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Les livres de Jérôme Thirolle
15 mars 2016

Préville

 

Cimet

Le boiteux du parc Sainte-Marie (Editions Gérard Louis) : suite...

19 juillet 1936

En passant sous la grille d’entrée du cimetière de Préville, Camille réalisa qu’elle n’y avait plus mis les pieds depuis de nombreuses années. C’était là que son père avait été enterré en 1909 à quelques mètres à peine de l’endroit où Zélie avait sa dernière demeure.

Elle avançait lentement, aux côtés de son mari et de ses deux fils, à la tête du cortège qui suivait le corbillard. Un cheval aux flancs amaigris (certainement réformé d’une caserne nancéienne toute proche) tirait avec difficulté la calèche noire dont les roues grinçaient terriblement. Le soleil de juillet et la pente qui conduisait au caveau familial semblaient éprouver l’équidé qui soufflait bruyamment.

— Pauvre bête ! s’était dit Camille en regardant avec compassion la couverture trempée de sueur qui lui couvrait l’échine ainsi que le ridicule toupet de plumes blanches qu’il portait sur la têtière, juste au-dessus de la crinière. Etrange alliance du noir et du blanc…

Il y avait au moins deux ou trois enterrements au même moment dans ce grand cimetière qu’a immortalisé Emile Friant, célèbre peintre de l’Ecole de Nancy, dans sa toile intitulée La Toussaint.

Camille n’aimait pas ces longues allées bordées de monuments funéraires, sobres ou fastueux, petits ou grands, discrets ou ostentatoires. Les fleurs en vases ou en bouquets offraient heureusement avec les touffes d’herbes folles qui avaient échappé à la vigilance des gardiens des touches de couleur dans cet environnement de marbres sombres et de bronzes verdis par les outrages du climat.

Quand elle était plus jeune, elle y venait souvent avec sa tante pour rendre une visite à son père. L’endroit ne l’avait jamais rassuré, surtout quand elles venaient à la nuit tombée, car elle craignait que ne surgisse soudain de la pénombre d’une chapelle abandonnée un fantôme qui se serait échappé du monde des morts.

Le cortège s’ébrouait donc lentement jusqu’au lieu où allait être enterrée Solène, sa mère. Personne ne pleurait. Il y avait là le prêtre guidant la petite troupe, le corbillard juste derrière, puis Félix, Victor, Richard et Camille précédant de peu la Mère supérieure des Petites Sœurs de Saint-Charles et une dizaine d’autres personnes qu’elle n’avait pas encore eu l’occasion de saluer. Parmi celles-ci, certains visages lui étaient totalement étrangers. Peut-être s’agissait-il de connaissances de l’hospice ou plus prosaïquement de ces gens qui participent à n’importe quel enterrement dans l’espoir d’accéder aux collations qui y sont parfois offertes ensuite.

Les deux fils Bardois assistaient avec gravité à la mise en terre d’une grand-mère qu’ils n’avaient jamais vue autrement que sur des photographies relativement anciennes. Solène était morte à moitié folle. Elle ne s’était jamais remise du meurtre de son mari et de la perte de la maison de la rue des Brice. Ceux qui l’avaient croisée ces dernières années ne pouvaient pas croire qu’elle avait été cette belle jeune femme élégante et spirituelle, mélomane et musicienne, dont Hector Boulier était tombé amoureux au premier regard. Après vingt-sept longues années de séparation, ils se retrouvaient enfin. Pour l’éternité…

Le père de Camille avait dessiné lui-même une trentaine d’années plus tôt le monument funéraire familial : un socle massif mais sobre de granite des Vosges sculpté dans un style très Art nouveau avec de minuscules cariatides de bronze aux quatre angles et d’où surgissait une stèle onduleuse et élancée sur laquelle se détachait, devant un fond de mosaïque dorée, un Christ en bronze.

Quand les ouvriers déplacèrent à l’aide de barres à mine la lourde dalle qui obturait le caveau, Camille ne put s’empêcher de verser des larmes en songeant aux belles années qu’elle avait vécues entre son père et sa mère. Un temps irrémédiablement révolu.

Au moment de quitter le cimetière, elle reconnut, après une hésitation, les visages vieillis et les silhouettes voûtées par les ans de Ferdinand et de Marie-Aricie Jasmain. Leurs retrouvailles furent particulièrement émouvantes.

Ils discutèrent longtemps. Ils avaient tant à se dire après une si longue séparation. Les Jasmain avaient quitté une jeune fille et ils retrouvaient une femme de presque quarante ans entourée de ses deux grands fils.

Camille leur demanda ce qu’était devenu Paul, le frère d’Alexandre. Depuis la mort de ce dernier, au champ d’honneur comme il est d’usage de le préciser, elle n’avait plus voulu avoir de nouvelles de l’aîné des Jasmain. Certes, elle n’avait pas oublié qu’il les avait aidées, elle et sa mère, lorsque l’élu de son cœur avait été envoyé en apprentissage chez les compagnons du Devoir, mais elle avait toujours eu l’impression qu’il avait cherché à tirer un profit personnel de cette situation en se rapprochant d’elle. Les sentiments naissants qu’elle éprouvait alors pour Alexandre étaient cependant déjà si forts que toute présence masculine, fût-elle dénuée d’arrière-pensée, ne pouvait que lui inspirer crainte et dégoût. La mort tragique du jeune homme en août 1914 n’avait rien arrangé comme on le sait. Elle avait perdu tout contact avec Paul depuis cette époque, ignorant ce qu’il était devenu. Elle savait juste qu’il avait été incorporé au 37e régiment d’infanterie et qu’il était encore en vie quand son frère avait été tué à Morhange.

Elle découvrit alors avec étonnement la suite de son “parcours” militaire : Paul avait changé d’affectation à plusieurs reprises après la mort d’Alexandre avant d’être renvoyé finalement à l’arrière pour “affaiblissement psychique aggravé”. Les victimes de la Grande Guerre ne se comptaient pas seulement parmi les morts ou les mutilés. L’horreur de ce conflit avait meurtri à jamais plus d’un soldat et Paul en faisait partie.

Il avait été interné après l’armistice dans une clinique spécialisée du côté de Meaux à la suite d’une tentative de suicide. Son geste désespéré l’avait laissé pour mort mais le dévouement et l’opiniâtreté d’une infirmière de cet établissement, Colette Vermont, l’avait remis sur le chemin de la vie.

Cinq mois plus tard, elle pouvait se féliciter de l’avoir sauvé. Il l’avait épousée l’année suivante.

A sa plus grande surprise, Camille apprit que Paul avait définitivement abandonné l’idée de devenir bijoutier. Ses parents s’en étaient étonné au début mais ils s’expliquèrent ensuite cette réaction par les terribles épreuves auxquelles il avait été confronté. Les médecins de la clinique avançaient une autre raison : il y avait de cela plusieurs années, certains patients avaient recueilli près d’un vieux buis un chaton abandonné qu’ils s’étaient mis à nourrir en déposant régulièrement dans le patio qui jouxtait la salle des repas un bol de lait et quelques victuailles économisées sur leurs rations. L’animal avait grandi et avait finalement élu domicile à la clinique. Sans que l’on sache bien pourquoi, le nom de Diamant lui était resté. Il était devenu la mascotte de tous les pensionnaires. Même les infirmières avaient dû reconnaître que sa présence facilitait la guérison de certains malades en faisant renaître chez eux le sentiment de l’affection et de l’attachement. Il ne se passait plus de mois sans que Diamant ne fût l’objet de toutes les attentions.

Jusqu’à ce jour de février, quelques semaines après l’arrivée de Paul, où la pauvre bête avait été retrouvée dans le jardin, égorgée maladroitement avec un morceau de verre. Son bourreau s’y était repris à plusieurs reprises pour mettre à mort l’animal. Le meurtrier de Diamant n’avait jamais été identifié mais la présence de griffures sur les mains et les avant-bras de Paul le même jour avait attiré l’attention de plusieurs médecins, sans aucune certitude cependant sur sa responsabilité dans la disparition du chat… De là à penser qu’il y avait un lien entre la mort de l’animal au nom évocateur et l’aversion soudaine de Paul pour tout ce qui touchait à la joaillerie, il y a avait un pas que Colette Vermont refusa de faire.

Il s’éloigna définitivement de son art et s’installa dans une petite maison à proximité de Meaux, tout près du canal, après avoir été embauché aux chemins de fer.

Colette et lui avaient eu un enfant, Clotilde, une jolie sauvageonne de quatorze ans aujourd’hui, rousse comme la forêt de Lorraine en automne et dont le visage totalement parsemé d’éphélides offrait au regard une beauté indescriptible.

Camille réalisa à quel point le temps avait passé et combien les destinées des trois enfants qui jouaient ensemble dans les deux jardins familiaux contigus avaient pris des directions totalement inattendues. Il avait fallu que Solène meure pour que tout ce petit monde se retrouvât réuni dans les allées du cimetière de Préville.

Ils se quittèrent sans verser de larmes mais en promettant de se revoir dès que l’occasion se présenterait.

à suivre...

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