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Les livres de Jérôme Thirolle
20 décembre 2016

Cornelius Douze-Janvier (1/4) : Bogdana

Bogdana

« Appuyé sur une canne-serpent, dont on disait qu’elle avait été taillée par un soldat dans le bois d’un Christ déchiqueté pendant les bombardements de 1916, Nator s’était redressé et se dirigeait à pas hésitants vers le comte de Loudenhove, Cornélius Douze-Janvier. Le port altier, de grande taille, Cornélius arborait une barbe taillée avec soin dont la blancheur immaculée s’accordait harmonieusement avec sa chevelure impeccable. C’était un bel homme, au teint halé et à l’élégance naturelle qui imposait le respect dès le premier regard. Nator avait toujours été impressionné par cette haute silhouette dont la puissance était au moins aussi redoutable que la cruauté légendaire.

Un homme à la personnalité extrêmement complexe qui avait fait sienne la maxime de Machiavel dans Le Prince : “la fin justifie les moyens”. Et cette ligne philosophique ne souffrait chez lui aucune exception.

Assis dans un large fauteuil, Cornélius regardait le vieil homme avec une satisfaction évidente. Une pièce inédite du mystère de Rennes-le-Château venait d’être mise au jour. Cette simple idée le transportait de joie, d’autant qu’il ne faisait aucun doute que Nator était l’homme de la situation pour percer ce nouveau - et peut-être ultime - secret.

La lumière indirecte d’une lampe surchargée de pendeloques et de verroteries faisait resplendir d’une étrange lueur la chevalière que le Comte portait à l’annulaire. Une bague imposante, moyenâgeuse d’aspect, mais qui ne semblait se rattacher pour autant à aucune époque précise. Un bijou hors norme avec, serti en son centre, un diamant impressionnant.

Mais pas n’importe quelle pierre précieuse : une gemme comme seul le comte de Loudenhove pouvait en porter une. On se souvient que le célèbre Robert de Montesquiou arborait jadis une bague sertie d’un cristal renfermant une larme humaine. Cornélius avait, quant à lui, repoussé encore un peu plus loin les limites de la transfiguration esthétique : il avait fait transformer les cendres de sa première épouse, décédée dans des circonstances restées inexpliquées, en un diamant synthétique ! Une possibilité que la législation ne permettait pas aux ressortissants français mais qu’une société suisse proposait néanmoins moyennant une petite fortune. Il n’en avait cure : d’une part il était Allemand et d’autre part il était richissime.

Après la crémation de sa bien-aimée, uniquement recouverte de roses fraîches pour tout vêtement, il avait confié ce qu’il restait de son corps à cette société qui en avait extrait le carbone pour le métamorphoser ensuite en un diamant de synthèse taillé et poli qu’il portait depuis à son doigt. Expression, selon lui, d’un amour éternel…

Nator le connaissait depuis de longues années. Il avait d’ailleurs bénéficié régulièrement de ses largesses en échange de conseils ou d’interprétations. Vouloir ramener Cornélius Douze-Janvier à un archétype humain prédéterminé aurait été vain : il avait au moins autant de facettes que l’oeil d’un papillon. Après avoir fait fortune dans l’industrie pharmaceutique outre-Rhin, il avait cédé l’ensemble de ses holdings à des investisseurs russes et asiatiques tout en conservant néanmoins des participations dans deux de ses anciennes filiales, l’une à WaveRock, un complexe d’affaires ultramoderne à Hyderabad, en Inde, et l’autre au Rockefeller Center de New York. Il aspirait désormais à une liberté que ses moyens financiers sans limite pouvaient enfin lui octroyer.

Nator et le comte de Loudenhove n’étaient pas seuls dans la pièce. Il y avait également Oswald, l’homme de main de Cornélius, physique imposant, cheveux blonds coupés en brosse et mâchoire carrée, ainsi que la belle et douce Bogdana, la compagne du Comte. Bogdana était une jeune femme extrêmement séduisante et sensuelle. Sa chevelure aux reflets blonds cendrés, négligemment ramenée vers l’arrière, laissait s’échapper ici et là de longues mèches de cheveux qui encadraient un visage d’ange. La finesse de ses traits, la carnation soyeuse de sa peau et l’intensité subtile qui émanait de ses yeux bleu-vert la rendaient instinctivement attirante. D’autant que la nature l’avait fort bien dotée… N’importe quel homme serait tombé amoureux d’elle au premier regard. Et Cornélius n’avait pas fait exception à la règle. Il avait été séduit en outre par son léger accent venu des pays de l’Est qui lui donnait un je-ne-sais-quoi de mystérieux. Mais la réduire à un simple faire-valoir ou à un concentré de mensurations idéales avec une tête de poupée aurait été un terrible contresens. Rien qu’à la voir, on lui donnait le Bon Dieu sans confession, comme le dit l’expression. Mais c’était une erreur. Une grave erreur…

Violoniste virtuose - elle se rendait chaque année à Salzbourg pour y jouer du Mozart - Bogdana était également une avocate pénaliste internationalement réputée que ses confrères appelaient la Louve. C’est dire ! À 600 euros de l’heure, hors taxe, elle avait pour spécialité de dénicher dans les dossiers les plus complexes le moyen de droit qui ferait annuler des pans entiers de procédure. Ce n’était pourtant pas dans son bureau parisien à hauts plafonds moulurés, murs blancs, boiseries minimalistes, moquette épaisse et mobilier contemporain que Cornélius et elle s’étaient rencontrés pour la première fois.

La scène s’était passée à Venise. Ils participaient à une fête masquée donnée par un riche homme d’affaire américain dans un de ces palais de la Sérénissime dont la façade traversée de rangées de colonnettes s’imprégnait des derniers rayons du soleil entre la Piazza San Marco et le ruban argenté du canal de la Grazia. Bogdana s’y ennuyait tellement qu’elle sortit prendre l’air sur un balcon. On devinait au loin, derrière des dômes étincelants, l’amorce de la lagune à l’entrée de laquelle veillaient le lion et le dragon de San Theodoro. Elle y fut rejointe assez rapidement par un inconnu en smoking, racé et élégant, Cornélius Douze-Janvier. Ils restèrent silencieux de longues minutes. Puis il l’aborda avec douceur :

— J’ai toujours pensé que l’horizon naissait quelque part entre le palais des Doges et la Douane de Mer… À chaque fois que je viens à Venise, je fais deux rêves. Dans le premier, une coloquinte est posée sur une nappe blanche. Il s’agit toujours de la même scène : je suis dans la pièce, j’entends un claquement de porte, je me retourne et quand je pose à nouveau mon regard sur la coloquinte, trois gros scarabées grimpent sur le fruit.

Il y eut un silence, à peine perturbé par le passage d’un vaporetto au loin.

— Et le second ?

— Plusieurs religieuses en habit battent des épis de blé avec des fléaux. Soudain, elles commencent à se frapper les unes les autres. Je ferme les yeux pour ne pas assister à ce spectacle terrifiant. J’entends alors le bruit d’un vase qui se brise et quand j’ouvre à nouveau les yeux, je me trouve sur un quai et j’aperçois un transatlantique qui s’éloigne en faisant sonner sa corne dans le brouillard.

— Je m’appelle Bogdana, fit-elle en fixant l’horizon. »

couv le cœur des écorchés 1

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