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Les livres de Jérôme Thirolle
19 janvier 2016

Tu n'en auras qu'une !

Larmes PhotoJT

Le boiteux du parc Sainte-Marie (Editions Gérard Louis) : suite...

Janvier 1918

Un beau matin de janvier 1918, alors que Zélie était sortie faire une course et que Camille brodait consciencieusement des coins de mouchoirs au plumetis et au point d’armes (elle s’était essayée au point de tige mais le résultat ne la satisfaisait pas), un jeune militaire poussa la porte du magasin. C’était sa première permission depuis des mois. Le train qui le ramenait vers la capitale avait subi une grave avarie qui avait entraîné une immobilisation de la locomotive pour la journée complète. Plutôt que de passer des heures à attendre à la gare avec ses hommes, il avait préféré flâner un peu dans les environs.

— Je vais aller voir comment les civils s’en sortent sans nous ! s’était-il écrié à son unité.

Très vite, il eut l’impression de ne pas être à sa place dans cette ville qu’il ne connaissait pas.

Tous ceux qu’il croisait détournaient le regard, soit par honte d’être restés bien à l’abri à l’arrière du front, soit par lassitude pour cette guerre qui n’en finissait plus.

Il eut également du mal à se l’avouer mais la rude compagnie de ses hommes venus des quatre coins de la France lui manquait déjà. Il n’avait plus le cœur à se balader. Au moment de rebrousser chemin, il eut l’idée d’offrir un cadeau à sa mère pour célébrer son retour momentané et ses pas le guidèrent au hasard des trottoirs jusqu’à la boutique de la rue des Dominicains.

En le voyant entrer, Camille se leva d’un bond, ce qui le fit sursauter bien malgré lui. Il était pourtant habitué aux explosions mais l’apparition soudaine de cette jeune fille le désarçonna un instant.

— Lieutenant Félix Bardois ! dit-il pour se donner une contenance.

— Que puis-je faire pour vous ? demanda Camille d’une petite voix, presque aussi impressionnée par la vue de l’uniforme que par l’irruption inattendue de ce jeune homme qui l’avait tirée de ses songes.

— A vrai dire, Mademoiselle, je ne sais pas trop. Je cherche à faire un cadeau pour ma mère.

Il n’avait pas terminé sa phrase que ses yeux rencontrèrent ceux de Camille. A la seconde même, il ressentit une douleur inconnue lui broyer le creux de l’estomac. Il eut la sensation d’avoir perdu la parole sans pour autant cesser de parler. De toute façon, il n’avait plus rien à dire. Il se contentait de regarder cette belle jeune fille au regard triste qui venait de lui rappeler de manière impromptue que la vie n’était pas faite que de tranchées, de balles sifflant aux oreilles, de masques à gaz et de cadavres éventrés pourrissant au soleil. Il y avait aussi ça : la fraîcheur ingénue d’un beau visage et la pureté des sentiments qui éclatait soudain dans la pénombre d’une boutique de mode.

L’espace d’une poignée de secondes, il oublia la vermine, les camarades morts aux combats et la peur qui déchire les entrailles. Il n’y avait plus qu’elle et lui : le reste du monde n’existait plus. De la Terre créée par Dieu en six ou sept jours, il ne restait plus qu’un magasin de vêtements dans une rue de Nancy, et de toute l’Humanité, que le couple primordial. Il comprit alors ce que dut ressentir Adam quand le Seigneur lui présenta Eve pour la première fois. Il la reconnaissait : cette jeune fille était tirée de sa propre chair, c’était elle, il le sentait, elle était celle qui donnerait un sens à sa vie.

Le carillon de la porte l’arracha brutalement à ses songes. Zélie venait de rentrer avec deux gros paquets qu’on lui avait livrés.

— Lieutenant Félix Bardois ! répéta-t-il, presque affolé.

— Que puis-je pour vous, lieutenant ?

— Voilà, j’indiquais à Mademoiselle, continua-t-il en se retournant... Il s’interrompit soudainement en voyant qu’elle avait disparu.

— Vous disiez à ma nièce ?

— Je... euh... Je voudrais faire un cadeau à ma mère, murmura-t-il d’une voix décomposée.

Il ne savait plus s’il avait rêvé ou si quelques minutes plus tôt une jeune fille au visage d’ange se tenait là, juste devant les rayonnages d’étoffes.

— Je vais vous aider.

Le lieutenant repartit avec un assortiment de mouchoirs brodés aux initiales de sa mère et un sentiment de déréliction plus fort que celui qu’il connaissait chaque fois qu’il montait à l’assaut d’une ligne ennemie.

Fils d’un riche notaire parisien, Félix Bardois n’eut pas de mal à se faire affecter dans la région de Nancy. L’argent ouvrait bien des portes.

Entre deux batailles, il faisait son possible pour regagner la ville aux Portes d’Or afin de revoir celle dont l’apparition avait changé sa vie.

Il multiplia ainsi les visites au point que Zélie commença à le considérer comme un habitué de À la Mode de Paris. Elle n’était cependant pas dupe et comprit vite que la diversité des catalogues ou le contenu des rayons n’étaient pas les seules causes de l’engouement du lieutenant Bardois pour sa boutique.

Au fil des mois, Camille se laissa apprivoiser à force de le voir de l’autre côté du comptoir. Elle finit même par accepter de menus cadeaux : douille gravée à son chiffre, foulard de soie, compliments de toutes sortes. Elle ne lui laissait jamais rien espérer en retour mais il ne renonçait pas. Au fond de son cœur, elle appréciait son obstination discrète et sans extravagance, gage d’une sincérité des sentiments.

Le premier cadeau qu’elle lui offrit, vers septembre ou octobre 1918, fut un sourire.

Aussitôt que Félix fut libéré de ses obligations militaires, le 17 janvier 1919 très exactement, Camille et lui se fréquentèrent assidûment. Le voile de tristesse qui paralysait chaque muscle du visage de la jeune fille s’était envolé et elle semblait enfin prête à goûter à la vie, à la plus grande joie de Zélie et des deux frères de la rue des Dominicains, le cordonnier et le quincaillier, qui n’avaient pas ménagé leur peine pour offrir aux deux amoureux de longs moments de tranquillité.

Félix ne cacha rien à ses parents de sa liaison naissante. Il leur raconta les circonstances de l’assassinat du bijoutier Hector Boulier, puis la descente aux enfers de la femme et de la fille de celui-ci jusqu’à sa rencontre fortuite de janvier 1918 en raison d’une panne de locomotive.

Bien que riches et puissants, les parents du jeune homme étaient des gens bienveillants et sans a priori. Ils accueillirent donc avec chaleur la jeune Lorraine sans-le-sou dont leur fils s’était épris. Camille éprouvait néanmoins quelques réticences à intégrer de nouveau un monde qu’elle avait quitté brutalement plusieurs années auparavant. Elle avait en effet basculé de la bonne bourgeoisie aux classes populaires sans rancœur ni ressentiment. Elle aurait préféré bien évidemment qu’il en fût autrement mais elle savait qu’il ne servait à rien de lutter contre la fatalité. Elle n’avait jamais oublié (sans pour autant y apporter beaucoup de crédit) la phrase que Léonie répétait souvent : “Le Seigneur nous envoie une épreuve, montrons-nous dignes de la confiance qu’il nous fait”. Pourquoi se serait-Il complu à la plonger dans le malheur, elle, une obscure adolescente d’un coin perdu de France ? Et dans quel but ? Elle n’ambitionnait ni la sainteté, ni le cloître. Alors ? Alors rien. Il suffisait de prendre les choses comme elles venaient sans vouloir en inverser le cours. La clé du bonheur selon les stoïciens. C’était encore la meilleure solution. Elle accepta donc de se fiancer à Félix selon le souhait des parents du jeune homme qui avaient prévu de donner une grande réception dans leur demeure parisienne pour l’occasion.

— J’ai accepté, ma tante, murmura Camille en baissant les yeux.

— Mais c’est formidable ma chérie, viens que je t’embrasse ! Félix est un adorable jeune homme et tu seras heureuse avec lui.

— Ses parents veulent donner une réception, tu te rends compte ! Et en plus je suis invitée.

— S’il s’agit de tes fiançailles, c’est sûr qu’il vaut mieux que tu y assistes! répondit Zélie en riant.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, mais jamais je n’irai à Paris sans toi. Comment pourrais-je me débrouiller seule dans la capitale ?

— Mais tu n’y seras pas seule !

— Viens avec moi, s’il te plait.

— Non, Camille, tu dois commencer à vivre ta vie. Tu ne vas pas t’encombrer d’une vieille tante qui ne te laisse jamais en paix.

— Je ne sais pas ce que je serais devenue sans toi. Allez, viens avec moi.

— Et qui s’occupera de ta mère ? Non, mieux vaut que je reste ici avec elle. Elle aura besoin de moi.

Lasse de se battre, Camille se rangea finalement à l’avis de sa tante.

Ne pouvant assister aux fiançailles de sa nièce, Zélie lui offrit une magnifique robe en taffetas nuance scarabée doré avec un corsage rehaussé d’entrelacs en moire gris perle, aux manches fendues et arrondies.

Tous les invités furent subjugués par la beauté distinguée et retenue de la fiancée de Félix Bardois.

L’accueil que lui avait réservé sa belle famille et la persévérance de son promis emportèrent ses dernières hésitations : elle accepta en janvier 1920 la demande en mariage que Félix lui avait faite. Le soir même, elle refermait pour toujours son journal qui l’avait accompagnée depuis ce jour funeste de 1909 où son père avait perdu la vie. Préparée de longue date, la cérémonie s’organisa rapidement. Solène Boulier refusa d’y assister sous prétexte qu’elle n’allait tout de même pas se réjouir de l’abandon inévitable que lui imposait sa fille.

— Et ce n’est pas cette vieille folle de Zélie qui me fera changer d’avis ! avait-elle hurlé pendant tout un après-midi par la fenêtre de leur appartement.

Marri de cette situation qu’il regrettait, Félix proposa à Camille d’acheter une maison à Nancy et d’y emménager au plus vite, étant entendu que Solène pourrait y habiter aussi.

A l’issue de longues discussions avec Zélie, elle décida de refuser l’offre qu’il lui avait faite : elle préférait finalement quitter cette ville où la retenaient trop de souvenirs douloureux et optait pour un déménagement à Paris. Son seul véritable regret n’était pas de quitter sa mère mais de ne plus voir sa tante.

— C’est la vie ! lui avait-elle dit avec philosophie pour la rassurer. Tu sais, ma chérie, les jeunes gens sont faits pour vivre avec les jeunes gens et les vieux avec les vieux. Notre tour finit par venir, toujours trop tôt, c’est vrai, mais c’est comme ça. Sois heureuse et ne te préoccupe pas de moi ! Je trouverai une autre employée et je m’occuperai de ta mère. Va, je ne te retiens pas. Tu auras été le soleil de mes vieux jours. Et n’oublie pas de vivre ta vie : tu n’en auras qu’une.

à suivre...

 

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