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Les livres de Jérôme Thirolle
9 avril 2016

Jusqu'à la lie...

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Le boiteux du parc Sainte-Marie (Editions Gérard Louis) : suite...

Paris, fin mai 1939

Le passage devant le conseil de révision était toujours un moment à la fois attendu et redouté par toute une classe d’âge. Les jeunes gens ne pensaient en fait ni à l’armée, ni au spectre de la guerre qu’elle parvenait à peine à dissimuler, mais plus prosaïquement à l’occasion qu’ils avaient enfin de montrer à tous qu’ils étaient devenus des hommes.

Si Richard fut dispensé de toute obligation militaire en raison de son statut particulier, Victor fut convoqué comme la plupart de ceux de la classe 20.

Quelques examens médicaux et sportifs plus tard, il se retrouva nu comme un vers en attendant le verdict. En temps normal, cette nudité imposée et exposée aux regards l’aurait mis mal à l’aise. D’autant que l’infériorité des conscrits bestialement rangés en file indienne était rendue plus obscène encore par les hommes en blouses blanches ou en uniformes à quelques mètres à peine. Si l’on avait voulu les humilier, on ne s’y serait pas pris autrement. Rabaisser l’homme en le réduisant à sa nature même a toujours été l’apanage des faibles.

Mais Victor n’avait en tête aucune de ces considérations. Il n’en voulait à personne d’être là, il aurait simplement voulu pouvoir retourner quelques jours en arrière et sauver son père. Que faisaient-elles, ces blouses blanches, à l’heure où Félix Bardois agonisait faute de recevoir le traitement qui aurait pu le sauver ? N’avaient-elles rien de mieux à faire que de regarder défiler ces cohortes, sans autre distinction que l’apparence physique ? Par quels détours incompréhensibles étaient-elles passées des promesses humanistes du serment d’Hippocrate à ces plaisanteries de garçons de bains, raillant la forme ou la taille de tel ou tel organe génital qui s’exhibait honteusement sous leurs yeux ? La mort de son père était encore trop proche pour qu’il se sentît concerné par la farce qui se jouait autour de lui.

“Apte” : le cachet s’abattit sur la première page de son livret militaire flambant neuf. Il n’en conserva longtemps que le bruit du tampon de caoutchouc écrasant la feuille de papier contre le bois. Le bourreau Samson ne devait pas jouir autrement en libérant le couperet de la guillotine.

Sitôt sortis de la grande salle où se tenait le conseil de révision, les futurs soldats se précipitèrent à l’extérieur en hurlant leur joie de quitter définitivement le monde de l’enfance…

Happé par le flot, Victor les accompagna mais sans conviction. Il ressemblait plus à la feuille morte qu’emporte la rivière qu’au jeune homme fringuant qui avait retrouvé, outre ses vêtements, un véritable brevet de virilité.

Les libations qui suivirent durèrent tout l’après-midi et une grande partie de la nuit.

Il posa sans rechigner pour la photo traditionnelle qui rassemblait dix-sept jeunes gens de sa classe, tous vêtus de leur costume du dimanche. Les cravates étaient de mise et les cheveux bien peignés. Il ne se donna cependant pas la peine de sourire. Il ne pressentait pas l’issue inéluctable de l’engrenage des alliances internationales mais souffrait tout simplement du deuil qui venait de le frapper.

Autour de lui, chacun arborait fièrement sa cocarde tricolore, son brin de mimosa à la boutonnière ainsi que des rubans de couleurs indiquant son école ou son quartier d’origine…

Les chapeaux et les bérets étaient eux aussi décorés de rubans bleus, blancs et rouges.

Quand le photographe eut terminé les prises et libéré les conscrits, ces derniers se ruèrent dehors, défilant bras dessus bras dessous, en chantant des ritournelles que leur avait appris les anciens. Les passants s’offusquaient fréquemment de la crudité des refrains mais pardonnaient bien vite leur audace tant les fêtes avant de partir à l’armée étaient de tradition. On absout facilement le charivari de ceux qui vont peut-être donner leur vie pour défendre la nation.

Victor les accompagna jusqu’à la nuit, mais sans véritablement prendre part aux réjouissances. Le départ du drapeau au son du clairon se fit dans la joie et les quolibets. Ils retournèrent ensuite chez eux, les yeux rougis par la fatigue et la voix brisée par les cris.

Deux semaines plus tard, il fut incorporé au plus grand désespoir de sa mère au 37e régiment d’infanterie stationné à Bitche, en Moselle, dans un secteur fortifié de la ligne Maginot. Il y resta pour faire ses classes en tant que simple soldat, conformément au souhait qu’il avait exprimé. Camille conserva de cette époque une photographie qu’il lui avait fait parvenir : on le voyait en pied, la jambe gauche légèrement avancée, sanglé dans une épaisse vareuse à boutons. Chaque extrémité du col laissait apercevoir le “37” en chiffres rouges de son régiment. Le pouce accroché à un large ceinturon de cuir, il ne regardait pas l’objectif mais fixait un point sur le côté. Le béret qui lui couvrait la tête lui donnait un air calme et déterminé. Elle versa quelques larmes, malgré elle, en voyant son fils ainsi vêtu, le sachant tout proche de partir pour la guerre.

C’est là en tout cas que Victor apprendra le premier septembre 1939 la mobilisation générale à la suite de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne. Puis tout s’accéléra : le trois septembre, la France et l’Angleterre se déclarèrent en guerre contre le Reich du chancelier Hitler. Proche de la frontière, les régiments de Bitche furent placés en état d’alerte maximale mais les semaines puis les mois s’écoulèrent sans la moindre anicroche, sans que rien ne se passe. L’inquiétude et la peur des premiers instants finirent par laisser la place à un attentisme teinté d’espoir. La “Drôle de guerre” éviterait-elle les combats ? L’illusion s’évanouit en mai 1940 quand les chars allemands enfoncèrent les lignes françaises.

Affecté ensuite au 66e régiment d’infanterie, Victor connut ses premiers combats dans la Somme, là où tant d’hommes étaient tombés un quart de siècle plus tôt. Il allait avoir à relever un défi immense pour son âge : rester vivant.

 

Un mois après le début des hostilités, le seize juin 1940 très exactement, alors qu’il traversait avec sa compagnie le village d’Esquenay à vive allure, village dont les ruines encore fumantes trahissaient l’acharnement barbare que pouvaient mettre les troupes allemandes à lutter contre toute forme de résistance, fût-elle patriotique, le détachement de Victor tomba dans une embuscade sur la route de Bonneuil-les-Eaux. Pris entre deux feux, les soldats français tentèrent de s’échapper mais les lourdes mitrailleuses des boches eurent tôt fait de les en dissuader. A quelques mètres de lui, deux camarades de Victor s’affaissèrent sans bruit, le crâne traversé par des balles, l’un à hauteur de l’œil droit, l’autre au niveau de la mâchoire. Un troisième fut d’abord touché aux jambes puis à la poitrine.

Ce dernier s’accrocha désespérément au revers de la veste du soldat Bardois mais aucun son ne sortit de sa bouche : seul un gargouillis rapidement remplacé par un flot de sang remplaça ses dernières paroles. Paralysé par la peur et le dégoût, Victor se laissa désarmer comme tous ceux de ses camarades qui avaient survécu et fut fait prisonnier. Sans résistance…

 

 

L’aîné des Bardois éprouva longtemps de la honte à ne pas avoir combattu plus farouchement. Peut-être aurait-il mieux valu mourir les armes à la main que de préserver sa vie au prix de l’humiliation et de la défaite. Nombreux étaient ceux qui partageaient cette pensée.

Bousculé rudement à coups de crosse de fusil, il fut emmené avec plusieurs dizaines d’autres hommes dans des camions qui les conduisirent jusqu’à un camp de prisonnier à Pithiviers dans le Loiret. Il conserva longtemps en mémoire la traversée de la place du Martroi, qu’il n’aperçut cependant qu’à travers les planches disjointes du véhicule militaire.

En arrivant au camp, les captifs s’attendaient à ne croiser que des uniformes vert-de-gris et des croix gammées mais la réalité était très différente : l’endroit était administré par les autorités françaises ! Victor n’en revenait pas ! Lui, un soldat appelé sous les drapeaux de son pays, retenu prisonnier par des gardiens français ! C’était à n’y plus rien comprendre. L’Allemagne avait donc remporté une double victoire : la première, militaire, et la seconde, morale. Il n’est de pire défaite que celle de l’honneur.

L’armée de l’hexagone boirait donc la coupe jusqu’à la lie.

En quelques heures, les gardiens répartirent sans ménagement la totalité des nouveaux arrivés en longues files qui aboutissaient toutes à une baraque de planches où s’entassaient cent à cent vingt hommes environ. Devant chacune d’elles, un gendarme français en uniforme enregistrait méthodiquement sur un gros cahier perforé les noms, prénoms, date de naissance, matricule et régiment de chaque prisonnier. Assis derrière une petite table, il ne daignait pas - ou n’osait pas - lever les yeux sur ceux qu’il orientait vers tel ou tel baraquement. A l’instar de tous ses compagnons d’infortune, Victor ne trouva pas la force de se révolter ou de protester. Il admit silencieusement l’inadmissible, comme le firent plus tard nombre de ceux qui eurent à connaître les pires atrocités que l’humanité ait engendrées.

Il passa plus d’un mois à Pithiviers, partageant son temps entre une inactivité totale la journée, assis le plus souvent par terre dans la cour, et la difficulté à trouver le sommeil la nuit sur un modeste châlit recouvert de paille. Seule la distribution d’un infâme brouet accompagné d’un morceau de pain et les inévitables épisodes de dysenterie rythmaient la langueur des jours.

Accablés par cet abêtissement révoltant, plusieurs de ses camarades tentèrent de fuir et y parvinrent. Il échafauda alors un plan minutieux avec Gaston, un ancien du 37ème RIF avec lequel il avait noué des liens. Tout était prêt : le jour de l’évasion, les gestes précis à accomplir par l’un et par l’autre, les endroits stratégiques à surveiller. Leur projet ne vit cependant pas le jour car un événement imprévu survint un matin : des gendarmes de faction rassemblèrent tous les prisonniers sur la place centrale et appelèrent environ cinq cents hommes, soit près de la moitié des captifs. La rumeur se répandit : ils partaient pour l’Allemagne !

Un vent de panique s’empara de ceux qui avaient été désignés. Il y en eut même un qui se jeta sur un gardien pour le supplier de le laisser au camp. Croyant à une rébellion, un autre gardien arma la culasse de son fusil et abattit le pauvre soldat, presque à bout portant, d’une balle dans le dos. Il ne mourut pas tout de suite et agonisa de longues heures au milieu d’une mare de sang qui avait fini par sécher au soleil. Le silence se fit dans les rangs et une passivité abrutie s’empara de tous.

 

A la nuit tombée, ils furent dirigés vers une des sorties latérales du campement et entassés dans d’anciens camions réquisitionnés pour l’occasion. Une quarantaine d’individus par véhicule. Victor n’arriva pas à déterminer avec précision le temps du trajet mais après bien des arrêts et des redémarrages, ils parvinrent à la gare d’Orléans où ils furent embarqués dans des trains de marchandises, munis d’un simple quignon de pain.

Le voyage dura des jours et des jours dans d’épouvantables conditions sanitaires. Affamés et serrés les uns contre les autres, les prisonniers déféquaient et urinaient sur place. L’atmosphère empuantie des wagons rabaissait les hommes au rang d’animaux humiliés.

Le train filait à toute allure dans la nuit et restait immobile le jour, souvent en plein soleil, pour éviter d’éventuels bombardements par les avions alliés qui survolaient épisodiquement les convois.

Paris-Reims-Metz-Saarbrücken-Kaiserslautern-Mannheim-Heilbronn-Nümberg: ils mirent plus de deux semaines à atteindre Lindburg, au cœur de l’Allemagne nazie.

A l’arrivée, ils furent extirpés avec brutalité des wagons par des soldats du Reich qui leur aboyaient des ordres brefs mais incompréhensibles.

Les plus faibles furent exécutés à même le quai de la gare d’une balle dans la nuque ou sur la route qui conduisait au camp.

Après quarante minutes de marche, Victor aperçut la haute stature d’un portail de bois où, de part et d’autre du porche, se détachaient en lettres de couleur claire trois chiffres romains et une lettre : XII A. Sans le savoir, il allait pénétrer dans l’enceinte du redoutable Stalag XII A de Lindburg.

 

Quiconque n’a pas vécu le quotidien d’un camp comme celui de ce stalag ne pourra jamais comprendre à quel point l’étincelle d’humanité que chaque homme conserve au fond de lui perdure longtemps, même dans les ténèbres.

Une fois dans l’enceinte, Victor suivit un circuit que le système totalitaire du Reich était en train de roder en cette fin d’année 40 : d’abord le dépouillage, ensuite la fouille et l’abandon des effets personnels, enfin la douche.

Peu après, un officier allemand interpella les nouveaux venus dans un mauvais français qui ne laissait cependant aucun doute sur ses intentions :

— Messieurs, écoutez-moi ! Les règles du camp sont claires et simples : nous commandons, vous obéissez ! Nous exigeons, vous faites ! Sinon, c’est la mort ! Kaput ! La mort, messieurs les soldats de la grande armée de France ! prit-il le soin d’ajouter avant de se tourner vers d’autres militaires allemands qui éclatèrent de rire à des propos qu’il leur adressa en leur langue. Vous travaillerez pour nous, vous contribuerez chaque jour à l’édification de notre Grand Reich (il insistait sur les syllabes) millénaire !

En entendant ces propos, un prisonnier cracha sur le sol en le regardant.

Aussitôt, deux soldats surgirent sur la droite, saisirent le malheureux par les bras et le traînèrent jusqu’au gradé qui les haranguait depuis un moment.

— Espèce de chien galeux ! s’écria-t-il. Estime-toi heureux d’être encore en vie !

— Vous ne pouvez rien me faire, répondit le Français avec aplomb. J’ai le statut de prisonnier de guerre ! L’Allemagne doit respecter la Convention de Genève…

L’Allemand sourit.

— Messieurs, reprit-il calmement, savez-vous ce que nous faisons ici aux prisonniers de guerre ?

Un silence inquiet se fit dans les rangs.

— A genoux ! hurla-t-il.

Le soldat obtempéra sans comprendre.

— Je vais vous montrer ce que vaut la vie d’un Kriegsgefangener !

Il dégaina alors l’arme qu’il portait à la ceinture, plaqua le canon contre le crâne du prisonnier et fit feu. Des morceaux de cervelle et du sang éclaboussèrent ses bottes de cuir. Il esquissa une moue de dégoût en s’en apercevant.

— Y a-t-il d’autres volontaires parmi vous ?

Toute tentative d’évasion sera punie de mort ! Tous ceux qui s’approcheront à moins de cinq mètres des barbelés du camp seront punis de mort ! Tous ceux qui refuseront une corvée seront punis de mort ! Tous ceux qui seront malades seront punis de mort ! Tous ceux qui ne travailleront pas correctement seront punis de mort !

Ses vociférations durèrent encore un bon quart d’heure. Les prisonniers savaient désormais à quoi s’en tenir. Et ses paroles se révélèrent rapidement très en deçà de la vérité. Il ne se passa pas de demi-journées sans qu’un homme fût abattu, frappé ou pendu pour les griefs les plus insignifiants.

Tel était le quotidien du stalag XII A.

Victor y connut la peur, la faim, les brimades et la honte. Son calvaire dura presque dix mois durant lesquels il se contenta pour toute nourriture de Kerdaffle, une soupe composée d’eau et de pelures de pommes de terre, et pour le repos d’une couche de paille sur le sol dans des bâtiments non chauffés où le froid et la neige s’engouffraient sans obstacle.

Sa bonne constitution physique le fit rejoindre une équipe chargée d’abattre des arbres dans la forêt environnante. Il quittait chaque jour le camp vers six heures du matin et regagnait son baraquement vers vingt-deux heures.

Patiemment et méthodiquement, il releva les habitudes des gardiens ainsi que le roulement des camions qui assuraient l’approvisionnement du camp deux fois par semaine. Fuir était tentant mais dangereux. Non seulement pour celui qui s’y résignait mais aussi pour les autres prisonniers du camp. A partir de janvier 1941, pour tout homme qui essayait de s’évader, deux prisonniers étaient pendus le jour même. Choisis par les gardiens à tour de rôle. Vers la fin du mois de février, un soldat originaire de Paris tenta de s’élancer au-delà d’une barrière de barbelés qui remplaçait une partie du mur d’enceinte en cours de réfection. L’homme fut rattrapé par des chiens, puis ramené au centre du camp malgré ses innombrables blessures. Les molosses avaient quasiment déchiqueté ses membres. Il fut abandonné, encore vivant, dans un dépôt d’ordures où il ne survécut pas longtemps.

La sanction ne se fit toutefois pas attendre : deux hommes furent tirés au sort pour être exécutés : un ancien facteur de la banlieue de Langres, en Haute-Marne, et Gaston, le camarade de Victor. En voyant le corps de son ami pendre au bout d’une corde, le frère de Richard prit sa décision : il devait fuir, quels que fussent les risques et quelles que fussent les conséquences pour ceux du camp.

Il profita tout début mars d’une vague de giboulées incessantes qui empêchaient de voir à plus de trois mètres. Alors que plusieurs soldats s’affairaient à redresser un panneau “HALT !” qui avait chuté dans la nuit, Victor ne prit pas le temps de réfléchir et se glissa entre les deux vantaux d’un portail entrouvert. Une soudaine rafale de neige dissimula totalement aux yeux des gardiens cette folie. Une fois à l’extérieur, il courut aussi vite qu’il put, droit devant lui, sans jamais s’écarter de la route qui lui servait de guide. Apercevant à temps les phares d’un véhicule qui se dirigeait dans sa direction, il se jeta dans le fossé en croyant sa dernière heure arrivée. L’engin ne s’arrêta pas, le conducteur étant certainement plus préoccupé par la neige que par les ombres qu’elle laissait deviner. Il attendit quelques minutes, grelottant, puis reprit son chemin à toute allure. Il atteignit une heure plus tard la voie de chemins de fer qui l’avait conduit jusque-là le premier jour.

Le hasard voulut qu’un train avançant à faible vitesse passât à sa hauteur au même moment. Il agrippa le bastingage gelé d’un wagon de marchandises et, poussé par une force que lui donnaient la peur et l’envie de fuir, il se hissa sur la plateforme couverte de flocons épais. Il se dissimula entre deux rangées de caisses de bois, protégé par une bâche de toile qui le préservait de la neige et des regards. Sans le savoir, il était monté dans un train à destination du territoire français.

Il prit aussitôt deux décisions qu’il se promit de mettre en œuvre si son entreprise réussissait : ne jamais se demander quels hommes du stalag de Lindburg avaient perdu la vie à cause de lui en représailles de son évasion et passer voir sa mère dès qu’il le pourrait.

Il ne l’avait plus vue depuis son incorporation. Richard avait beau la rassurer sur les mesures de protection que chaque prisonnier de guerre était en droit d’attendre des conventions internationales qui régissaient les rapports entre les Etats dits civilisés - même en temps de guerre ! - mais rien n’y faisait.

Elle pleurait souvent en songeant qu’elle ne reverrait peut-être jamais Victor.

Lui ne savait rien de tout cela mais se doutait que son absence devait leur causer un immense chagrin. Ce qu’il ignorait alors, c’est qu’il ne la reverrait pas avant plusieurs années.

Le trajet dura si longtemps que Victor crut ne jamais en voir la fin. La neige fondue lui procurait l’eau qui lui manquait mais la faim le torturait.

Il n’était pas question pour lui de quitter sa cachette, le risque de se faire prendre étant trop grand. Son seul festin durant ce calvaire lui fut donné par un jeune rat qui s’était aventuré sur le wagon un jour de pluie.

Grâce à un réflexe ancestral, il attrapa l’animal par la queue et le frappa violemment sur une caisse jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un amas de chair ensanglantée. Dégoûté, il parvint difficilement à ne pas vomir en portant à sa bouche ce mets répugnant encore chaud. Jamais il n’avait pensé en être réduit à une telle abomination.

Il ignorait le trajet suivi par le convoi mais après un temps indéterminé, il eut la conviction qu’il était de retour en France. Profitant d’une nuit sans lune, il se laissa glisser sur le bas-côté, manquant de se rompre une jambe dans sa chute. Sa cheville était douloureuse mais il était sain et sauf. Il marcha sans s’arrêter jusqu’au petit jour, affamé, épuisé, et finit par s’effondrer dans un champ, au bord d’un pierrier.

Il n’aurait pas survécu si un paysan débonnaire et patriote tout à la fois ne l’avait recueilli dans sa grange. Après quelques jours, Victor fut remis sur pieds. Le moment était venu pour lui de quitter cet abri de fortune pour reprendre la route. L’agriculteur le dissuada d’aller à Paris revoir sa mère, la démarche aurait été à coup sûr vouée à l’échec, mais lui conseilla de s’enfuir vers le sud. Il lui fournit de nouveaux vêtements ainsi que des vivres pour trois jours et lui souhaita bonne chance. Il en avait bien besoin.

Mû par une volonté farouche de survivre, d’autant plus étonnante que son éducation bourgeoise ne l’y avait pas préparé, il gagna sans encombre majeur la zone libre.

Il prit alors le temps d’écrire deux longues lettres, l’une à sa mère et l’autre à son frère, pour leur annoncer son évasion et son départ pour l’Afrique !

Arrivé à Marseille, il arpenta les quais d’embarquement, évitant soigneusement toutefois la police française, en mémoire des uniformes qu’il avait croisés à Pithiviers.

Paris, fin mai 1939

Le passage devant le conseil de révision était toujours un moment à la fois attendu et redouté par toute une classe d’âge. Les jeunes gens ne pensaient en fait ni à l’armée, ni au spectre de la guerre qu’elle parvenait à peine à dissimuler, mais plus prosaïquement à l’occasion qu’ils avaient enfin de montrer à tous qu’ils étaient devenus des hommes.

Si Richard fut dispensé de toute obligation militaire en raison de son statut particulier, Victor fut convoqué comme la plupart de ceux de la classe 20.

Quelques examens médicaux et sportifs plus tard, il se retrouva nu comme un vers en attendant le verdict. En temps normal, cette nudité imposée et exposée aux regards l’aurait mis mal à l’aise. D’autant que l’infériorité des conscrits bestialement rangés en file indienne était rendue plus obscène encore par les hommes en blouses blanches ou en uniformes à quelques mètres à peine. Si l’on avait voulu les humilier, on ne s’y serait pas pris autrement. Rabaisser l’homme en le réduisant à sa nature même a toujours été l’apanage des faibles.

Mais Victor n’avait en tête aucune de ces considérations. Il n’en voulait à personne d’être là, il aurait simplement voulu pouvoir retourner quelques jours en arrière et sauver son père. Que faisaient-elles, ces blouses blanches, à l’heure où Félix Bardois agonisait faute de recevoir le traitement qui aurait pu le sauver ? N’avaient-elles rien de mieux à faire que de regarder défiler ces cohortes, sans autre distinction que l’apparence physique ? Par quels détours incompréhensibles étaient-elles passées des promesses humanistes du serment d’Hippocrate à ces plaisanteries de garçons de bains, raillant la forme ou la taille de tel ou tel organe génital qui s’exhibait honteusement sous leurs yeux ? La mort de son père était encore trop proche pour qu’il se sentît concerné par la farce qui se jouait autour de lui.

“Apte” : le cachet s’abattit sur la première page de son livret militaire flambant neuf. Il n’en conserva longtemps que le bruit du tampon de caoutchouc écrasant la feuille de papier contre le bois. Le bourreau Samson ne devait pas jouir autrement en libérant le couperet de la guillotine.

Sitôt sortis de la grande salle où se tenait le conseil de révision, les futurs soldats se précipitèrent à l’extérieur en hurlant leur joie de quitter définitivement le monde de l’enfance…

Happé par le flot, Victor les accompagna mais sans conviction. Il ressemblait plus à la feuille morte qu’emporte la rivière qu’au jeune homme fringuant qui avait retrouvé, outre ses vêtements, un véritable brevet de virilité.

Les libations qui suivirent durèrent tout l’après-midi et une grande partie de la nuit.

Il posa sans rechigner pour la photo traditionnelle qui rassemblait dix-sept jeunes gens de sa classe, tous vêtus de leur costume du dimanche. Les cravates étaient de mise et les cheveux bien peignés. Il ne se donna cependant pas la peine de sourire. Il ne pressentait pas l’issue inéluctable de l’engrenage des alliances internationales mais souffrait tout simplement du deuil qui venait de le frapper.

Autour de lui, chacun arborait fièrement sa cocarde tricolore, son brin de mimosa à la boutonnière ainsi que des rubans de couleurs indiquant son école ou son quartier d’origine…

Les chapeaux et les bérets étaient eux aussi décorés de rubans bleus, blancs et rouges.

Quand le photographe eut terminé les prises et libéré les conscrits, ces derniers se ruèrent dehors, défilant bras dessus bras dessous, en chantant des ritournelles que leur avait appris les anciens. Les passants s’offusquaient fréquemment de la crudité des refrains mais pardonnaient bien vite leur audace tant les fêtes avant de partir à l’armée étaient de tradition. On absout facilement le charivari de ceux qui vont peut-être donner leur vie pour défendre la nation.

Victor les accompagna jusqu’à la nuit, mais sans véritablement prendre part aux réjouissances. Le départ du drapeau au son du clairon se fit dans la joie et les quolibets. Ils retournèrent ensuite chez eux, les yeux rougis par la fatigue et la voix brisée par les cris.

Deux semaines plus tard, il fut incorporé au plus grand désespoir de sa mère au 37e régiment d’infanterie stationné à Bitche, en Moselle, dans un secteur fortifié de la ligne Maginot. Il y resta pour faire ses classes en tant que simple soldat, conformément au souhait qu’il avait exprimé. Camille conserva de cette époque une photographie qu’il lui avait fait parvenir : on le voyait en pied, la jambe gauche légèrement avancée, sanglé dans une épaisse vareuse à boutons. Chaque extrémité du col laissait apercevoir le “37” en chiffres rouges de son régiment. Le pouce accroché à un large ceinturon de cuir, il ne regardait pas l’objectif mais fixait un point sur le côté. Le béret qui lui couvrait la tête lui donnait un air calme et déterminé. Elle versa quelques larmes, malgré elle, en voyant son fils ainsi vêtu, le sachant tout proche de partir pour la guerre.

C’est là en tout cas que Victor apprendra le premier septembre 1939 la mobilisation générale à la suite de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne. Puis tout s’accéléra : le trois septembre, la France et l’Angleterre se déclarèrent en guerre contre le Reich du chancelier Hitler. Proche de la frontière, les régiments de Bitche furent placés en état d’alerte maximale mais les semaines puis les mois s’écoulèrent sans la moindre anicroche, sans que rien ne se passe. L’inquiétude et la peur des premiers instants finirent par laisser la place à un attentisme teinté d’espoir. La “Drôle de guerre” éviterait-elle les combats ? L’illusion s’évanouit en mai 1940 quand les chars allemands enfoncèrent les lignes françaises.

Affecté ensuite au 66e régiment d’infanterie, Victor connut ses premiers combats dans la Somme, là où tant d’hommes étaient tombés un quart de siècle plus tôt. Il allait avoir à relever un défi immense pour son âge : rester vivant.

 

Un mois après le début des hostilités, le seize juin 1940 très exactement, alors qu’il traversait avec sa compagnie le village d’Esquenay à vive allure, village dont les ruines encore fumantes trahissaient l’acharnement barbare que pouvaient mettre les troupes allemandes à lutter contre toute forme de résistance, fût-elle patriotique, le détachement de Victor tomba dans une embuscade sur la route de Bonneuil-les-Eaux. Pris entre deux feux, les soldats français tentèrent de s’échapper mais les lourdes mitrailleuses des boches eurent tôt fait de les en dissuader. A quelques mètres de lui, deux camarades de Victor s’affaissèrent sans bruit, le crâne traversé par des balles, l’un à hauteur de l’œil droit, l’autre au niveau de la mâchoire. Un troisième fut d’abord touché aux jambes puis à la poitrine.

Ce dernier s’accrocha désespérément au revers de la veste du soldat Bardois mais aucun son ne sortit de sa bouche : seul un gargouillis rapidement remplacé par un flot de sang remplaça ses dernières paroles. Paralysé par la peur et le dégoût, Victor se laissa désarmer comme tous ceux de ses camarades qui avaient survécu et fut fait prisonnier. Sans résistance…

 

 

L’aîné des Bardois éprouva longtemps de la honte à ne pas avoir combattu plus farouchement. Peut-être aurait-il mieux valu mourir les armes à la main que de préserver sa vie au prix de l’humiliation et de la défaite. Nombreux étaient ceux qui partageaient cette pensée.

Bousculé rudement à coups de crosse de fusil, il fut emmené avec plusieurs dizaines d’autres hommes dans des camions qui les conduisirent jusqu’à un camp de prisonnier à Pithiviers dans le Loiret. Il conserva longtemps en mémoire la traversée de la place du Martroi, qu’il n’aperçut cependant qu’à travers les planches disjointes du véhicule militaire.

En arrivant au camp, les captifs s’attendaient à ne croiser que des uniformes vert-de-gris et des croix gammées mais la réalité était très différente : l’endroit était administré par les autorités françaises ! Victor n’en revenait pas ! Lui, un soldat appelé sous les drapeaux de son pays, retenu prisonnier par des gardiens français ! C’était à n’y plus rien comprendre. L’Allemagne avait donc remporté une double victoire : la première, militaire, et la seconde, morale. Il n’est de pire défaite que celle de l’honneur.

L’armée de l’hexagone boirait donc la coupe jusqu’à la lie.

En quelques heures, les gardiens répartirent sans ménagement la totalité des nouveaux arrivés en longues files qui aboutissaient toutes à une baraque de planches où s’entassaient cent à cent vingt hommes environ. Devant chacune d’elles, un gendarme français en uniforme enregistrait méthodiquement sur un gros cahier perforé les noms, prénoms, date de naissance, matricule et régiment de chaque prisonnier. Assis derrière une petite table, il ne daignait pas - ou n’osait pas - lever les yeux sur ceux qu’il orientait vers tel ou tel baraquement. A l’instar de tous ses compagnons d’infortune, Victor ne trouva pas la force de se révolter ou de protester. Il admit silencieusement l’inadmissible, comme le firent plus tard nombre de ceux qui eurent à connaître les pires atrocités que l’humanité ait engendrées.

Il passa plus d’un mois à Pithiviers, partageant son temps entre une inactivité totale la journée, assis le plus souvent par terre dans la cour, et la difficulté à trouver le sommeil la nuit sur un modeste châlit recouvert de paille. Seule la distribution d’un infâme brouet accompagné d’un morceau de pain et les inévitables épisodes de dysenterie rythmaient la langueur des jours.

Accablés par cet abêtissement révoltant, plusieurs de ses camarades tentèrent de fuir et y parvinrent. Il échafauda alors un plan minutieux avec Gaston, un ancien du 37ème RIF avec lequel il avait noué des liens. Tout était prêt : le jour de l’évasion, les gestes précis à accomplir par l’un et par l’autre, les endroits stratégiques à surveiller. Leur projet ne vit cependant pas le jour car un événement imprévu survint un matin : des gendarmes de faction rassemblèrent tous les prisonniers sur la place centrale et appelèrent environ cinq cents hommes, soit près de la moitié des captifs. La rumeur se répandit : ils partaient pour l’Allemagne !

Un vent de panique s’empara de ceux qui avaient été désignés. Il y en eut même un qui se jeta sur un gardien pour le supplier de le laisser au camp. Croyant à une rébellion, un autre gardien arma la culasse de son fusil et abattit le pauvre soldat, presque à bout portant, d’une balle dans le dos. Il ne mourut pas tout de suite et agonisa de longues heures au milieu d’une mare de sang qui avait fini par sécher au soleil. Le silence se fit dans les rangs et une passivité abrutie s’empara de tous.

 

A la nuit tombée, ils furent dirigés vers une des sorties latérales du campement et entassés dans d’anciens camions réquisitionnés pour l’occasion. Une quarantaine d’individus par véhicule. Victor n’arriva pas à déterminer avec précision le temps du trajet mais après bien des arrêts et des redémarrages, ils parvinrent à la gare d’Orléans où ils furent embarqués dans des trains de marchandises, munis d’un simple quignon de pain.

Le voyage dura des jours et des jours dans d’épouvantables conditions sanitaires. Affamés et serrés les uns contre les autres, les prisonniers déféquaient et urinaient sur place. L’atmosphère empuantie des wagons rabaissait les hommes au rang d’animaux humiliés.

Le train filait à toute allure dans la nuit et restait immobile le jour, souvent en plein soleil, pour éviter d’éventuels bombardements par les avions alliés qui survolaient épisodiquement les convois.

Paris-Reims-Metz-Saarbrücken-Kaiserslautern-Mannheim-Heilbronn-Nümberg: ils mirent plus de deux semaines à atteindre Lindburg, au cœur de l’Allemagne nazie.

A l’arrivée, ils furent extirpés avec brutalité des wagons par des soldats du Reich qui leur aboyaient des ordres brefs mais incompréhensibles.

Les plus faibles furent exécutés à même le quai de la gare d’une balle dans la nuque ou sur la route qui conduisait au camp.

Après quarante minutes de marche, Victor aperçut la haute stature d’un portail de bois où, de part et d’autre du porche, se détachaient en lettres de couleur claire trois chiffres romains et une lettre : XII A. Sans le savoir, il allait pénétrer dans l’enceinte du redoutable Stalag XII A de Lindburg.

 

Quiconque n’a pas vécu le quotidien d’un camp comme celui de ce stalag ne pourra jamais comprendre à quel point l’étincelle d’humanité que chaque homme conserve au fond de lui perdure longtemps, même dans les ténèbres.

Une fois dans l’enceinte, Victor suivit un circuit que le système totalitaire du Reich était en train de roder en cette fin d’année 40 : d’abord le dépouillage, ensuite la fouille et l’abandon des effets personnels, enfin la douche.

Peu après, un officier allemand interpella les nouveaux venus dans un mauvais français qui ne laissait cependant aucun doute sur ses intentions :

— Messieurs, écoutez-moi ! Les règles du camp sont claires et simples : nous commandons, vous obéissez ! Nous exigeons, vous faites ! Sinon, c’est la mort ! Kaput ! La mort, messieurs les soldats de la grande armée de France ! prit-il le soin d’ajouter avant de se tourner vers d’autres militaires allemands qui éclatèrent de rire à des propos qu’il leur adressa en leur langue. Vous travaillerez pour nous, vous contribuerez chaque jour à l’édification de notre Grand Reich (il insistait sur les syllabes) millénaire !

En entendant ces propos, un prisonnier cracha sur le sol en le regardant.

Aussitôt, deux soldats surgirent sur la droite, saisirent le malheureux par les bras et le traînèrent jusqu’au gradé qui les haranguait depuis un moment.

— Espèce de chien galeux ! s’écria-t-il. Estime-toi heureux d’être encore en vie !

— Vous ne pouvez rien me faire, répondit le Français avec aplomb. J’ai le statut de prisonnier de guerre ! L’Allemagne doit respecter la Convention de Genève…

L’Allemand sourit.

— Messieurs, reprit-il calmement, savez-vous ce que nous faisons ici aux prisonniers de guerre ?

Un silence inquiet se fit dans les rangs.

— A genoux ! hurla-t-il.

Le soldat obtempéra sans comprendre.

— Je vais vous montrer ce que vaut la vie d’un Kriegsgefangener !

Il dégaina alors l’arme qu’il portait à la ceinture, plaqua le canon contre le crâne du prisonnier et fit feu. Des morceaux de cervelle et du sang éclaboussèrent ses bottes de cuir. Il esquissa une moue de dégoût en s’en apercevant.

— Y a-t-il d’autres volontaires parmi vous ?

Toute tentative d’évasion sera punie de mort ! Tous ceux qui s’approcheront à moins de cinq mètres des barbelés du camp seront punis de mort ! Tous ceux qui refuseront une corvée seront punis de mort ! Tous ceux qui seront malades seront punis de mort ! Tous ceux qui ne travailleront pas correctement seront punis de mort !

Ses vociférations durèrent encore un bon quart d’heure. Les prisonniers savaient désormais à quoi s’en tenir. Et ses paroles se révélèrent rapidement très en deçà de la vérité. Il ne se passa pas de demi-journées sans qu’un homme fût abattu, frappé ou pendu pour les griefs les plus insignifiants.

Tel était le quotidien du stalag XII A.

Victor y connut la peur, la faim, les brimades et la honte. Son calvaire dura presque dix mois durant lesquels il se contenta pour toute nourriture de Kerdaffle, une soupe composée d’eau et de pelures de pommes de terre, et pour le repos d’une couche de paille sur le sol dans des bâtiments non chauffés où le froid et la neige s’engouffraient sans obstacle.

Sa bonne constitution physique le fit rejoindre une équipe chargée d’abattre des arbres dans la forêt environnante. Il quittait chaque jour le camp vers six heures du matin et regagnait son baraquement vers vingt-deux heures.

Patiemment et méthodiquement, il releva les habitudes des gardiens ainsi que le roulement des camions qui assuraient l’approvisionnement du camp deux fois par semaine. Fuir était tentant mais dangereux. Non seulement pour celui qui s’y résignait mais aussi pour les autres prisonniers du camp. A partir de janvier 1941, pour tout homme qui essayait de s’évader, deux prisonniers étaient pendus le jour même. Choisis par les gardiens à tour de rôle. Vers la fin du mois de février, un soldat originaire de Paris tenta de s’élancer au-delà d’une barrière de barbelés qui remplaçait une partie du mur d’enceinte en cours de réfection. L’homme fut rattrapé par des chiens, puis ramené au centre du camp malgré ses innombrables blessures. Les molosses avaient quasiment déchiqueté ses membres. Il fut abandonné, encore vivant, dans un dépôt d’ordures où il ne survécut pas longtemps.

La sanction ne se fit toutefois pas attendre : deux hommes furent tirés au sort pour être exécutés : un ancien facteur de la banlieue de Langres, en Haute-Marne, et Gaston, le camarade de Victor. En voyant le corps de son ami pendre au bout d’une corde, le frère de Richard prit sa décision : il devait fuir, quels que fussent les risques et quelles que fussent les conséquences pour ceux du camp.

Il profita tout début mars d’une vague de giboulées incessantes qui empêchaient de voir à plus de trois mètres. Alors que plusieurs soldats s’affairaient à redresser un panneau “HALT !” qui avait chuté dans la nuit, Victor ne prit pas le temps de réfléchir et se glissa entre les deux vantaux d’un portail entrouvert. Une soudaine rafale de neige dissimula totalement aux yeux des gardiens cette folie. Une fois à l’extérieur, il courut aussi vite qu’il put, droit devant lui, sans jamais s’écarter de la route qui lui servait de guide. Apercevant à temps les phares d’un véhicule qui se dirigeait dans sa direction, il se jeta dans le fossé en croyant sa dernière heure arrivée. L’engin ne s’arrêta pas, le conducteur étant certainement plus préoccupé par la neige que par les ombres qu’elle laissait deviner. Il attendit quelques minutes, grelottant, puis reprit son chemin à toute allure. Il atteignit une heure plus tard la voie de chemins de fer qui l’avait conduit jusque-là le premier jour.

Le hasard voulut qu’un train avançant à faible vitesse passât à sa hauteur au même moment. Il agrippa le bastingage gelé d’un wagon de marchandises et, poussé par une force que lui donnaient la peur et l’envie de fuir, il se hissa sur la plateforme couverte de flocons épais. Il se dissimula entre deux rangées de caisses de bois, protégé par une bâche de toile qui le préservait de la neige et des regards. Sans le savoir, il était monté dans un train à destination du territoire français.

Il prit aussitôt deux décisions qu’il se promit de mettre en œuvre si son entreprise réussissait : ne jamais se demander quels hommes du stalag de Lindburg avaient perdu la vie à cause de lui en représailles de son évasion et passer voir sa mère dès qu’il le pourrait.

Il ne l’avait plus vue depuis son incorporation. Richard avait beau la rassurer sur les mesures de protection que chaque prisonnier de guerre était en droit d’attendre des conventions internationales qui régissaient les rapports entre les Etats dits civilisés - même en temps de guerre ! - mais rien n’y faisait.

Elle pleurait souvent en songeant qu’elle ne reverrait peut-être jamais Victor.

Lui ne savait rien de tout cela mais se doutait que son absence devait leur causer un immense chagrin. Ce qu’il ignorait alors, c’est qu’il ne la reverrait pas avant plusieurs années.

Le trajet dura si longtemps que Victor crut ne jamais en voir la fin. La neige fondue lui procurait l’eau qui lui manquait mais la faim le torturait.

Il n’était pas question pour lui de quitter sa cachette, le risque de se faire prendre étant trop grand. Son seul festin durant ce calvaire lui fut donné par un jeune rat qui s’était aventuré sur le wagon un jour de pluie.

Grâce à un réflexe ancestral, il attrapa l’animal par la queue et le frappa violemment sur une caisse jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un amas de chair ensanglantée. Dégoûté, il parvint difficilement à ne pas vomir en portant à sa bouche ce mets répugnant encore chaud. Jamais il n’avait pensé en être réduit à une telle abomination.

Il ignorait le trajet suivi par le convoi mais après un temps indéterminé, il eut la conviction qu’il était de retour en France. Profitant d’une nuit sans lune, il se laissa glisser sur le bas-côté, manquant de se rompre une jambe dans sa chute. Sa cheville était douloureuse mais il était sain et sauf. Il marcha sans s’arrêter jusqu’au petit jour, affamé, épuisé, et finit par s’effondrer dans un champ, au bord d’un pierrier.

Il n’aurait pas survécu si un paysan débonnaire et patriote tout à la fois ne l’avait recueilli dans sa grange. Après quelques jours, Victor fut remis sur pieds. Le moment était venu pour lui de quitter cet abri de fortune pour reprendre la route. L’agriculteur le dissuada d’aller à Paris revoir sa mère, la démarche aurait été à coup sûr vouée à l’échec, mais lui conseilla de s’enfuir vers le sud. Il lui fournit de nouveaux vêtements ainsi que des vivres pour trois jours et lui souhaita bonne chance. Il en avait bien besoin.

Mû par une volonté farouche de survivre, d’autant plus étonnante que son éducation bourgeoise ne l’y avait pas préparé, il gagna sans encombre majeur la zone libre.

Il prit alors le temps d’écrire deux longues lettres, l’une à sa mère et l’autre à son frère, pour leur annoncer son évasion et son départ pour l’Afrique !

Arrivé à Marseille, il arpenta les quais d’embarquement, évitant soigneusement toutefois la police française, en mémoire des uniformes qu’il avait croisés à Pithiviers.

à suivre...

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