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Les livres de Jérôme Thirolle
30 décembre 2016

Cornelius Douze-Janvier (4/4) : l’égrégore

 

Egrégore PhotoJT

 

« Du visage de Christian Busczok, ancien médecin généraliste de son état, on ne retenait généralement que la chevelure bouclée, rendue éparse avec les années, et les lunettes aux verres si épais qu’ils méritaient l’appellation vulgaire de “culs de bouteille”. Un homme inoffensif en apparence. Comme quoi, mieux valait toujours se méfier des apparences…

Il avait fait connaissance de Cornélius au cours d’une vente aux enchères il y a six ou sept ans maintenant, au cours de laquelle ils s’étaient disputés un Viridarium chymicum ou Verger Chymique, traité d’alchimie publié à Francfort en 1624. Le comte de Loudenhove profitait de la dispersion de la bibliothèque d’un prestigieux collectionneur pour enrichir la sienne de pièces exceptionnelles dont il lui tardait de pouvoir tenir entre les mains les reliures séculaires. Le Comte lui-même n’aurait pas été en capacité d’énumérer tous les trésors dont ses rayonnages s’enorgueillissaient mais quelques-uns faisaient plus particulièrement sa fierté : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en édition originale, 35 volumes infolio publiés à Paris et Neufchâtel entre 1751 et 1772, le Livre intitulé L’art de bien vivre et de mourir, concentré de croyances populaires édité en 1493, seul exemplaire complet connu avec celui de la Bibliothèque bodléienne d’Oxford ainsi que le Liber Chronicarum, “Chroniques de Nuremberg”, incunable mythique de Hartmann Schedel - un lointain ancêtre de Cornélius - publié en Allemagne en 1493 aussi et qui racontait l’histoire de l’Humanité de la création du monde jusqu’au XVe siècle. Cornélius cherchait inlassablement dans ces trésors de bibliophilie des réponses à ses questions. Et il parachevait son œuvre en ajoutant systématiquement sur la page de garde de chacun des ouvrages de sa bibliothèque cet ex-libris étonnant : “Ce livre a appartenu à Cornélius Douze-Janvier, comte de Loudenhove” (a appartenu et non appartient), seule manière selon lui de laisser une trace de son passage sur terre. Il se positionnait déjà comme s’il n’était plus. Une garantie sur un hypothétique au-delà. Encouragée et soutenue par Christian Busczok.

Plus que l’amour des livres anciens, c’était plutôt la manière d’utiliser le savoir caché qu’ils contenaient qui avaient rapproché ces deux hommes. Personnage sulfureux, le docteur Busczok s’était souvent comporté davantage comme un exorciste moderne que comme un véritable praticien. Il ne voyait pas dans le malade l’œuvre de la maladie mais celle de la possession. Une emprise qu’il entendait combattre d’abord, avec le dessein de la maîtriser et de la dominer ensuite. De multiples affaires avaient fini par le faire rayer à vie de l’Ordre des médecins. Et Dieu sait qu’il faut en commettre des fautes pour en arriver là ! Lui-même reconnaissait que le sacro-saint secret médical n’était souvent qu’une “pelisse urticante et imperméable dans laquelle se roulait sans vergogne et à son seul profit la canaille médicale quand ça l’arrangeait !”. Son influence au fil du temps sur Cornélius avait été déterminante.

C’est ainsi notamment qu’il était parvenu à le convaincre de la puissance de l’Egrégore, cette force ésotérique théorisée en 1938 par Pierre Mabille, médecin également, dans un ouvrage intitulé Egrégores ou la vie des civilisations. Il résultait de ce concept que la réunion des désirs et des émotions de plusieurs individus se concentrant sur un objet commun finissait par donner corps à un désir et à une émotion autonome rassemblant la puissance éparse de toutes les unités qui la constituaient. En résumé, une entité psychique à part entière mais résultant de la somme de ses parties et distincte d’elles. Or seule la répétition et l’intensité des assemblées donnant naissance à l’Egrégore pouvaient conférer à ce dernier la capacité de perdurer dans l’invisible.

Le comte de Loudenhove s’était donc laissé convaincre et avait aménagé dans la chapelle de son domaine, à proximité de la serre où il collectionnait plusieurs centaines de plantes entomophages (dionées, rossolis, droséras, népenthès et utriculaires), une crypte où se déroulaient d’étranges cérémonies allant de la fantaisie sexuelle mondaine à l’abomination criminelle de haute volée. On y accédait par un passage aménagé derrière une copie grandeur nature du retable d’Issenheim réalisée par un artiste allemand de renom, mais seuls quelques invités triés sur le volet avaient l’honneur d’y pénétrer. Sous la voûte soutenue par de vénérables piliers moyenâgeux, le centre de la pièce - légèrement surélevé par rapport à ses abords - était occupé par un sarcophage du IIIe siècle de notre ère, sculpté sur deux de ses quatre faces, et qui servait de table de sacrifice. C’était là que le docteur Busczok, admirateur de Otto Rahn ( 1904-1939 Ecrivain et archéologue allemand, membre de la SS, adepte de théories ésotériques et fasciné par le pouvoir des ténèbres. ), officiait en tant que hiérophante, revêtu d’une robe rouge et noire cousue d’innombrables clochettes, le visage couvert d’un masque sans bouche, un thyrse doré à la main en forme de phallus, dans un délire mêlant mystères d’Eleusis, cérémonies d’initiation, messes noires, alchimie et spiritisme grandguignolesque. La scène aurait pu prêter à rire si, allongées sur cet autel tragique, plusieurs jeunes femmes, vierges ou non, n’y avaient été violées ou assassinées au fil des ans dans le seul but d’entrouvrir le royaume des ombres et des morts, de réunir enfin l’esprit et la matière. Les premières réunions d’initiés n’avaient pas suffi à faire naître cet Egrégore tant convoité, si bien qu’elles avaient progressivement laissé la place à des scènes d’orgies collectives ou de folie criminelle, mieux à même de déchaîner les énergies de l’instinct, de révéler les secrets de la nature mère.

— Nous créerons un champ de conscience supra humain et en cela nous nous débarrasserons du pesant fardeau féminin pour engendrer la vie ! s’écriait-il au moment de donner la mort à la pauvre victime, parfois encore consciente. Des dérives nocturnes que la lumière du jour ne laissait  pas supposer…

— Alors docteur, fit Cornélius, que pensez-vous de cette lettre de l’abbé Saunière ?

— Une somme d’indices formidables, évidemment ! Mais ce qui m’intrigue le plus, c’est la description que Nator a faite de la carte postale. Je perçois derrière cette représentation de la mort le signe que nous touchons au but ! N’oubliez pas Asmodée, mon cher Comte, ce diable grimaçant qui soutient le bénitier de l’église de Rennes-le-Château ! Il ne ploie pas sous le faix de la trinité sacrée comme on veut souvent nous le faire croire, il l’exhibe, bien au contraire ! Il l’élève et c’est le signe que l’esprit cosmique de la matière nous dévoile l’origine cachée du monde !

Cornélius avait fondé beaucoup d’espoirs sur les capacités médiumniques du docteur Busczok (il avait financé d’ailleurs à son profit de coûteuses recherches sur des fragments de rouleaux de cuir hébreux ou araméens volés dans les grottes de Qumrân, au bord de la mer Morte), mais il commençait à être déçu par tout ce fatras ésotérique qui ne lui entrouvrait pas vraiment les portes de l’au-delà. »

couv le cœur des écorchés 1

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