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Les livres de Jérôme Thirolle
12 décembre 2015

L'âne de Buridan

 

cuisinière

Le boiteux du parc Sainte-Marie (Editions Gérard Louis) : suite...

 

19 juillet 1909

 Camille s’était réveillée tard ce matin-là. Elle avait eu du mal à trouver le sommeil après la journée passée à l’Exposition. Quand elle vit qu’une belle lumière d’été parvenait à se frayer un chemin à travers les rainures des persiennes et l’épaisseur des tentures, elle comprit que le soleil avait entamé sa course depuis longtemps. Elle se leva, enfila rapidement une chemise de toile légère qui lui couvrait à peine les épaules puis se dirigea à pas de loup vers le bureau où elle avait déposé la veille au soir l’enveloppe de l’inconnu. Elle prit soin de ne pas faire grincer les lames du parquet pour ne pas signaler son lever à sa tante. Elle soupesa et retourna longuement l’objet avant de se décider à l’ouvrir. Avec le sentiment qu’éprouve certainement celui qui pénètre par effraction un logis, elle en sortit méticuleusement un papier qu’elle reposa sur le bureau puis un prospectus publicitaire pour des cuisinières.

N’avait-elle pas violé outrageusement l’intimité d’un jeune homme qu’elle n’avait fait qu’apercevoir et qui, de son fait, se rongeait peut-être désormais les sangs à l’idée d’avoir perdu son enveloppe ?

Toutes ces interrogations la tourmentaient. Mais, elle pouvait encore se racheter en tentant de le retrouver.

Regarder ces documents la conduisait à faire preuve d’une curiosité - un péché - qui obscurcissait son âme. Pourtant, en prendre connaissance pouvait lui permettre de la mettre sur sa voie. Tel l’âne de Buridan, elle hésitait…

Elle se remémora alors une répartie d’Evariste Blanchard, le palefrenier de l’Exposition : “Un âne, quoi qu’on en dise, ça n’hésite jamais ! Et ces bestiaux, ça me connaît !”.

Elle trancha : elle allait lire ce que l’enveloppe contenait pour pouvoir la rendre plus facilement à son propriétaire ! Tant pis pour la morale.

Le papier n’était pas très explicite : “Trop compliqué. Changement de programme. Plus sûr et mieux. Achat effectué. Livraison prévue demain dans la journée. Ne me cherche pas ce soir, je dois régler une affaire.” Signé Raoul.

Elle reprit plusieurs fois sa lecture jusqu’à en connaître chaque mot par cœur. Qui était ce Raoul ? Le jeune homme de l’Exposition ? Etait-il le destinataire ou l’expéditeur de la missive ? L’énigme se compliquait à mesure qu’elle croyait pouvoir la résoudre.

Et pourquoi une publicité pour des cuisinières ? S’agissait-il de l’achat évoqué dans le petit mot ? Impossible d’en savoir davantage sans les explications de l’inconnu. Elle remit les deux papiers dans l’enveloppe puis la glissa dans son journal avant de gagner la cuisine en courant.

Sa tante fut ravie de la voir si vive et si gaie.

— Bonjour ma chérie ! Comme te voilà d’humeur alerte ! J’en suis fort aise comme dirait la fourmi de Jean de La Fontaine.

— Bonjour ma tante, j’ai passé une excellente nuit !

— Fort bien ! Mais une petite créature de ton âge a besoin de reprendre des forces. Viens déjeuner.

Elles parlèrent de tout et de rien jusqu’à ce que Camille amène en douceur la conversation sur l’Exposition. Elle raconta à sa tante avec force détails combien cette visite lui avait plu. Zélie, enchantée que son initiative fût à ce point récompensée, l’embrassa avec fougue sur les deux joues.

— Je regrette juste de n’avoir pas pu découvrir le reste des attractions, soupira la jeune fille avec un air de sincérité qui aurait trompé les inquisiteurs les plus perspicaces.

— Vraiment ? Dans ce cas, je ne vois qu’une solution, ma chérie !

— Laquelle ? demanda Camille faussement innocente.

— Y retourner, pardi ! J’ai dû t’ennuyer avec le Village alsacien ou le Palais des Beaux-Arts. Ce ne sont pas des distractions pour une jeune fille de ton âge. Tiens, attends.

Elle se leva et alla ouvrir un tiroir où s’entassait une quantité phénoménale de lettres, de papiers et de journaux découpés. Elle fouilla de longue secondes puis parvint à en extraire l’article qu’elle recherchait.

— Voilà, dit-elle. Ecoute : Village Sénégalais, Toboggan, Maison hantée, Huit Volant, théâtre de Guignol… et j’en passe !

— Oh oui, ma tante, s’exclama Camille en battant des mains avec fébrilité.

— Voudrais-tu que nous y allions avec ton jeune voisin dont le prénom m’échappe à l’instant ?

— Alexandre ?

— Oui, c’est cela : Alexandre ! Je préviendrai ta mère et je verrai avec Monsieur Jasmain pour qu’il donne à son fils l’autorisation de nous y accompagner.

— Tu es formidable !

— Si tu le dis…

Zélie était heureuse à l’idée d’avoir réintroduit un peu de joie de vivre dans les yeux et dans le cœur de sa nièce. Et cette dernière se réjouissait à l’idée de revoir peut-être le mystérieux inconnu.

à suivre...

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