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Les livres de Jérôme Thirolle
16 décembre 2015

20 juillet 1909

 

Village Sénégalais JT 2

 

Le boiteux du parc Sainte-Marie (Editions Gérard Louis) : suite...

20 juillet 1909

En passant sous la Porte Monumentale, Camille éprouva le même sentiment d’immensité que la première fois. Alexandre, quant à lui, était subjugué. Une belle journée de distraction s’annonçait.

Le bruit sourd et lancinant des tamtams les conduisit tout d’abord au Village Sénégalais dont la réputation n’était plus à faire. Ils découvrirent là un monde qui leur était inconnu et qu’ils n’approchaient habituellement que par des articles soporifiques de la Revue des Deux Mondes. Ici, tout était différent.

Une fois franchie la haute structure de bois couverte de chaume de palmier qui en matérialisait l’entrée, ils suivirent la foule.

La reconstitution d’un lieu de vie typique de ces contrées éloignées se voulait réaliste et didactique. Placé sous la responsabilité de son chef de race Ouolof, Mahmadou Seck, maître bijoutier à Gorée, le Village Sénégalais avait entamé quelques mois plus tôt une véritable “tournée” à travers la France.

Fondé en 1617 par les Hollandais puis régulièrement disputé ensuite entre les Français et les Anglais, l’établissement de Gorée, ancienne possession de la république M’Bambara sur la côte ouest de la Sénégambie, avait définitivement rejoint le giron de la France en 1814. Et c’est au sein même de sa petite échoppe, tout près du port où il commerçait l’ivoire et la poudre d’or, que Mahmadou Seck avait reçu la visite d’une délégation officielle composée du maire, de deux membres du Conseil du Sénégal et de missionnaires du Saint-Esprit accompagnés de Sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Ils avaient longuement parlementé et l’avaient finalement convaincu de prendre la tête du Village Sénégalais à l’occasion de diverses expositions prévues en France et en Belgique.

Interloqués, pour ne pas dire effrayés un peu au départ,        Camille et Alexandre prirent rapidement un grand plaisir à côtoyer ces “drôles de personnes toute noire” étrangement vêtues qui reproduisaient mécaniquement les gestes de leur quotidien : le lavoir et ses grandes calebasses, l’école où des enfants reprenaient en chœur “nos ancêtres les Gaulois” (!), l’atelier de poterie et les promenades chantées serpentant entre les cases et les paillotes de bambou, les piroguiers, le tisserand. Les enfants adoraient !

Seule Zélie éprouvait une sorte de gêne, presque un vague sentiment de honte diffus, à regarder ces hommes et ces femmes transformer à leurs dépens leur culture millénaire en attraction foraine…

Le Village Sénégalais n’était pas la seule occasion de mettre en valeur nos possessions lointaines. Le Pavillon Colonial, belle maison barbaresque devant laquelle étaient postés les spahis du brigadier Baba-Kouyder avec leurs burnous immaculés et leurs longs sabres recourbés, les Souks de Tunis d’Ali Barbouchi avec ses cuivres martelés, la Maison Djamal où le public dégustait un café maure tout en admirant la confection de tapis de laine et de soie, les secrets de l’exploitation du chêne-liège révélés par le Gouvernement général de l’Algérie, les plus belles pièces du Musée du Bardo présentées par la Régence de Tunis et bien d’autres richesses encore de notre Empire d’Outre-mer y étaient dévoilées.

Les gisements de minerai tunisiens ou la construction de lignes ferroviaires au Dahomey gênaient cependant moins Zélie que cette exhibition d’un village dit africain.

La fougue et l’insouciance juvénile de sa nièce et de son ami mirent cependant un terme à ses états d’âme.

Pour autant, Camille ne perdait pas de vue le véritable motif de sa présence : retrouver l’inconnu. Elle ne pouvait s’empêcher de jeter un œil dans une allée, devant un baraquement ou aux terrasses sous le soleil. Elle se laissa toutefois gagner peu à peu par l’enthousiasme d’Alexandre qui ne s’était jamais autant amusé. Ils enchaînèrent à un rythme effréné les attractions : le Double Tourbillon où une banquette montait lentement autour d’un axe vertical avant de redescendre en tournant à pleine vitesse, le Huit Volant, le premier construit en France sur le principe des “montagnes russes”, lançant un wagonnet dans une multitude de virages rapides ou saccadés et le Palais du Rire avec ses miroirs déformants qui grossissaient ou allongeaient démesurément les deux enfants pris d’un fou rire incontrôlable…

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Ils ne voyaient pas le temps passer.

Afin de calmer momentanément sa petite troupe, Zélie conduisit ses deux “monstres charmants” comme elle les appelait au palais des Textiles, à l’autre bout du parc.

Le bâtiment, avec ses campaniles ajourés et ses tympans d’entrées décorés par Gruber, regroupait en un seul lieu toutes les industries liées au vêtement et à ses accessoires. Son domaine de prédilection.

Son exaltation devant les vitrines surchargées n’avait d’égale que la perplexité de Camille et d’Alexandre.

On pouvait y voir de tout : modèles à la taille cambrées vêtus de robes somptueuses, étalages de rideaux et de mouchoirs, ornements d’Eglise, corsets et jupons de dessous !

Zélie longea le stand des Galeries Nancéiennes où de nombreux mannequins de cire arboraient de superbes toilettes, s’extasia devant les gants de cuir de la manufacture chaumontaise Trefandhéry puis atteignit le fond du Palais où se tenaient les stands de la chaussure et des chapeaux de paille.

Elle termina la visite en expliquant doctement aux enfants qu’il ne fallait surtout pas confondre broderie et dentelle et allait s’engager dans un commentaire approfondi quand elle lut dans leurs yeux un ennui abyssal.

— Toutes mes excuses mes petits chéris, mes préoccupations ne sont pas les vôtres, c’est vrai !

Ils protestèrent poliment mais éprouvèrent un immense soulagement à l’idée de regagner la porte de sortie.

— Allez, pour me faire pardonner, je vous offre deux places au théâtre de Guignol !

Ils arrivèrent juste à temps pour la dernière représentation de la matinée.

Juché au sommet d’une butte, le pourtour de la façade du petit édifice était constitué de rondins de bois disposés en quinconce avec, aux angles, deux croix de Lorraine qui encadraient le mot “Théâtre”, lui aussi formé de branches d’arbres. Le contraste entre le rustique de l’entourage et le maniérisme de la façade intérieure était saisissant : de part et d’autre de la scène, un Arlequin et un autre personnage étaient entourés d’un trompe-l’œil de colonnes et de voûtes surmontées d’une conque et de rinceaux.

Au-dessus, une fresque composée d’éléments d’architecture fleuris faisait ressortir le visage d’un clown blanc qui de sa bouche ouverte semblait appeler les curieux à le rejoindre dans la succession de décors cartonnés de la scène centrale.

 

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Ils déjeunèrent ensuite au Café brasserie du Water-Chute d’où ils avaient une vue imprenable sur l’attraction la plus célèbre de l’Exposition, bien meilleure que s’ils s’étaient trouvés autour du bassin. La foule très dense en contrebas était à peine retenue par une barrière de cordes et les frondaisons des arbres qui surplombaient la rampe de descente apportaient une fraîcheur bienvenue au public qui s’y massait. Alexandre était fasciné par le spectacle. A intervalles réguliers, les barques numérotées amerrissaient brutalement dans un fracas sourd en soulevant de hautes gerbes d’eau. Elles glissaient ensuite le long du chenal de retour avant d’être harponnées d’un geste sec et précis par un employé qui, à l’aide d’une longue perche de bois, attrapait l’embarcation et l’amenait en douceur vers l’embarcadère où les passagers pouvaient regagner le ponton situé sous la balustrade de la brasserie après d’inoubliables émotions. Zélie, voyant que les passagers se tenaient fermement au bastingage le long des deux côtés de la barque, préféra ne pas s’y aventurer.

Alexandre regardait avec gratitude la tante Zélie qui observait avec sollicitude Camille qui elle-même scrutait les alentours pour surprendre l’inconnu au détour d’un mouvement de foule.

Une fois reposés et rassasiés, ils reprirent leur pérégrination dans le parc Sainte-Marie.

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Leurs pas les conduisirent successivement au Pèlerinage, autrement dit la “Maison hantée”, petit bâtiment blanc souligné de solives noires verticales et horizontales qui plongeait les visiteurs dans une obscurité profonde avant de soumettre leurs nerfs à rude épreuve, puis au Toboggan, juste à côté, où un tapis roulant conduisait les amateurs au sommet d’un échafaudage de poutres et de planches d’où ils se laissaient glisser à pleine vitesse dans un étroit conduit de bois.

L’intensité de ces attractions surpassa finalement la préoccupation première de Camille qui finit par ne plus songer momentanément à l’enveloppe et à l’inconnu qui l’avait perdue.

Alexandre croyait vivre un rêve éveillé au sein de l’univers grandiose et féerique de l’Exposition.

Vers la fin de la journée, Zélie ne fut pas mécontente de voir approcher l’heure du départ. Certes, elle était heureuse pour les deux enfants mais la multiplication des divertissements payants commençait à avoir raison de son porte-monnaie tandis que la fatigue lui paralysait peu à peu les membres.

Ils s’offrirent encore un tour complet du parc Sainte-Marie et du terrain Blandan dans le bruissement de la vapeur et les coups de sifflet du Miniature Railways of Great Britain Company, plus connu sous le nom de Chemin de fer circulaire de l’Exposition dont la gare de départ se trouvait tout à côté du kiosque à musique. Une véritable folie : la locomotive miniature les entraîna à la vitesse considérable de trente kilomètres heure le long des bosquets, des kiosques et des palais !

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Ils terminèrent enfin leur périple par un concert donné en soirée à l’Exèdre à musique, vaste conque de maçonnerie au revêtement blanc et sculpté à l’extérieur mais lisse et coloré à l’intérieur, couvert de motifs Art nouveau.

Camille et Alexandre, épuisés, s’assoupirent involontairement sur leurs chaises malgré leur inconfort pendant que Zélie s’amusait. Depuis sa place, elle avait remarqué que le centre de la rotonde du Palais des villes d’eau et que ses deux ailes, théoriquement dédiées aux sources de Vittel, Contrexéville, Martigny, Plombières, Bussang, La Laxière et Dolaincourt, ne correspondaient pas tout à fait à ce qu’elle s’imaginait trouver dans un temple consacré aux bienfaits du thermalisme : une vaste pancarte invitait à une dégustation de vins et de champagne Victor Clicquot, accompagnée d’une vente de madeleines. Pas de doute, on était bien en France…

Numériser0029

Cette petite incongruité la fit sourire. Il était temps de retourner à la maison. Elle héla rapidement un fiacre qui traversa Nancy sans encombre.

En rentrant, Camille était si fatiguée qu’elle remit au lendemain son rendez-vous quotidien avec son journal.

Son sommeil fut juste perturbé par le souvenir d’une certaine Madame Pouchan et de ses vitrines où des insectes naturalisés provenant de nos colonies avaient été montés en bijoux. L’Art nouveau poussé en quelque sorte à son paroxysme…

à suivre...

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