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Les livres de Jérôme Thirolle
7 janvier 2016

1912

 

Triste PhotoJT

Le boiteux du parc Sainte-Marie (Editions Gérard Louis) : suite...

1912

Les séjours de Solène Boulier à l’hôpital étaient devenus de plus en plus fréquents depuis que la maison de la rue des Brice avait été vendue et que Léonie avait été congédiée.

La veuve du bijoutier assassiné en 1909 était parvenue à se reloger avec sa fille dans un modeste deux pièces de la rue du Maure qui Trompe, juste à côté de l’église Saint-Epvre, mais leur quotidien n’était plus fait que de pénombre, de larmes et d’espoirs de lendemains meilleurs. L’état dépressif de Solène n’avait cessé d’empirer.

Prisonnière en permanence de sa chaise roulante depuis qu’elle avait décidé que ses jambes n’étaient plus capables de la porter, elle ne sortait plus de chez elle. Elle avait été hospitalisée une première fois après qu’une mauvaise manipulation du chauffe-ventre qui ne la quittait plus l’eût gravement brûlé du bas de la poitrine jusqu’au haut de l’aine. A son retour, son comportement avait changé : elle alternait de manière encore plus prononcée qu’avant phases d’apathie nerveuse et d’agitation difficilement contrôlables. Elle perdait parfois la mémoire durant plusieurs jours d’affilée avant de la retrouver soudainement, au grand dam de sa fille qui n’en pouvait mais. Il n’était pas rare qu’elle se réveillât en pleine nuit, réclamant à grands cris son défunt mari. Zélie s’efforçait de passer chez elle une fois par jour, parfois deux, pour alléger la charge qui pesait sur la jeune fille. Si elle avait fini par se faire aux hurlements récurrents de Solène et à ses crises de tremblements, elle ne parvenait cependant pas à accepter que sa belle-sœur puisse négliger volontairement sa toilette au point de n’apparaître que débraillée et mal peignée. Voire de faire sous elle quand Camille était seule, comme elle l’avait déjà constaté. La mort d’Hector Boulier trois ans plus tôt avait plongé toute la famille dans un abîme si profond qu’aucune description, fut-elle fidèle, ne serait parvenue à en rendre compte avec précision. Camille, malgré tout, tenait le coup : grâce à sa tante, évidemment, mais grâce aussi aux lettres qu’Alexandre lui envoyait chaque semaine depuis deux ans. Elle attendait le passage du facteur avec une fébrilité qu’elle ne se connaissait pas. Les mains moites, les gargouillis dans le ventre, le cœur qui battait la chamade : rien ne lui était épargné. Le souffle court, elle glissait la lettre dans son tablier sitôt qu’elle en prenait possession mais ne la lisait que le soir, à la lueur vacillante de la chandelle. Elle dégustait chaque mot, savourait chaque phrase, les lisait et les relisait à l’envi jusqu’à ce que la lettre suivante lui parvienne. Elle ne se lassait pas de l’écriture d’Alexandre, de sa manière toute particulière de tracer certaines lettres, et même de ses fautes d’orthographe les plus habituelles.

Elle avait appris à ne plus compter les jours qui la séparaient de son retour pour ne point trop souffrir inutilement.

Paul, quant à lui, avait cherché à la revoir plusieurs fois et lui avait proposé son aide, y compris financière. Les Jasmain étaient désolés de ce qui arrivait à leurs anciens voisins et auraient fait tout leur possible pour leur éviter de nouvelles déconvenues si Camille et sa mère, par fierté avant tout, ne les en avaient dissuadés.

Tout ne s’était pas passé comme prévu non plus de leur côté : un incendie accidentel avait ravagé la maison de Pleumeur-Bodou qui, non assurée, avait été définitivement perdue et les charges de plus en plus lourdes supportées par Ferdinand l’avaient empêché de prendre son fils dans la bijouterie familiale. Ce dernier, toujours réticent à s’installer à Maxéville, avait pris la chose avec philosophie mais n’avait trouvé qu’une modeste place d’employé dans une petite échoppe à l’autre bout de la ville. Cela ne l’empêchait pas de continuer à faire preuve de beaucoup de sollicitude envers Camille. Il lui écrivait également avec régularité de courtes cartes postales - il n’avait ni les aptitudes ni les facilités littéraires de son frère - pour lui dire toute la commisération qu’il avait pour le malheur qui les avait frappées, elle et sa mère, et les assurer de son plus entier soutien et de son plus complet dévouement :

 

“Ma chère Camille,

La disparition brutale de feu votre père ne doit pas vous conduire à endeuiller l’avenir d’un voile de ténèbres éternel. Un geste, un mot de vous ou de votre mère et je serai là, nous serons là, mes parents et moi, comme nous l’avons toujours été quand il le fallait.”

“Ma chère Camille,

Chaque jour qui passe n’allège pas la perte immense que nous avons subie avec le meurtre de votre père. Prions Dieu pour que Justice lui soit rendue et que vous retrouviez la paix et la sérénité qui étaient les vôtres avant ce drame.”

 

“Ma chère Camille,

Quelles que soient vos peines ou vos tourments, n’oubliez pas que Paul Jasmain est à vos côtés ! Souvenez-vous de ce que j’ai fait pour votre pauvre mère à l’Exposition de 1909... Faites-moi confiance, je saurai vous rendre toute l’affection que feu votre père m’avait fait l’honneur de m’accorder...”

 

“Ma chère Camille,

Votre père me manque tout autant qu’à vous. L’avoir perdu si tragiquement ne cesse de me bouleverser. Il ne se passe pas de jour sans que je maudisse le criminel qui nous l’a arraché si bestialement !... Honni soit cette brute sauvage ! La vie ne sera jamais plus comme avant...”

 

Les énumérer toutes serait long et fastidieux. Il ne faisait qu’exprimer, après tout, avec ses mots, toute la peine qu’il endurait depuis ce jour fatal de 1909 où la vie de son maître en joaillerie s’était interrompue dans les circonstances que l’on sait...

 

 

Avec le temps, Camille avait grandi et l’enfant de la rue des Brice avait laissé la place à une ravissante adolescente, pauvre désormais mais pleine de charme. Un constat qui n’avait pas échappé à Paul. Il connaissait tout l’intérêt que son frère Alexandre portait à la jeune fille mais il commençait, lui aussi, à se sentir troublé à chaque fois qu’il la voyait. L’harmonie parfaite de ses formes, les boucles soyeuses de sa chevelure et la beauté de son sourire auraient tourné la tête à bien des hommes. Si seulement Hector Boulier n’était pas mort ! répétait-il souvent. Sans cette tragédie, il aurait peut-être pu reprendre la bijouterie de la rue de la Pépinière et, pourquoi pas, se rapprocher un peu plus de la belle et insaisissable Camille.

Si la situation pécuniaire de cette dernière était préoccupante, elle échappait cependant à l’indigence véritable grâce à la tante Zélie qui l’avait prise comme vendeuse dans sa boutique. Les clientes s’étaient très vite habituées à cette jeune fille triste mais propre, aimable et attentionnée.

 

 

L’année 1913 s’écoula lentement, sans changement notoire dans le train de vie des uns et des autres : Solène continuait à flotter dans les eaux troubles de son désespoir, Alexandre et Camille s’attendaient mutuellement avec résignation, et Paul nourrissait toujours le secret espoir que la jeune fille lui ouvre enfin son cœur.

Louis Barthou accéda le vingt-deux mars à la Présidence du Conseil et la Joconde fut retrouvée à Florence, un an et demi après son vol spectaculaire au musée du Louvre.

L’Exposition de 1909 n’était plus qu’un lointain souvenir et tout le monde avait oublié la Larme du Ciel.

à suivre...

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