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Les livres de Jérôme Thirolle
13 février 2017

Adam, Eve …et la Saint Valentin !

 

Saint Valentin PhotoJT

« Un peu hagard, il leva les yeux dans sa direction. Elle était vêtue d’un peignoir blanc à rayures vertes et achevait d’essuyer ses cheveux avec une serviette assortie. D’innombrables gouttelettes d’eau ruisselaient encore tout autour de son visage et sur ses bras. Il la regarda comme à leur première rencontre. Il y a un peu plus de trois ans.

Déjà presque une éternité.

Il était tombé amoureux d’elle à la première seconde. À l’époque, il ne résidait pas en France, du moins pas habituellement. Il n’y revenait que très rarement et toujours pour très peu de temps. Cela faisait en effet plusieurs années qu’il travaillait en Angleterre. Après une grande école d’ingénieurs et un troisième cycle financier à Dauphine, il avait quitté son sol natal pour la City, ce lieu londonien mythique du pouvoir et de l’argent sans limite. Il y avait commencé comme assistant trader, à l’image de la plupart des jeunes diplômés français qui avaient traversé la Manche en même temps que lui. Il passait son temps à répondre au téléphone, à contrôler des positions et à estimer le “profit and loss”. Mais rapidement, son intelligence, sa réactivité et surtout son intuition l’avaient fait remarquer de ses supérieurs qui appréciaient par ailleurs, avec tout le flegme britannique qu’on leur suppose, sa rigueur et son ambition. Il était ainsi devenu en peu de temps un trader à part entière, lorsque ce terme bénéficiait encore du lustre des golden eighties, c’est-à-dire avant la faillite de la Baring’s, avant la catastrophe mondiale de la crise des subprimes et avant la déconfiture financière de la Société Générale et des autres scandales qui avaient entaché cet univers jusque-là intouchable. Avant la “Crise”. Il ne vivait que parmi des analystes, des structureurs et des hedge funders qui manipulaient des milliards sous forme d’actions, de swaps, d’obligations, de taux de change ou de matières premières, virtuelles ou non, comme un clown jongle avec ses balles. À la différence près que les balles du clown lui appartiennent généralement et que ses erreurs n’entraînent que des rires et pas des pleurs.

Après un court passage à son arrivée dans un petit studio presque insalubre de l’East End (quartier de Jack l’Eventreur, de triste mémoire), il s’était installé dans un superbe loft de Bloomsbury à deux pas de la City, préférant ce quartier à celui de Kensington, pourtant réputé comme étant le quartier français, au motif qu’il y avait justement trop de… Français !

Professionnellement parlant, il comprenait le marché et parvenait à prévoir ses réactions mieux que personne, analysant les informations et anticipant les évolutions avec une chance insolente. Si bien qu’après deux années passées là-bas, Richard se vit proposer de prendre en charge un fonds de gestion d’actifs à Hong-Kong, Singapour, Dubaï ou Riyad, au choix. La seule condition était d’accomplir un stage de plusieurs mois dans une grande banque parisienne, ce qu’il avait accepté immédiatement dans la perspective d’un déroulement de carrière rapide à l’autre bout du monde. Dès son retour en France, son employeur avait pris rendez- vous avec une agence immobilière haut de gamme pour lui trouver, tous frais payés, un logement spacieux et confortable à proximité de son bureau.

C’est ainsi qu’il s’était retrouvé un beau matin au pied de l’immeuble cossu d’une rue de Paris très chic à attendre un agent immobilier qui tardait à venir. Il était sur le point de s’impatienter quand une voix surgit soudain derrière lui.

— Monsieur Louvrier ?

Il se retourna. S’il avait eu une sacoche en main, il l’aurait lâchée. S’il avait été le personnage d’un dessin animé de Tex Avery, sa mâchoire serait tombée brutalement sur le trottoir, sa langue se serait déroulée démesurément jusqu’au sol et ses yeux auraient quitté sans préavis leurs orbites avec d’invraisemblables bruits de klaxon.

— Monsieur Richard Louvrier ? répéta la voix un peu interrogative.

Il ne répondit pas et se contenta de hocher la tête. Il contemplait béatement cette jeune femme comme Adam dut regarder Eve au premier jour. Bêtement.

— C’est au septième étage, je vous conduis, reprit-elle. Suivez-moi.

S’il avait fallu, il l’aurait suivie jusque dans les dédales des Enfers de toute façon. Plus rien ne comptait désormais à ses yeux en dehors de cette silhouette parfaite, de cette chevelure rousse et de cette peau claire parsemée d’innombrables taches de rousseur. Un vrai ciel d’été piqueté d’étoiles. Une porte vers l’infini. L’avenir de l’Homme. Aragon n’était plus très loin.

Lorsqu’ils se retrouvèrent dans l’ascenseur, il ne chercha qu’à plonger dans son regard, qu’à capter les fragrances délicatement ambrées de son parfum. Elle parlait mais il n’écoutait pas. Il imaginait les mots et les sons sortir de sa bouche et se glisser entre ses dents après avoir survécu à la douceur moite et humide de sa langue. Il avait l’impression de se retrouver dans un film muet, mais en couleur, rousseur fauve de sa perception oblige. Sa seule préoccupation était d’arrêter le Temps, avec un grand “T”, de bloquer de toutes ses forces les aiguilles des horloges du monde entier pour prolonger, ne fût-ce qu’un instant, cette apparition surnaturelle.

Il la suivit quand elle pénétra dans l’appartement. Un quatre pièces vaste et lumineux, entièrement meublé par la Banque.

— Vous verrez, vous vous plairez ici, c’est un produit tout à fait exceptionnel ! dit-elle en jetant un regard amusé à ce trentenaire un peu hébété en costume trois pièces en laine et soie beige clair, chemise à col contrasté assortie et cravate en lin à pois. Sans oublier ses chaussures, reconnaissables entre mille, du moins pour les connaisseurs : des Weston, à 1400 euros la paire. Hébété, mais tellement craquant pour tout dire. Elle ondulait intérieurement de plaisir à la seule idée qu’il la désirait au moins autant qu’elle avait envie de lui. Une telle situation ne lui était jamais arrivée dans sa jeune carrière mais tout lui disait que quelque chose d’inédit allait se produire. Aujourd’hui ou jamais. La question n’était pas de savoir si cela se réaliserait mais plutôt de deviner lequel des deux ferait le premier pas. Son imagination lui jouait-elle des tours ? La fatigue la faisait-elle délirer raisonnablement ? C’était possible après tout mais une petite voix intérieure lui murmurait que ce jour n’était décidément pas un jour comme les autres et que le trouble de ce jeune et sémillant banquier était lourd de promesses et de non-dits.

Dieu merci, elle avait mis ce matin son tailleur cintré et son chemisier porte-bonheur dont le décolleté révélait avec ce qu’il fallait de décence une poitrine faite pour attirer le regard. Elle le savait et en jouait quand cela s’avérait nécessaire, en particulier pour aider à conclure une transaction à fort enjeu. En de très rares occasions cependant.

La morale était sauve.

Richard, de son côté, ne savait plus où donner de la tête. Il ne parvenait plus à détacher ses yeux de cette jeune femme. Il se sentait disposé à l’explorer avec la fougue intacte d’un conquistador avide de métaux précieux ; il rêvait déjà de l’examiner avec l’opiniâtreté d’un entomologiste débarquant par hasard au milieu d’un rassemblement spontané d’insectes totalement inconnus. Un coude, une main, la veine du cou, la nuque, une jambe, les hanches, les seins, le sourire, les cheveux, les yeux, tout le rendait fou. Et surtout, cette myriade de taches de rousseur, pluie ambrée d’étoiles filantes sur sa peau veloutée, éphélides mutines et suggestives qui irradiaient ses sens depuis de longues minutes maintenant, le laissant presque désarticulé au beau milieu de cet appartement dont il n’avait rien vu.

Et ce parfum… Cette délicate sensation d’animalité farouchement domestiquée qui réveillait en lui les instincts les plus sagement enfouis par des millénaires de retenue civilisatrice.

L’alchimie qui se dégageait de cette rencontre avait enclenché une mécanique qu’aucune force ne parviendrait plus à entraver. Même la toute-puissance de Dieu, si elle s’était manifestée alors, n’en serait peut-être pas venue à bout. Les minutes perdirent de leur régularité, les espaces intérieurs s’ouvraient sur l’infini des possibles. La porte claqua soudainement sous l’effet d’un courant d’air. Victoire cessa de parler et ils se regardèrent droit dans les yeux. Il la saisit alors par le bras, ils s’observèrent une fois encore puis échangèrent finalement, sans dire un mot, un long et vigoureux baiser comme on n’en voit plus qu’au cinéma.

En scellant ainsi du sceau de la spontanéité et de l’instinct retrouvé leur joute titanesque, ils mettaient un terme sans le savoir à des années d’errance sentimentale. Richard tirait un trait définitif sur une kyrielle d’aventures féminines sans lendemain, facilitées par le pouvoir et l’argent ; Victoire, quant à elle, reléguait aux oubliettes de son passé ce qu’on appellera pudiquement une déception amoureuse, cicatrice douloureuse qui l’avait laissée quasiment dépressive des mois durant.

Une sidération charnelle et implacable les fit alors s’enlacer sans retenue. Ils se donnèrent l’un à l’autre, à même le sol de l’appartement. Presque bestialement. Violemment. À plusieurs reprises. Comme si le monde autour d’eux avait cessé d’exister. Comme si un univers nouveau devait naître de leur union.

Richard ne prit pas l’appartement et ne partit pas de l’autre côté de la planète. Il renonça à ce fonds de gestion d’actifs qui lui promettait pourtant une belle carrière et se fit embaucher par une autre banque parisienne, concurrente de celle qui devait l’accueillir à son retour en France. Ainsi va la vie…

 Victoire et lui emménagèrent ensemble assez vite dans l’immeuble de standing sur lequel veillait avec une attention scrupuleuse le brave Henry Lhéritier.

 La fougue des premiers temps n’avait d’égale que la résistance des corps. Ou leur endurance, plus précisément. Les jours étaient paisibles mais les nuits sulfureuses. Pour Richard, le simple fait d’apercevoir au bout de la rue cette silhouette aimée à la couronne flamboyante appelait en lui l’ivresse de l’abîme et le plongeait dans une voluptueuse euphorie dont il la faisait profiter sans attendre.

Les mois passèrent, glorifiant chaque jour un peu plus le veau d’or d’un amour passionné qui commençait à se stabiliser petit à petit. Ils durent apprendre à mettre leur vie au diapason l’un de l’autre : au départ, lui ne parlait que de Codir (comité de direction), Comex (comité exécutif), feed-back et autres anticipations proactives, quand elle répondait pique-nique dans une clairière, théâtre et balades en ville. Ils s’apprivoisaient profondément, au-delà de toute espérance. Chaque jour qui passait était un bonheur sans cesse renouvelé.

Ils firent un peu plus tard un beau mariage avec pluie de pétales de rose, champagne millésimé et invités prestigieux dans un château de province loué pour l’occasion.

Et puis, imperceptiblement, au fil du temps, le poison de l’indifférence gangrena leur amour. Discrètement. Silencieusement. Un véritable travail de sape. Ils s’aimaient toujours mais ne savaient plus se le montrer. Du moins, plus comme avant. Les fameux doutes liés à l’approche de la quarantaine, peut-être. Richard ne comprenait cependant pas comment ils en étaient arrivés là. Point de vaisselle cassée chez eux ou de conflits ouverts. Plutôt une avalanche d’agacements quotidiens dont on ne sait plus s’ils sont la cause ou la conséquence d’une déperdition en devenir. Oubli d’un rendez-vous, miettes sur la table, dentifrice sur le bord du lavabo, inattentions répétées, vêtements épars : des petits riens qui commençaient à faire beaucoup. Richard se souvenait encore très bien du discours du prêtre lors de leur mariage : il leur avait expliqué que s’aimer consistait moins à se regarder les yeux dans les yeux qu’à regarder ensemble dans la même direction, et blablabla blablabla… Il avait oublié de leur dire ce jour-là qu’un mariage sur deux finissait en divorce.

— Un problème ? insista Victoire en enlevant son peignoir.

La brusque apparition de ce corps entièrement dénudé au milieu du salon, dans sa toute-puissance fauve et chair, le ramena soudain à la réalité.

— Non, pas de problème… Un truc plutôt étrange… »

à retrouver dans :

couv le cœur des écorchés 1

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