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Les livres de Jérôme Thirolle
22 décembre 2015

Mars 1910

 

Maria Berg PhotoJT

 

Le boiteux du parc Sainte-Marie (Editions Gérard Louis) : suite...

Mars 1910

Camille avait oublié le mystérieux inconnu de l’Exposition et son enveloppe. Le destin ne lui en avait pas laissé le choix. Les tragédies semblaient s’accumuler dans sa courte vie comme les feuilles mortes au pied d’un arbre à l’arrivée de l’automne.

Le décès de son père n’en avait été que le premier acte. Les ennuis financiers des Boulier avaient rapidement suivi, conséquences de la disparition de la Larme du Ciel. La bijouterie avait été vendue quelques jours avant Noël avec tout ce qu’elle contenait. Camille n’avait même pas pu y retourner, ne serait-ce que pour voir une dernière fois le lieu où son père vécut ses ultimes instants.

S’agissant de la maison familiale, la situation était plus compliquée. Avec ce qui lui restait d’économies, sa mère avait fait intervenir un avocat qui était parvenu à en différer la vente pour le moment. Mais jusqu’à quand ?

Elle devait se faire peu à peu à l’idée qu’elle quitterait ces lieux enchanteurs où elle avait passé de si belles années. Elle devait se faire aussi à l’idée qu’elle ne conserverait pas son niveau de vie.

Ils étaient ruinés, elle le savait, mais elle n’en comprenait pas encore toutes les incidences.

La fermeture de la bijouterie avait également mis en difficulté Paul Jasmain qui dut interrompre son apprentissage et rejoindre à contrecœur son père à Maxéville en attendant des jours meilleurs.

Comme, parait-il, un malheur n’arrive jamais seul, Alexandre fit prévenir Camille un jour de mars 1910 qu’il souhaitait lui parler. Léonie se chargea de la commission sans en omettre le caractère d’urgence. (Les récents évènements semblaient n’avoir eu aucune prise sur elle : “Le Seigneur nous envoie une épreuve, montrons-nous digne de la confiance qu’il nous fait !” répétait-elle souvent à la jeune fille qui ne partageait pas son abnégation).

Ils se retrouvèrent comme à l’accoutumée dans le jardin, à côté du bassin. La conversation ne dura pas plus de dix minutes mais Camille repartit chez elle en larmes. Elle était bouleversée. Que le Seigneur lui envoie des “épreuves” pour reprendre les termes de Léonie, elle pouvait le comprendre à la rigueur. Mais là, c’était de l’acharnement.

Alexandre venait en effet de lui révéler que ses parents avaient décidé de l’envoyer chez un oncle qui résidait à Orléans pour en faire un Compagnon du devoir. L’oncle en question était âgé et malade et il voulait transmettre avant de mourir son savoir à l’un des membres de sa famille pour que la tradition de charpentier d’églises et de cathédrales puisse perdurer.

Son père lui avait expliqué longuement que le compagnonnage était l’idéal pour quelqu’un comme lui qui aimait la liberté et qui avait le goût du travail bien fait. Il serait hébergé sur place dans le Loiret où il recevrait une formation solide et reconnue avant d’entamer un tour de France sanctionné par la réception de son chef d’œuvre. En trois petites années, il aurait donc un bon métier et verrait “du pays”.

Alexandre ne s’y attendait pas.

Ses premières pensées allèrent à Camille qu’il ne reverrait plus avant longtemps. Une perspective inimaginable ! Aussi bien pour lui que pour elle.

Elle n’aurait pas vécu les récents événements de la même façon sans le soutien de son jeune voisin, son ami, son double. Lui retirer cet appui la fragilisait davantage. Cruelle perspective.

Elle aurait pu rester des heures à ses côtés, là, assise près de lui sur la margelle du bassin, à le questionner pour essayer de comprendre. Elle aurait pu tenter de le retenir ou de le suivre séance tenante pour parler à ses parents en espérant qu’ils reviennent sur leur décision. Une jeune fille bien éduquée ne faisait pas ces choses-là.

Elle l’avait simplement écouté, les yeux grands ouverts, progressivement emplis de larmes.

Pendant qu’Alexandre parlait, elle se contenta d’effleurer du bout des doigts la pierre humide sur laquelle ils avaient pris place. Elle se rendit compte alors pour la première fois, que l’entourage de la pièce d’eau était constitué d’un long bloc circulaire sculpté où des corps de femmes grandeur nature se suivaient les uns les autres dans un style typiquement 1900. Elle se demanda si ces créatures sortaient de l’eau ou y plongeaient. Plus tard, longtemps après, elle tomba par hasard sur un tableau du peintre autrichien Gustav Klimt, Ondines. La toile lui fit penser irrésistiblement au rebord du bassin et à cette conversation - ce monologue conviendrait-il de dire plus exactement - qui se tint ce soir-là sous une voûte céleste opaque et fortement nuageuse. Un des moments les plus pénibles de son existence. Si pénible que la douleur qui l’accablait soudain lui ôtait tout esprit de révolte, toute tentation d’inverser le cours irrémédiable des choses. En pleurant et en laissant Alexandre seul, elle acceptait que la fatalité fasse son office, comme le bourreau sur l’estrade mal montée de l’échafaud.

Désabusé et accablé, le plus jeune fils Jasmain rentra chez lui, l’âme ensanglantée et le cœur en morceau. Il se mit à haïr, l’espace de quelques heures, ses parents, son frère, son oncle et tous les “compagnons du Devoir”. Pour un peu, il en serait presque venu à haïr à son tour la pauvre Camille qui ne pouvait rien empêcher de tout cela.

Un sommeil tardif et agité lui permit néanmoins de revenir à de meilleurs sentiments à son égard.

à suivre...

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