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Les livres de Jérôme Thirolle
6 novembre 2016

La mort du Prince

 

Anne de Lorraine PhotoJT

Château de Bar, 16 juillet 1544

« Assise dans une caquetoire au dossier recouvert d’un délicat brocart de soie, Anne de Lorraine regarda s’éloigner l’émissaire de Charles Quint sans une larme. La douleur était si vive pourtant qu’elle en restait muette. À côté d’elle, sur une petite table marquetée de pierreries à décors de griffons sculptés que son père avait ramenée jadis d’Italie, la lettre funeste que le messager du souverain avait lue avec tout le cérémonial que les circonstances exigeaient gisait encore, dépliée. René de Chalon, prince d’Orange et comte de Nassau, était mort. À quelques dizaines de kilomètres seulement de Bar-le-Duc, très exactement au pied des murailles de Saint-Dizier ! Et sans combattre ! Tragique infortune que celle de ce jeune seigneur à qui Anne avait uni sa destinée quatre ans plus tôt, ici même, dans la vaste salle d’honneur du château de Bar. Elle avait encore en mémoire les festivités, le repas grandiose, les joutes et le somptueux ballet qui avait clôturé cette journée extraordinaire où les deux maisons s’étaient alliées. Aujourd’hui, malgré le beau soleil qui dardait de ses rayons puissants les coteaux environnants, une sensation glaciale la saisissait. Elle était veuve désormais. Les mots de l’empereur Charles Quint raisonnaient encore dans sa tête :

 

Ma cousine. il fault que je vous advertisse dune fortune que mest aussi dure que je scay la trouverez en vostre endroit quest du trespas de feu mon cousin le prince d’Oranges vostre mary mais comme elle est irremédiable pour vous et moy il fault sen conformer au saint vouloir du créateur tenant pour certain qu’il soit au nombre des bien heureux selon quil a bien vescu et fini ses jours quant à dieu lesuel il a recogneu de soy mesmes selon quil avait vescu en bon chrestien et est trespassé en prince d’honneur et vous prie austant affectueusement que je puis vouloir porter constament ceste adversite encores quelle soit extreme et vous asseurer que en ce que vous concernera, je vous aurai tousiours en singuliere recommandation et tiendray tousiours la protection de tous voz affaires selon que lentendrez du seigneur dimerselle lequel je despesche expressenient pour vous condoloir ledit trespas.

À tant du camp devant Saint-Desier le 15 de juillet 1544.”

 

1544

 

 

Il ne lui fallait éprouver cependant ni tristesse ni colère puisque telle était la volonté de Dieu. Elle congédia ses serviteurs et se retira dans ses appartements. On ne la vit point le lendemain. Le surlendemain, elle reparut sans fard, les yeux rougis et le teint pâle, les cheveux couverts d’une résille de fils d’or tressés de perles cousues sur un voile de satin noir. L’incarnat de ses lèvres semblait se dissoudre dans la blancheur de son visage. Les desseins du Très-Haut l’avaient déjà frappée un mois plus tôt, jour pour jour, en arrachant à son affection le duc Antoine, dit Antoine le Bon, duc de Lorraine et de Bar, son père bien aimé. Elle avait survécu à ce déchirement et voilà que le sort la rappelait une seconde fois à sa misérable condition de mortelle.

Sans faillir, elle veilla la dépouille de son glorieux époux aussi longtemps qu’elle le put. Nul dans son entourage n’osa l’en dissuader. Le cœur et les entrailles du Prince furent scellés séparément, le premier dans un reliquaire de métal précieux, les secondes dans une urne, comme le voulait la tradition. La pompe funèbre des Grands de l’époque exigeait également qu’on ensevelisse ailleurs le reste du corps. Celui-ci fut donc acheminé quelques jours plus tard avec ostentation et force messes vers sa ville natale, Bréda, pour qu’il repose dans le tombeau d’Engelbert II de Nassau.

Anne de Lorraine fit ensuite couvrir de velours noir les écussons armoriés et les fenêtres de son château de Bar puis, fait exceptionnel pour l’époque, fit mander sans attendre la fin de la période du deuil un éminent sculpteur lorrain dont son père s’était attaché les services : Ligier Richier.

Elle le reçut dans la salle d’apparat du Palais et lui expliqua posément ce qu’elle attendait de lui, avec une précision inhabituelle pour une femme de la cour. Impressionné, non par son rang mais par la dignité que montrait cette femme dans les malheurs qui l’accablaient, Ligier Richier lui décrivit une étrange statue qu’il avait vue au cours d’un récent déplacement et qui semblait répondre à ce qu’elle cherchait pour honorer la mémoire de son défunt mari : un squelette d’albâtre, connu sous l’appellation de La Mort Saint-Innocent, qui se dressait au centre du cimetière parisien éponyme, linceul sur l’épaule et bouclier couvert d’inscriptions rappelant la fugacité des choses humaines au côté. La veuve de René de Chalon écarta sans hésiter la proposition du sculpteur. Rien de ce qui existait déjà ne pouvait convenir à feu son mari. Elle voulait une sculpture inédite, un chef-d’œuvre comme seul le statuaire de Saint-Mihiel pouvait en faire émerger un de la pierre sous ses ciseaux divins. Elle voulait qu’il offrît au regard un cri, celui de l’homme qui tend son cœur à Dieu dans un geste auguste et ultime. Elle repoussa cependant l’idée lugubre d’un squelette à proprement parler. Elle préférait qu’il traduisît à sa façon l’“ymage d’un homme transi de mort” pour reprendre ses propres termes. Une représentation de René de Chalon tel qu’il serait trois ou quatre ans après son trépas, s’il venait à soulever la dalle de sa sépulture et à se dresser une dernière fois en interpellant le ciel, couvert des lambeaux de ce qui fut son enveloppe charnelle. Touché par la volonté inébranlable de cette frêle jeune femme au regard triste, Richier rivalisa d’ingéniosité et de virtuosité pour satisfaire cette commande hors du commun. Il se mit en quête de deux blocs de calcaire à la pureté irréprochable auprès des carriers de Saint-Mihiel et de Sorcy puis parvint à en extraire quelques mois plus tard un extraordinaire témoignage d’amour et d’espérance : le Transi.

Transi couleur

Cadavre en décomposition qui, sous un écusson mystérieusement sans armoiries, porte sa main droite à sa poitrine tout en brandissant de son bras gauche son cœur dans un geste audacieux, le crâne tourné vers l’éther. Un chef-d’œuvre de calcaire, emblème de la flamboyance de la Renaissance, auquel il donna l’aspect du marbre à l’aide d’un procédé dont il avait le secret. Selon les volontés d’Anne de Lorraine, la statue prit place dès 1545 dans la chapelle castrale de la Collégiale Saint-Maxe au pied d’un large pilier qui séparait le transept du sanctuaire, en direction du maître-autel. Sans le savoir, elle avait conféré à son jeune époux l’éternité que la vie lui avait refusée… »

 

Extrait du Coeur des écorchés

couv le cœur des écorchés 1

 

Précisions :

Anne de Lorraine (1522-1568) était l'épouse de René de Chalon (1522-1544), fille de Renée de Bourbon-Montpensier et d’Antoine, Duc de Lorraine et de Bar.

 Le corps de René de Chalon  repose encore de nos jours au sein du Mausolée de la famille d’Orange-Nassau, au cœur de l’église Notre-Dame de Bréda (Grote of Onze-Lieve-Vrouwekerk), Pays-Bas.

 

 

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