Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les livres de Jérôme Thirolle
2 mars 2016

Passeur funèbre...

Passeur funèbre

Le boiteux du parc Sainte-Marie (Editions Gérard Louis) : suite...

Paris, mars 1928

Les années passaient si vite que Camille ne voyait pas ses enfants grandir. Et bien qu’ils fussent jumeaux, les garçons ne se ressemblaient pas vraiment.

L’un était blond, l’autre châtain très foncé ; l’un avait hérité du visage des Bardois, l’autre des traits des Boulier. Camille menait une existence dorée aux côtés d’un mari très occupé par ses affaires et de ses deux amours, Richard et Victor, qu’elle emmenait souvent se promener dans les allées paisibles du Jardin du Luxembourg.

Un matin où elle s’occupait à reclasser des photographies prises l’été précédent lors d’un périple familial dans les gorges de l’Ardèche, un domestique lui glissa une lettre postée de Nancy qui lui était destinée.

— Donnez ! fit-elle sans attendre.

Le domestique lui tendit l’enveloppe qu’elle décacheta aussitôt. Elle reconnut l’écriture tremblante mais encore bien formée de Zélie :

Ma chère enfant,

Je m’en veux de venir te troubler avec mes soucis mais ces dernières semaines m’ont fait prendre conscience de mon grand âge. J’aurais aimé pouvoir vous rendre une petite visite pour saluer une fois encore ton mari et tes deux chérubins mais ma santé désormais chancelante ne me le permettra pas. Nous ne nous sommes jamais rien caché toutes les deux alors je préfère te dire les choses telles qu’elles sont : le Seigneur m’a fait le bonheur de me prêter une vie riche de tout ce dont une femme de ma condition pouvait espérer, à l’exception de la joie d’enfanter, sans avoir à souffrir dans ma chair des maux qui frappent parfois nos semblables. Une maladie implacable s’est abattue sur moi il y a quelques semaines, m’ôtant toute force avec une rapidité que je ne soupçonnais pas. Je ne me fais aucune illusion : ma fin est proche et je suis si faible que je ne supporterais pas un voyage jusqu’à vous. J’aurais tant aimé serrer tes enfants dans mes bras une dernière fois. J’aimerais tant te revoir avant de fermer les yeux pour toujours. Au moins pour conserver comme ultime image de ce monde le reflet de ton doux visage. Si tu le peux, viens me visiter mais ne tarde pas trop car la Mort m’attend et elle est souvent moins patiente qu’on ne le voudrait.

Je vous embrasse tous,

Zélie Boulier

 

Camille fondit en larmes. Elle retrouvait toute la dignité et le stoïcisme de sa tante.

Le domestique, gêné, se retira sans bruit.

Réalisant soudain que chaque minute qui passait pouvait la séparer irrémédiablement de Zélie, la maîtresse de maison convoqua son majordome et une femme de chambre pour que ses affaires de voyage soient préparées au plus vite. Elle laissa ses instructions pour que ni son mari, ni ses enfants partis se promener avec une gouvernante, ne soient surpris de son absence puis sauta dans une voiture en direction de la Gare de l’Est où elle attrapa un train à destination de Nancy.

Lorsque les freins de la locomotive crissèrent dans un impressionnant nuage de vapeur et de fumée le long du quai de la gare, les cloches de l’église Saint-Léon toute proche sonnèrent quinze heures. Elle saisit elle-même son bagage à main sans attendre la venue des commis ferroviaires et héla un cocher qui stationnait rue Piroux.

Les yeux rougis par les pleurs qu’elle n’avait pu contenir tout au long du trajet, elle glissa au conducteur une pièce d’or pour qu’il gagne sans délai la Place de la Carrière.

La voiture s’arrêta à peine un quart d’heure plus tard sous les fenêtres de l’appartement où elle n’avait plus mis les pieds depuis longtemps.

Elle grimpa les marches d’escalier deux par deux jusqu’au palier de sa tante. Là, essoufflée et le cœur battant à un rythme syncopé, elle marqua brusquement un temps d’arrêt en constatant que la porte était entrouverte. Prise d’un accès de terreur, elle laissa tomber son sac sur le sol puis repoussa la porte d’un coup d’épaule avant de se précipiter vers la chambre de Zélie.

Quand elle pénétra dans la pièce, elle aperçut un homme vêtu de noir assis sur le lit qui tourna lentement son visage dans sa direction en soupirant des mots qu’elle n’oublierait jamais :

— C’est fini…

 

10 mars 1928

Zélie Boulier venait d’expirer. Elles avaient manqué leur ultime rendez-vous à une ou deux minutes près. Camille se rappela les mots de sa tante : la Mort n’attend pas. Elle en éprouva une immense tristesse et un insondable sentiment d’injustice qui lui fit douter une fois de plus de l’existence de l’au-delà… L’homme, un médecin, lui demanda si elle était de la famille puis lui expliqua que la vieille femme avait lutté de toutes ses forces pour rester consciente jusqu’à l’arrivée de sa nièce mais que ses paupières s’étaient closes pour l’éternité sans avoir eu cette ultime joie.

Camille songea alors à son père qui s’était éteint, seul dans sa boutique, puis à sa tante qui avait fini par lâcher prise, perdant tout espoir de mourir autrement qu’en la seule compagnie de ce passeur funèbre, dûment diplômé de la Faculté.

Les obsèques eurent lieu le surlendemain. Camille prit ses dispositions pour que sa mère, dont s’occupait depuis peu une ancienne amie de la famille, soit placée chez les Petites Sœurs de Saint-Charles.

Avant de regagner Paris, elle erra longuement dans l’appartement devenu silencieux, passa d’une pièce à l’autre en jetant un regard sur leur contenu avant d’en fermer systématiquement chacune des portes. Elle n’eut cependant pas le courage d’entrer dans la chambre qu’elle occupait occasionnellement quand elle dormait là : celle dont les murs étaient tendus d’une vieille toile de Jouy avec ses motifs enfantins. Elle y avait trop de souvenirs pour y pénétrer sans y meurtrir irrévocablement son âme. Elle se dirigea directement dans le salon, ouvrit le tiroir d’une commode basse et en sortit une clé qu’elle glissa dans son sac à main avant de quitter l’appartement.

Une fois dans la rue, elle alla à la rencontre du chauffeur de taxi qui l’attendait depuis un bon moment déjà.

— Ah ! Vous v’la quand même ma bonne Dame. C’est pas que ! Mais j’ai pas qu’ça à faire, comprenez.

— Je viens, je viens.

— A la gare ?

— Non, il y a un petit changement. Nous irons à la gare ensuite car j’ai un peu de temps devant moi. Conduisez-moi rue des Dominicains.

— C’est vous qui dites.

La Citroën “Trèfle”, une guimbarde couleur vert d’eau à capote de toile claire, longea le palais du Gouvernement puis le côté opposé de la place Carrière avant de s’engager sous l’Arc Héré dont la rue du même nom qui le prolongeait débouchait sur la place Stanislas. Le conducteur rangea son véhicule juste en face du magasin A la Mode de Paris. Camille hésita un instant avant de descendre. Elle était assise sur l’unique siège arrière qui avait donné à cette voiture son appellation de “Trèfle” en raison de son positionnement triangulaire par rapport aux assises de l’avant dont elle tapotait nerveusement le dossier. Ses yeux allaient du marchepied en aluminium de la Citroën au rideau baissé qui cachait les vitrines de la boutique puis revenaient à leur point de départ sans qu’elle ne parvienne à se décider franchement.

— Un problème, M’dame ? demanda le chauffeur de taxi.

— Non, je réfléchissais…

Elle descendit sur le trottoir, sortit de son sac la clé qu’elle avait prise un peu plus tôt chez sa tante, l’introduisit dans la serrure puis entra dans le magasin.

La lumière qui y pénétrait n’était pas très vive mais Camille se refusa à tourner l’interrupteur de porcelaine qui commandait l’éclairage électrique. L’ambiance en était plus feutrée… Seul le bruit de la rue venait lui rappeler qu’elle n’était pas seule au monde. Elle effleura avec nostalgie le rebord de bois du comptoir qu’elle avait ciré tant et tant de fois tout en contemplant les rayonnages qui ne tarderaient pas à être vidés de leurs marchandises. Elle posa ensuite avec respect sa main sur les catalogues qui firent la renommée de cette boutique dont la riche collection de patrons était connue de toute la ville. Elle souriait en se remémorant une anecdote qui l’avait marquée quand elle était petite : alors que, jusque-là, les costumes pour bains de mer étaient toujours composés d’un pantalon, d’une jupe et d’une veste à ceinture, souvent en taffetas de laine, Zélie avait fait scandale en proposant dans son magasin des costumes à manches courtes avec bonnet en résille, laissant apparaître la chevelure des pudiques naïades lorraines qui comptaient s’aventurer sur les plages sauvages de Trouville ou de Nice. Elle avait osé l’impensable et le succès avait été immédiat ! “Sacrée Zélie !” entendait-on souvent, comme pour expliquer son comportement fantasque.

Qu’allait devenir la Mode de Paris ? Camille savait que la réponse à cette question ne lui appartenait déjà plus et qu’il était temps pour elle de prendre le chemin du retour.

En refermant la porte de la boutique, elle mit un terme à l’un des chapitres les plus longs de sa vie. Sans regret ni amertume mais avec plus de nostalgie que de tristesse cependant.

— A la gare, chauffeur ! Je ne voudrais pas manquer mon train.

 

à suivre...

 

Publicité
Commentaires
Les livres de Jérôme Thirolle
Publicité
Les livres de Jérôme Thirolle
Archives
Albums Photos
Pages
Publicité