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Les livres de Jérôme Thirolle
23 juin 2017

Chapitre 6 Henry Lhéritier

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Chapitre 6 Henry Lhéritier

Victoire était tenace. Ses intuitions ne la trompaient que rarement et tout dans cette étrange affaire lui indiquait qu’abandonner cette piste en si bon chemin serait une erreur regrettable. C’est ainsi que l’abbé commença à prendre place dans sa vie.

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Elle attendait la fin de journée avec impatience pour continuer ses recherches, presque en cachette, profitant du moindre instant de liberté pour compléter ses investigations. Il lui arrivait même parfois à l’agence immobilière de jeter un œil sur Internet le temps qu’une de ses collègues aille prendre un café ou parte aux toilettes. Elle se prenait de passion pour le curé de Rennes-le-Château, pour sa servante Marie Denarnaud, pour toutes les pistes qui avaient cherché à percer en vain le mystère de cette fortune soudaine et présumée sans limite. Prudente néanmoins, elle n’en parlait à personne, moins par peur d’éventer un secret potentiel que par crainte de passer pour folle. Bérenger Saunière s’invitait ainsi n’importe quand, n’importe où. Au détour d’une rue, dans le reflet d’une vitrine, au beau milieu d’une séance de fitness ou entre deux bouchées d’une salade au thon, sauce à la grecque. Il suffisait parfois d’une odeur, d’une syllabe ou d’une seconde d’ennui passager pour qu’il surgisse en pleine conversation, invité inattendu et impudique mais toujours discret. La dernière fois, c’était pendant un déjeuner pris sur le pouce à deux pas de l’Esplanade de la Défense, au pied d’une de ces immenses tours de bureaux, resplendissante de verre fumé et tendue vers le ciel par d’arrogantes lignes droites de bétons et d’acier. Un archétype architectural un peu daté mais qui faisait toujours son effet, surtout sur les provinciaux de passage. Une fausse rousse, elle aussi agent immobilier dans la région parisienne, lui décrivait dans le détail les difficultés qu’elle avait rencontrées pour faire modifier la photographie de sa carte professionnelle à la suite d’une nouvelle teinture capillaire, enfin en phase avec sa personnalité. Il faut dire que la préfecture n’avait pas considéré dans un premier temps qu’un changement de couleur de cheveux puisse justifier la délivrance d’un nouveau document. Victoire hochait la tête de temps en temps pour donner l’impression à son interlocutrice qu’elle partageait le désarroi qui fut certainement le sien devant tant de bureaucratie tatillonne. Dieu merci, un député était intervenu en faveur de cette femme, permettant à l’éplorée d’obtenir satisfaction dans un délai raisonnable. L’intransigeance égalitaire et républicaine tient parfois à peu de choses …

— “Les hommes préfèrent les blondes et les brunes ne comptent pas pour des prunes, parait-il. Alors, j’ai décidé de devenir rousse”, répétait-elle à l’envi.

Victoire souriait en l’écoutant, songeant avec amusement qu’un détail avait cependant échappé à cette ambitieuse : on “naît” rousse, on ne le devient pas. Toute la différence est là. Définitive et indépassable.

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Et c’est à ce moment précis de la conversation que son esprit abandonna lentement l’univers cimenté qui l’entourait pour rejoindre le prêtre qui occupait ses pensées. Elle l’imaginait tantôt descendre ou monter les escaliers de la Tour Magdala, tantôt arpenter la campagne ou son jardin sous les yeux attentifs de sa servante ou de ses paroissiens.

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Le soir même, en rentrant, et sans qu’elle sache vraiment pourquoi, elle alla frapper à la vitre de la loge de monsieur Lhéritier. En apercevant sa silhouette derrière le carreau, le concierge eut un mouvement de recul et hésita à ouvrir. Il avait toujours eu beaucoup de mal à entretenir des relations décontractées avec les femmes car elles lui faisaient peur. Victoire insista et frappa à nouveau. Il se résigna donc à entrouvrir la porte et à la saluer.

— Monsieur Lhéritier, je ne voulais pas vous déranger mais il faut absolument que je vous parle, fit-elle sans attendre.

— Madame Louvrier, répondit-il, le regard un peu fuyant, je vous écoute…

— Nous serions peut-être mieux à l’intérieur ?

Le concierge, pris d’une terreur soudaine, balbutia quelques mots quasiment inaudibles en cherchant à lui faire comprendre qu’ils pouvaient fort bien poursuivre leur conversation dans l’entrée, que cela ne le gênait pas, et que de toute façon son logement était trop petit. C’était mal connaître la jeune femme. Elle ne le laissa pas terminer :

— Je vous assure, lui dit-elle en le prenant par le bras, je préférerais que nous entrions chez vous…

Cette présence féminine et parfumée à quelques centimètres de lui et maintenant le contact de sa main sur son bras chétif le laissèrent sans voix. Il lui fit signe d’entrer et referma la porte derrière elle, presque aussi tremblant que l’agneau face au loup qui s’avance lentement vers lui.

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— Monsieur Lhéritier, vous souvenez-vous de ces sacs postaux retrouvés par hasard il y a quelques mois au pied de la falaise de Thou ? Les journaux en ont parlé…

— Oui, répondit-il avec un peu d’hésitation, je crois m’en souvenir…

— Eh bien, figurez-vous que mon mari a reçu récemment un courrier l’informant qu’une lettre postée en 1917 et acheminée dans l’un de ces sacs était destinée à son arrière arrière-grand-mère !

Le concierge la regardait d’un air inexpressif, sans trop comprendre où elle voulait en venir.

— Je peux m’asseoir ? demanda-t-elle en posant son sac à main sur le rebord de la table.

— Oui, bien sûr… Allez, ouste, pousse-toi de là Mozart ! dit-il en tirant l’autre chaise.

— Mozart ? répéta Victoire avec surprise.

— Ne craignez rien, madame Louvrier, c’est mon chat.

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Au même instant, une petite créature au pelage noir et gris se faufila discrètement entre ses jambes, ne laissant échapper qu’un miaulement aigu.

— Je ne savais pas que vous aviez un animal ! Il est beau ! Je peux le caresser ?

— Oh, vous savez, il ne sort jamais d’ici, dit-il avec humilité, il est un peu sauvage… Comme son maître, ajouta-t-il en rentrant la tête dans les épaules, une esquisse de sourire aux lèvres.

C’était la première fois qu’elle apercevait sur le visage de cet homme une forme de sentiment, même contenu. Elle comprit alors que ce petit être vivant à quatre pattes représentait certainement beaucoup plus à ses yeux qu’un simple animal de compagnie : un véritable compagnon.

— En tout cas, Mozart, c’est un très joli nom pour un chat.

— Merci madame Louvrier mais je n’y suis pour rien, c’est lui qui s’est choisi ce nom ! Un jour, alors que je rentrais les poubelles de l’immeuble, j’ai trouvé sur le trottoir un emballage cartonné qui n’avait pas été ramassé par les éboueurs. Un bien dur métier que le leur, soit dit en passant. L’intégrale de Mozart en je ne sais plus combien de CD. J’ai soulevé le carton pour le jeter et c’est alors qu’une petite boule de poils en a surgi, comme un diable à ressort d’une boite à système. Je n’ai jamais su comment il s’était retrouvé là mais, depuis, nous ne nous sommes plus quittés. Il y a déjà treize ans de cela… dit-il songeur, une larme au coin de l’œil. Mais vous me parliez de cette lettre, reprit- il en se donnant une contenance.

Entre eux, la glace était brisée. Mozart avait rapproché le vieil homme et la jeune femme sur sa seule présence. Il en faut peu parfois pour que des gens habituellement indifférents les uns aux autres se parlent. Les pannes de métro en sont un exemple.

— Voilà ce qui m’amène, fit-elle en lui tendant une photocopie de la carte postale qu’elle sortit de son sac.

Henry Lhéritier examina le document avec minutie.

— Vous ne pouvez pas vous en souvenir mais Richard a reçu il y a quelque temps une enveloppe avec le sigle de La Poste…

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Le concierge, soudain gêné, ne quitta pas la feuille des yeux. Même s’il ne s’en était pas souvenu, ce qui n’était pas le cas d’ailleurs, il ne lui aurait pas été difficile d’en retrouver la trace. Car, à l’insu de tous, il annotait chaque jour scrupuleusement deux registres : l’un où il reportait la température au lever du jour et le temps qu’il faisait, l’autre, plus équivoque, où il listait le courrier reçu par chacun des habitants de l’immeuble avec nature du pli et coordonnées de l’expéditeur quand elles y figuraient. Une sorte de cabinet noir à la Louis XV, à la nuance près qu’il ne se serait pas permis d’ouvrir la moindre lettre, le moindre paquet. Il se contentait d’en noter les références dans son registre. Il ne le faisait ni par curiosité malsaine ni dans le but d’épier les uns ou les autres mais plus simplement au cas où. Au cas où il aurait besoin de se souvenir de telle ou telle arrivée. Une vraie conscience professionnelle, en fait. Mais qui pouvait vite devenir un cas de conscience en fonction des circonstances. Et c’est aussi pour cette raison qu’il avait institué le rituel de la remise du courrier en main propre, de manière à pourvoir tout consigner dans son épais cahier.

— Cette carte était dans l’enveloppe, lui dit-elle, sans percevoir le trouble qui l’avait saisi.

— “Bar-le-Duc. Mausolée de René de Chalon, prince d’Orange. Chef-d’œuvre de Ligier Richier”…

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— Vous connaissez ?

— De nom…

— Vous pourriez m’en dire plus sur lui ? C’est en fait un peu pour cela que je suis venue. Je serais bien allée faire un tour à la bibliothèque, mais avec nos emplois du temps, c’est plutôt difficile. Et puis je me suis dit qu’avec tous vos livres…

Elle mentait. Si elle avait véritablement voulu tout connaître sur Ligier Richier, il lui aurait suffi de taper son nom sur son clavier et la magie d’Internet aurait opéré immédiatement.

Non, la raison en était plus complexe, plus intime : elle souffrait de ne pouvoir parler de cette histoire à personne. Elle avait besoin que quelqu’un sur Terre sache qu’ils avaient reçu un courrier perdu depuis un siècle, même si elle ne comptait rien lui révéler du mystère qu’elle pressentait dans tout cela. Juste pour partager, pour échanger… Rien de plus. En somme, ce qui n’était plus possible avec Richard depuis bien longtemps.

— Attendez, je dois avoir un livre par ici, ne bougez pas….Voilà,… je l’ai trouvé ! Il retira d’un rayonnage un ouvrage à la couverture rouge ornée de multiples courbes dorées et noires, qu’il se mit à feuilleter aussitôt. J…K… L,…Li,…Liga,… Ligier Richier, voilà ! “Sculpteur lorrain né aux alentours de 1500 et auteur de plusieurs œuvres religieuses de belle facture qui font encore aujourd’hui l’admiration des connaisseurs : retable d’Hattonchâtel, mise au tombeau de Saint-Mihiel et monument du cœur de René de Chalon à Bar-le-Duc”. C’est un peu court, dit-il en regardant Victoire.

— C’est mieux que rien, répondit-elle, déçue.

Il perçut aussitôt son désarroi et, s’étant piqué au jeu, voulut sans délai pouvoir satisfaire sa curiosité. Il avait si rarement l’occasion de recevoir chez lui. Jamais, pour dire la vérité.

— Attendez, attendez, je sais ce que nous allons faire ! reprit-il avec un enthousiasme qu’elle ne lui connaissait pas. Il se mit alors à déplacer un petit meuble, une sellette très exactement, sur le plateau de laquelle était posée une plante dont les feuilles, vertes et luisantes, se déroulaient sans grâce le long des montants sculptés en ronde-bosse, puis poussa deux ou trois piles de livres entassés les uns sur les autres sans ordre apparent et finit par dégager l’étage inférieur des rayonnages qui leur faisaient face, à même le sol, dérangeant au passage le pauvre Mozart qui y avait trouvé refuge. Je crois que j’ai ce qu’il vous faut, dit-il en lui désignant du doigt une longue rangée d’épaisses reliures noires et usées dont seuls quelques exemplaires se laissaient voir complètement. Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse ! fit-il, presque triomphant. Je le laisse en bas à cause du poids… Rien ne lui a échappé, on va certainement en apprendre davantage sur ce sculpteur.

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Il retira le tome treizième “POU-RZY”, et l’ouvrit à la page 1194 après avoir feuilleté rapidement l’énorme volume.

De minuscules caractères s’étalaient sagement sur quatre colonnes, condensé de savoir et d’érudition d’un autre âge.

— Voilà, j’ai trouvé ! Il entama alors la lecture de l’article après avoir rajusté ses lunettes et éclairci sa voix d’un discret raclement de gorge :

RICHIER (Ligier), sculpteur français, né à Saint-Mihiel (Meuse) vers la fin du XVe siècle ou le commencement du XVIe, mort vers 1572. Le début de sa vie, presque inconnue, a les allures d’une légende semblable à celle du Giotto et aussi peu authentique. On prétend que Michel-Ange, passant par Nancy, rencontra, aux environs de Saint-Mihiel, un petit gardien de bestiaux qui modelait des bonshommes avec de la glaise. Le grand artiste, frappé de l’originalité et de la puissance de ces naïves ébauches, aurait emmené avec lui à Rome Richier qui, après un séjour de cinq ou six années, revint en Lorraine vers 1521.

Il commença par décorer des maisons, puis, sa réputation s’étant agrandie, il aborda les grandes compositions et sculpta dans l’église de Hattonchâtel un très beau Calvaire. Ses deux ouvrages les plus remarquables sont le Sépulcre de l’église Saint-Étienne, à Saint-Mihiel, et le Squelette du tombeau de René de Châlons, dans l’église Saint-Pierre, à Bar-le-Duc. [...] Le Squelette produit un effet épouvantable. Sur un autel de marbre se dresse debout, une main en l’air, un squelette ou plutôt un cadavre en décomposition, la poitrine défoncée, les chairs en lambeaux; quelques parties du corps sont dénudées, les os crèvent la peau. La main levée soutenait autrefois une boîte de vermeil renfermant le cœur du prince d’Orange. Cette boîte est remplacée aujourd’hui par une sorte de cœur doré.

Mais bon, ce texte a été rédigé en 1875, donc une grosse quarantaine d’années avant que la carte ne soit expédiée. Il faudrait savoir ce qu’il en est aujourd’hui …

Bien que ces éléments n’aient pas apporté d’éclairage fondamental aux questions que Victoire se posait, elle regarda Henry Lhéritier avec tellement de gratitude et d’empathie que ce dernier le ressentit et lui effleura la main.

Un geste qu’il n’aurait jamais accompli envers qui que ce soit encore une heure plus tôt. Elle le remercia chaleureusement à plusieurs reprises et regagna son appartement le cœur léger. Quand elle quitta la loge, le concierge décida de poursuivre ses recherches et de mettre par écrit ce qu’il trouverait sur ce René de Chalon afin de rendre service à cette jeune femme si sympathique et surtout si humaine…

Mozart, quant à lui, ronronnait de contentement tout en recherchant la caresse de son maître.

à suivre...

Le Coeur des écorchés

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