inventorier les collections du musée.

— Bon, je te laisse, je dois rejoindre une dame qui m’a contacté au sujet de l’expo ! lui confia François en la quittant quelques minutes plus tard.

— Alors file, ne te mets pas en retard, dit Cécile en le poussant vers la porte. Ton expo n’attend pas.

Elle le regarda partir le cœur serré. Elle n’était rien d’autre pour lui qu’une simple copine de fac et jamais il ne l’avait regardée autrement. A son plus grand regret.

Une fois sur le trottoir, il jeta un coup d’œil à sa montre et pressa le pas. Il n’était plus très loin mais il ne fallait pas traîner.

En longeant la rue du Sergent Blandan, François Larosière eut l’impression de plonger dans le passé. Il ne voyait ni le lycée Chopin ni le parking de la piscine ronde, ni celui de la piscine découverte, ni le dôme de la première, ni l’entrée de la seconde, lesquels surplombaient les carrosseries des voitures qui y étaient sagement alignées. Il ne distinguait mentalement qu’une longue palissade de bois percée de plusieurs portes à tourniquets au-dessus de laquelle émergeaient dans leur blancheur éclatante de constructions trop neuves, les silhouettes bigarrées des Palais de l’Electricité, des Fêtes et des Textiles, juste après le monticule du dépôt de houille qui servait à alimenter les quatre énormes chaudières de la station centrale d’électricité qui produisaient la force et la lumière dont toute l’Exposition avait besoin.

Aujourd’hui dense et résidentiel, le quartier n’en était pas vraiment un en 1909. Quelques rues - privées à l’époque - commençaient à peine à se lotir dans un environnement excentré qui restait essentiellement militaire. Le parc Sainte-Marie, beaucoup plus étendu du temps de Louis Laffitte, était à l’origine un vaste terrain à l’écart de la ville où les jésuites s’étaient installés dans le premier quart du XVIIe siècle pour y entretenir un grand potager destiné à assurer leur nourriture quotidienne. Un siècle et demi plus tard, le parc fut vendu à un riche particulier qui en fit une immense propriété d’agrément plantée de nombreux arbres dont certains subsistaient encore au début du XXe siècle. La ville s’en porta finalement acquéreur en 1904 avant de l’ouvrir au public l’année suivante, précédant de peu la destruction de la vieille habitation familiale des Génin-de-Gail qui s’y trouvait depuis des lustres. En 1909, le parc Sainte-Marie s’étendait de la rue Jeanne d’Arc à la rue du Sergent Blandan et de l’avenue de la Garenne à l’arrière de la rue Pasteur, à l’ombre des bâtiments de l’hôpital militaire, des casernes Blandan et Landremont (Infanterie) et du quartier Donop (Cavalerie).

Il s’arrêta face à une coquette maison de deux étages, relativement étroite de façade mais bien proportionnée. Une haute grille de fer forgé la séparait de la rue. Un perron de quelques marches conduisait à l’entrée. Il poussa le portail entrouvert puis se dirigea vers la porte d’entrée. Une petite plaque de cuivre était vissée sous le bouton de la sonnette. On pouvait y lire “Lierich”. Il ne s’était pas trompé.

Inspirant un grand bol d’air pour atténuer la nervosité qui le submergeait toujours dans ce genre de démarche, il déclencha le carillon.

Une femme d’une soixantaine d’années vint lui ouvrir aussitôt. A n’en pas douter, elle l’attendait.

— Monsieur Larosière ? Je vous en prie, donnez-vous la peine d’entrer. Je suis Jeanne Lierich, c’est moi qui ai demandé à vous parler.

François Larosière la salua cordialement puis la suivit dans le vestibule.

Il s’arrêta un instant devant une belle commode Transition à décor d’une marqueterie d’attributs de musique et de masques de théâtre sur le marbre de laquelle étaient posées la statue d’une antilope Tiwara ainsi que celle d’un chef assis. Une grande huile sur toile dans un large cadre doré surplombait l’ensemble. Elle représentait un homme accoudé à un prie-Dieu, vêtu d’un costume croisé bleu-marine, à la coupe très années Cinquante. Une cigarette dans la main droite, il regardait fixement droit devant lui avec un air digne mais sévère. Sur sa gauche, un peu en retrait, un setter irlandais se tenait dressé sur ses pattes avant, comme s’il montait la garde.

— Mon père ! s’exclama Jeanne Lierich avec fierté, Victor Bardois. Quant au bric-à-brac sous son portrait, ce sont des souvenirs de famille : la commode appartenait à la mère de ma grand-mère et les objets africains nous ont été rapportés par un de mes oncles missionnaire en Côte-d’Ivoire. Mais nous ne sommes pas là pour parler de cela... Suivez-moi, cher Monsieur Larosière.

Elle le conduisit dans le salon où des boissons attendaient l’invité à côté d’une assiette de biscuits secs.

— Vous prendrez bien quelque chose ? Café ? Thé ? Jus de fruit ?

— Va pour un café. Vous avez souhaité me rencontrer, Madame Lierich.

— Oui, je me suis permise de contacter le journal l’Est Républicain car je ne savais pas comment vous joindre...

— Je vous écoute.

— Comme vous vous en doutez, je n’ai pas connu cette exposition mais ma grand-mère, Camille Bardois, née Boulier, m’en a souvent parlé. C’était une femme douce et élégante dont l’existence n’a pas toujours été de tout repos. Elle avait douze ans quand elle s’y rendit pour la première fois. Pour tout vous dire, elle y avait été conduite par sa tante Zélie après un terrible drame familial. Peu de temps auparavant, son père, Hector Boulier, mon arrière-grand-père si vous préférez, avait été retrouvé assassiné dans sa bijouterie.

— Assassiné ?…

— Oui, Monsieur Larosière. Imaginez donc la détresse de la jeune Camille. Son père tenait rue de la Pépinière une des plus belles bijouteries-joailleries de Nancy, à l’égal des Lava, Ronga et autres Daubrée qui tenaient la place. Tous ces grands noms possédaient chacun un stand au cœur du Palais des Arts Libéraux.

— Classes 46 et 47, dans la travée centrale.

— Si vous le dites… C’est vrai que j’ai affaire à un spécialiste ! Où en étais-je déjà ?

— Le père de Camille devait tenir un stand…

— Ah oui… mais la mort l’a fauché avant !

— Il n’a donc pas participé à l’Exposition ? Vous savez, je ne connais pas tous les exposants, ils étaient plus de deux mille…

— Si, d’autant plus que tout était prêt depuis plusieurs semaines. Le stand, crêpé de noir, - je vous laisse imaginer l’ambiance - a finalement été tenu par un autre bijoutier, ami de la famille, Ferdinand Jasmain. Mais le cœur n’y était pas, étant donné les circonstances.

— Je peux le comprendre...

— Comme je vous le disais, ma grand-mère m’a souvent parlé de cette période. J’ai été très proche d’elle, surtout à la fin de sa vie. Mes visites régulières lui redonnaient le sourire. Je crois qu’elle aimait me raconter sa jeunesse. C’était une façon d’éviter que son passé ne disparaisse avec elle.

— Elle avait conservé des souvenirs précis de l’Exposition ?

— Mieux que ça ! Elle les a consignés dans son journal.

Jeanne Lierich se leva, se dirigea vers un secrétaire dont elle ouvrit l’abatant, y saisit un objet et revint s’asseoir.

— Le voilà ! dit-elle.

Elle tenait dans ses mains ce qui semblait être un livre peu épais. Le dos et les coins de chaque plat étaient couverts de cuir et le reste ressemblait à un fort carton marbré comme on en faisait beaucoup à l’époque.

— Elle l’a commencé deux jours après la mort de son père, peut-être sa façon à elle de faire son deuil, et y a mis un terme la veille de son mariage, en 1919. Pendant dix ans, elle y a tout inscrit, ses joies, ses peines, ses espérances, ses observations. Il y a une vingtaine de pages consacrées à l’exposition car elle y est retournée plusieurs fois. J’ai donc pensé en lisant votre annonce que ce journal pouvait vous intéresser. Il y est question notamment de certaines attractions, de certains exposants, d’un petit train, de “jeunes gens désinvoltes” si je me souviens bien et de beaucoup d’autres choses qui me sont sorties de la mémoire.

— Effectivement, je n’ai pas encore eu l’occasion de feuilleter un document de ce genre. observa François Larosière, l’air pensif. L’Exposition vue par un visiteur. L’idée est originale. Il faudrait creuser. Permettez-vous que j’en prenne connaissance ?

— Monsieur Larosière, je ne vous ai pas fait venir ici pour vous refuser ce journal. Ma grand-mère m’a transmis cet héritage et je voudrais à mon tour vous en faire profiter… Je vous le laisse mais à la seule condition que vous me le rapportiez quand vous n’en aurez plus besoin.

— Vous pouvez compter sur moi...

— Il y a aussi cette histoire un peu étrange dont elle ne m’avait jamais parlé, reprit-elle, mais que j’y ai lue : la première fois qu’elle s’est rendue à l’exposition avec sa tante Zélie, elle a trouvé un petit paquet qu’elle n’est jamais parvenue à rendre à son propriétaire. Elle l’appelle sans arrêt l’inconnu… Il semble que cet incident l’ait fortement marquée car elle y consacre plusieurs pages. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que cette anecdote l’a hantée tout au long de sa vie.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? demanda-t-il, un peu intrigué.

— Quand, après sa mort, j’ai ouvert l’enveloppe qu’elle me destinait, j’y ai trouvé non seulement son journal comme je m’y attendais mais aussi ce paquet.

— Celui de l’inconnu ?

— Celui-là même.

— Et alors ?

— Je ne sais pas quoi en penser mais il me semble indissociable de l’exposition. J’aimerais que vous l’emportiez aussi. Vous me le rendrez après. Peut-être serez-vous plus perspicace que moi ?

Elle tendit les deux objets au directeur du Centenaire qui la remercia chaleureusement pour son aide. Le visage un peu triste de cette femme sympathique paraissait s’illuminer à l’idée de contribuer à la célébration qui se préparait. Elle devait bien cela à sa grand-mère.

— Par respect pour votre aïeule, Madame Lierich, je me contenterai de ne lire que ce qui concerne l’Exposition...

— Faites comme bon vous semblera pourvu que vous me rendiez le tout.

Il feuilleta rapidement le journal. L’écriture y était très lisible, serrée mais agréablement déliée, et quelques documents y avaient été glissés : une photo souvenir, des tickets d’entrée et le programme du 18 juillet 1909. Rien d’extraordinaire a priori.

— Vous disiez que son père, Monsieur...

— Hector Boulier.

— Oui, Hector Boulier, c’est cela ! Vous disiez qu’il avait été assassiné ?... En connaissez-vous les circonstances ?

— Oh, mon Dieu oui ! Avez-vous un peu de temps ?

— Je devrais pouvoir m’arranger.

Hector Boulier était connu pour les liens d’amitié qu’il avait noués avec des grands noms de l’Ecole de Nancy : Emile Gallé, Victor Prouvé, Jacques Gruber et bien d’autres encore... Il s’était même associé à deux reprises au célèbre Hector Guimard, l’artiste qui a conçu les premières entrées du métro de la Capitale, pour la réalisation de somptueuses parures destinées à la haute bourgeoisie parisienne avide de bijoux Art nouveau. Des pièces uniques, bien évidemment.

La tradition rapporte qu’il n’avait pas son pareil pour traduire une idée, une impression ou un sentiment dans un bijou : broche, pendants d’oreilles, bracelet, bague, parure, collier, pendentif, épingle de cravate, boutons de manchettes, que sais-je encore...

Il maniait l’or et le platine, les diamants ou les perles comme le croupier du casino les cartes : avec dextérité et souplesse, perfection et élégance. En un mot, un grand professionnel. C’était aussi un homme affable et courtois, toujours à l’écoute des autres. Souvent, quand l’envie lui prenait ou lorsqu’il s’accordait quelques minutes de repos, il sortait sur le pas de la porte, s’installait entre les deux vitrines qui exposaient certaines de ses créations, et saluait les voisins ou les passants avant d’engager avec eux d’interminables conversations.

— Vous semblez bien le connaître ?

— Ma grand-mère m’en a tant parlé. Et vous verrez, elle l’évoque fréquemment dans son journal ! C’était un personnage connu et estimé de tous. Quelques jours avant l’Exposition, alors qu’il travaillait assez tard dans son atelier, il reçut la visite qui lui fut fatale. Comme vous ne le savez peut-être pas, certaines maisons de la rue de la Pépinière, dont sa bijouterie, ont la particularité de donner également sur l’impasse du Bon-Pays, une ruelle qui se glisse entre l’actuelle rue Gustave Simon et la rue de la Monnaie.

Son atelier donnant sur cette impasse très discrète, la logique aurait voulu que le ou les assassins soient passés par là, mais non ! Le verrou était resté solidement fermé de l’intérieur.

— Ils sont donc entrés par devant.

— Oui, et c’est là que la police a perdu pieds au cours de l’enquête : aucune serrure n’ayant été forcée, il a été supposé qu’Hector avait ouvert lui-même à son meurtrier, avant d’être sauvagement poignardé ensuite. Aucune piste n’a pu être trouvée. Le crime est resté impuni !

— Quelle injustice ! s’écria François Larosière, sincèrement ému par ce récit.

— Oui, quel gâchis aussi. Les circonstances de cette mort terrible ont été révélées à ma grand-mère pour les besoins de l’enquête et elle en a conservé toute sa vie une indescriptible douleur.

— J’imagine que le mobile du meurtre était le vol des bijoux de votre arrière-grand-père ?

— Pas “des” bijoux, mais d’un seul.

— Un seul ?

— Avez-vous déjà entendu parler, Monsieur Larosière, de la Larme du Ciel ?

La Larme du Ciel, non, je ne crois pas...

— C’était un diamant exceptionnel qui tirait son nom de sa couleur : un bleu pâle très léger. Une de ces pierres hors du commun que connaissent tous les joailliers ; un de ces noms qui ont fait rêver des générations entières et qui continueront à exercer sur les esprits une emprise irrationnelle : le Régent, le Grand Mogol, le Koh-i-Noor, l’Etoile du Sud et... la Larme du Ciel ! Pensez donc : un diamant de cent vingt-neuf carats ! Une merveille de la nature revisitée par le talent des hommes. Rien à voir avec le Cœur de l’océan, cette espèce de morceau de verre coloré que Rose Calvert finit par jeter par-dessus bord à la fin du film Titanic.

— Vous en parlez avec passion !

— Que voulez-vous, je suis bijoutier-joaillier moi aussi. Je pourrais dire bijoutière-joaillière mais je trouve ridicule et intellectuellement malhonnête cette manie de féminiser tous les mots : la véritable égalité hommes-femmes se fera ailleurs que dans la pure sémantique, croyez-moi ! Mais bon… Pour en revenir à notre conversation, je dois avouer que tout ce qui touche à ces pierres me touche profondément. Disons que j’ai repris le flambeau familial après deux générations d’interruption !

— Mais quel rapport peut-il y avoir entre ce diamant et Hector Boulier ?

— Oh, c’est simple : il est le dernier à l’avoir vu. Si je fais abstraction de son assassin, bien sûr.

— Il possédait cette pierre ?

— Non, c’est un peu plus compliqué. Mais je ne voudrais pas abuser de votre temps.

— Madame Lierich, vous piquez en moi un de mes plus grands défauts : la curiosité. Et même si cela n’a pas de rapport direct avec l’Exposition, votre histoire m’intéresse.

— Vous vous trompez, Monsieur Larosière : la Larme du Ciel et l’Exposition sont étroitement liées ! Sans la seconde, nous aurions encore peut-être la chance d’admirer la première.

— Raison de plus pour ne pas compter mon temps !

— Comme vous voudrez ! répondit Jeanne Lierich avec un petit air enjoué.

— Tout commence vers 1445 avec un ancien Croisé dont l’Histoire n’a pas conservé le nom et qui s’était enrichi dans le commerce de produits rares aux confins du monde connu : épices, coton mais surtout châles et tapis de la vallée du Cachemire. Il faisait revenir ces denrées de luxe à prix d’or jusqu’à Constantinople d’où elles gagnaient la France par bateaux pour être ensuite vendues aux riches Seigneurs qui pouvaient se les offrir.

Ces échanges n’avaient pu se réaliser qu’avec le soutien du Sultan Zain-Ul-Abidin, “1420-1470”, ajouta-t-elle en riant, un monarque éclairé avant l’heure avec qui il avait tissé des liens d’amitié, ce qui était exceptionnel pour l’époque. Leur relation était si solide qu’un jour, voulant honorer son hôte, le Sultan lui remit, contre l’avis de tous ses conseillers qui y voyaient un sacrilège, trois diamants bruts découverts par hasard dans un ancien temple au cœur des montagnes de la région. Les années passèrent... En 1453, un peu avant la chute de Constantinople, sentant sa fin venir et persuadé que la ville ne pourrait plus résister longtemps aux Ottomans, le vieux chevalier français ordonna à son fils de regagner le Royaume de France et lui confia les pierres.

Vingt ans plus tard, les diamants se retrouvèrent on ne sait trop comment dans les coffres de Charles le Téméraire, fils de Philippe III Le Bon, duc de Bourgogne, et d’Isabelle du Portugal. Charles eut vent un jour des prouesses d’un jeune orfèvre lapidaire né à Bruges que son père avait envoyé à Paris pour y parfaire ses connaissances, Ludwig Von Berquen. Ce jeune homme avait en effet trouvé le moyen d’améliorer la taille et le polissage des pierres précieuses en utilisant du diamant pulvérisé sur une roue actionnée au pied. Le résultat en était incomparable. C’est ainsi que le Téméraire lui confia le façonnage des trois pierres brutes données jadis par Zain-Ul-Abidin au chevalier français.

Chacune fut taillée à trente-deux facettes. Le duc de Bourgogne offrit la première à son “bon cousin” Louis XI et la deuxième à Francesco Della Rovere, devenu Pape sous le nom de Sixte IV. Il conserva sur lui la troisième, la Larme du Ciel, comme porte-bonheur.

A partir de ce jour, plus rien ne fut comme avant pour le Grand-Duc d’Occident. Grand rival du roi de France, Louis XI, Charles voulait réunir toutes ses possessions en une seule : Bourgogne, Charolais, Vallée de la Flandre, Brabant, Hainaut, Artois, Picardie et Luxembourg. Une seule ombre au tableau contrariait ce vaste dessein : le duché de René II qui continuait à revendiquer obstinément son indépendance.

Le Téméraire se lança alors dans une funeste équipée qui le conduisit de la Suisse à la Lorraine, essuyant contre son habitude de nombreux échecs.

Le cinq janvier 1477 au matin, par un froid d’une rigueur exceptionnelle, les hommes du duc de Bourgogne se lancèrent dans la bataille contre les troupes de René II, secrètement soutenues par Louis XI. Les combats, terribles et meurtriers, se déroulèrent dans une zone marécageuse proche de Nancy entre Meurthe et Forêt de Haye. Quelques heures plus tard, voyant que la défaite était désormais inévitable, Charles appela à lui l’un de ses hommes de confiance entre deux tirs d’arquebuse.

— Viens à moi, fidèle Dent-de-Loup. Les forces du diable se sont liguées contre notre noble conquête… Cette maudite pierre en est la cause ! dit-il en serrant la partie basse de son pourpoint à demi déchiré où elle se trouvait. La Larme du Ciel, la bien nommée. Je ne saurais me soumettre à cet infâme Louis, mon cousin, ni à ce pleutre fantoche de René ! Tu vas m’aider à disparaître.

— Oui, mon Prince. Ordonnez et j’obéirai !

— Je vais te remettre ma bague, Dent-de-Loup, féal serviteur ! Assure-toi qu’elle soit retrouvée sur un cadavre défiguré. Ces pourceaux de Lorrains reconnaîtront mon sceau et me croiront mort. Prends aussi le diamant et offre-le en gage de ta nouvelle fidélité à ce chien dévot qu’on nomme “Roi de France”. Adieu, mon brave...

Il sauta sur un cheval et partit. On ne le revit jamais.

 

Ce n’est que deux jours plus tard qu’un corps méconnaissable, à demi dévoré par les loups, fut retrouvé au lieu-dit de Virelay, à proximité de l’étang Saint-Jean grâce aux indications de Baptiste Colonna, page du chevalier Guillaume Meyer de Castelterna, dit Dent-de-Loup.

Le Téméraire fut identifié avec certitude grâce à la bague qu’il portait encore au doigt.

Le lendemain, Louis XI remercia en personne le chevalier de Castelterna pour le magnifique diamant de couleur bleu clair qu’il venait de lui offrir, puis le fit pendre haut et court afin qu’il puisse transmettre au plus vite sa gratitude à son ancien maître.

 

On n’entendit plus parler de la Larme du Ciel, sauf par Saint-Simon qui précise dans ses Mémoires que Louis XIV, superstitieux, préféra la laisser au Trésor royal. En 1791, elle fait partie de l’Inventaire des bijoux de la Couronne puis disparaît en 1792. On la retrouve vers 1802 aux Etats-Unis, en Louisianne plus précisément, vraisemblablement emportée par une famille d’émigrés qui avait fui les heures les plus sombres de la Révolution.

Napoléon, toujours friand de pierres précieuses au pedigree aussi glorieux que tragique, chercha en vain à la racheter. Elle sera finalement vendue à la fin du XIXe siècle à Sayajî Râo III Gâekwar (1875-1939), Mahârâja de Baroda, lequel en a fait don vers 1901 ou 1902 à la femme d’un riche américain avec qui il entretenait d’étroites relations, Irving W. Morley, directeur ou propriétaire de Marshall Field à Chicago, je ne sais plus… Toujours est-il que ce grand homme d’affaire qui connaissait le passé mouvementé du diamant n’y accorda aucun crédit, y compris quand son épouse périt dans l’incendie de l’Iroquois Theater de Chicago en 1903.

Amoureux de notre pays et de sa culture, cet érudit décida de prêter la Larme du Ciel à un joaillier français qui avait réalisé quelques années plus tôt pour sa femme une somptueuse parure, afin qu’il en fasse le clou de sa présentation lors de l’Exposition Internationale de l’Est de France.

— Hector Boulier ?

— Mon arrière-grand-père s’est ainsi retrouvé en possession de cette pierre. Ne me regardez pas de cette façon, s’exclama Jeanne Lierich en souriant, je connais cette histoire par cœur.

— Permettez-moi d’être impressionné par ce récit. Je ne m’attendais pas à cela en venant ici…

— Comme vous le voyez, la Larme du Ciel et l’Exposition sont indéfectiblement liées.

— A la nuance près toutefois que le diamant n’y a pas été exposé.

— Effectivement, la pierre n’a jamais été revue après l’assassinat. Elle est considérée comme perdue aujourd’hui. Quand on connaît son histoire, c’est peut-être préférable.

— Et après ?

— Et après ?... répéta Madame Lierich sans comprendre la question de son invité.

— Que s’est-il passé après ?

— La mort de mon arrière-grand-père et le vol du diamant ont bouleversé le cours tranquille de ma famille. Solène, la mère de Camille, en est sortie très éprouvée. On le serait à moins… Heureusement, Zélie, la sœur d’Hector Boulier, était là pour veiller sur sa jeune nièce. C’est elle d’ailleurs qui l’a emmenée la première fois à l’Exposition pour lui changer les idées.

Ils discutèrent encore un peu avant de se quitter. François Larosière emporta comme convenu le journal et l’enveloppe, à charge pour lui de voir s’il pouvait en tirer quelque chose pour l’organisation du Centenaire.

Une fois rentré, il avala trois fois rien puis alla se coucher presque aussitôt. Sa journée avait été plus remplie que prévue…

à suivre...

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