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Les livres de Jérôme Thirolle
28 février 2018

Ambigu Jhen Roque...

 

 

Jhen JT

Je viens de me replonger dans une partie de l’œuvre de Jacques Martin (1921-2010), pas le comédien et animateur TV bien connu décédé il y a un peu plus de 10 ans maintenant, mais l’auteur de bandes dessinées. De lui, on connait surtout son héros emblématique, Alix, le jeune Gaulois « intrépide », comme l’indiquait le premier volume de la série, mais ce dessinateur et scénariste prolixe a investi aussi nombre d’autres époques pour y planter, toujours avec le même souci du détail et de la précision historique, récits et personnages hauts en couleurs.

J’aurais pu m’intéresser à Lefranc, Kéos, Orion ou Loïs mais j’ai choisi plutôt de relire l’intégralité des aventures de Jhen, 16 volumes à ce jour.

Bandeau Jhen JT

En dehors de sa blondeur, rien chez ce héros moyenâgeux n’est véritablement stabilisé ou définitif, pas plus les traits que le nom. Certes, cette dernière étrangeté a pour origine un différend éditorial mais il n’en demeure pas moins, comme on le verra plus loin, que tout dans le récit de ces aventures de la première moitié du XVème siècle fait de Jhen un héros ambigu.

Première incertitude : son identité.

Apparu d’abord en 1978 dans le Journal Tintin puis dans une bande dessinée du mitan des années 80 chez l’éditeur Le Lombard, notre héros s’appelle alors Xan. Il y vivra deux aventures avant de migrer ensuite définitivement chez Casterman, perdant par la même occasion la possibilité de conserver son nom d’origine. Désormais, ce sera Jhen. Jhen Larc. Un personnage du premier volume de la série, fomentant l’évasion de la Pucelle d’Orléans de sa prison de Rouen à la veille de son exécution en 1431, le présente en ces termes à ses compagnons : «  Voici Jhen Larc… En fait il se prénomme Yan mais une certaine façon de traiter nos ennemis lui a valu ce surnom. » Tout est dit. Enfin, presque… Car outre le côté un peu sibyllin de l’explication, il apparait surtout que Xan, Yan et Jhen ne font qu’un. Sous le patronyme de Larc. Plus tard, à partir du troisième volume, on ne le retrouvera plus que sous le nom de Roque. Jhen Roque. Allez comprendre…

Il en va de même pour son métier ou du moins pour ses aptitudes manuelles et intellectuelles, pourtant si catégorisantes (barbarisme, je le concède) à l’époque. Dans L’Or de la Mort, on le présente comme « le plus fameux tailleur de pierre du royaume : même mieux que cela, un sculpteur de talent ». Dans Le Lys et l’Ogre, on apprend qu’il «  a des talents d’homme de théâtre », dans L’Archange, il est «  sculpteur et architecte », dans Les Sorcières, on le découvre «  artiste, architecte et quelquefois stratège »… Un vrai VRP multicartes en pleine Guerre de Cent Ans en somme ! Un homme un peu insaisissable et aux identités multiples en tout cas.

 

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Deuxième incertitude, ses traits. Là aussi, rien de bien stabilisé chez lui en dehors de sa blondeur, surtout à partir des Sorcières, sans parler du Grand Duc d’Occident où il est encore plus méconnaissable. Et c’est l’une des caractéristiques de cette œuvre me semble-t-il : autant les dessinateurs qui reprennent tel ou tel personnage renommé de la BD s’efforcent de le faire aussi semblable que possible au modèle originel, autant Jhen semble voir sa plastique et son visage varier notablement au gré de celui qui tient la mine de plomb… Peut-être est-ce dû à la valse continue des duos ou trios scénaristes/dessinateurs qui se sont succédé tout au long des 16 volumes ? Dans le désordre : J. Martin – J. Pleyers, J. Martin – T. Cayman – H. Payen,  J. Martin – J. Pleyers – H. Payen, J. Martin – P. Teng… On s’y perdrait à moins. Mais toujours est-il que malgré ce « brouillage des lignes », on s’attache vite à un personnage qu’on commence à suivre le long de la Seine à Rouen puis qui nous entraine au fil de ses aventures aussi bien de Strasbourg à Orléans que de Bourges au récurrent ermitage de l’étang de la forêt de Saint-Roye, de l’Angleterre à Bruges, de la Suisse à Florence, Venise, Naples ou Milan, de la Valachie du cruel Vlad Dracul aux berges du Danube sous la férule d’Ottomans ivres de conquêtes…

Jhen entraine le lecteur dans un voyage jubilatoire dans le temps et dans l’espace au point de lui faire presque oublier que les batailles et les sièges sanglants y sont innombrables. Et c’est là tout le talent de Jacques Martin que de nous amener à revivre une époque de l’intérieur sans rien cacher de ses travers et en nous la montrant sous un jour nouveau et éclairant. Appliquant à la lettre et à la case l’adage selon lequel un petit dessin vaut assurément mieux qu’un long discours…

Après avoir évoqué les incertitudes quant à son identité et à ses traits, je voudrais maintenant aborder une autre ambiguïté le concernant : celle de son (ou ses) orientation(s) amoureuse(s). Ses penchants charnels pourraient en effet prêter aussi à confusion. Jhen a la nudité facile, troublante, souvent en compagnie masculine dans nombre de ses pérégrinations, ce qui ne l’empêche pas pour autant d’être séducteur et actif au déduit lorsqu’il rencontre une donzelle de passage. Il faudra attendre néanmoins Barbe Bleue, le quatrième volume de la série, pour qu’il croise (enfin) le chemin de Perrine, sa première conquête, puis plus rien de « féminin » jusqu’au Lys et l’Ogre où il fait la connaissance (dans tous les sens du terme !) de Sandrine avant d’enchainer (pardonnez-moi l’expression) avec Maria qui aura l’honneur de partager avec fidélité sa couche dans L’Alchimiste et Le Secret des Templiers, Anthonia dans Les Sorcières (qu’on retrouvera d’ailleurs dans L’Ombre des Cathares, officiant à la tête des Frères et Sœurs du Libre Esprit), Marina dans La Sérénissime, Marie dans le Grand Duc d’Occident et Ilona dans Draculea dont la fin tragique semble sonner le glas de ses appétits virils, du moins dans les derniers volumes de la série, Les Portes de Fer et La Peste.

Un homme de son temps, libre de toute attache, presque de toute moralité, un « jouisseur » raisonnable, décontracté, qui plairait au personnage joué par Gérard Depardieu dans Les Valseuses, inutile de détailler ; un être sans malice, conscient de la brièveté de l’existence, surtout à son époque, et dépourvu des tabous que les siècles suivants tisseront au nom d’une moralité de bon aloi… Un homme qui sait aussi s’entourer de précieux personnages secondaires, Parfait Létoile, Eustache Blanchet ou Venceslas le tailleur de pierre, compagnons de fortune qui mettent en valeur les qualités et aptitudes de l’intrépide blondinet au fil de ses mésaventures.

Dernière ambiguïté de Jhen, et pas des moindres, celle de sa trouble amitié avec le plus connu et le plus sulfureux des anciens compagnons de Jeanne d’Arc, le connétable Gilles de Laval, maréchal de France et Sire de Rais, dont la présence obsédante dans dix des seize volumes, à l’exception notoire des trois derniers (un effet des temps actuels ?), montre à quel point le fragile destin de l’un est lié à la folie sans limite de l’autre. Derrière les murailles terrifiantes de Machecoul, Tiffauges ou Champtocé où les viols et les crimes sordides de petits innocents sont perpétrés sans relâche par le maître des lieux, Jhen oscille un peu trop souvent entre ferme condamnation et quasi indifférence, courage et fuite en avant. Le tout au nom d’une forme d’attirance étrange et malsaine qui rapproche et repousse tout à la fois ces deux contraires que sont Jhen et Gilles, le Bien et le Mal, la lumière et l’obscurité, illustrant à merveille l’idée bien connue de Michelet selon laquelle « les colonnes du Ciel ont leur pied dans l’abîme »… Il n’aura d’ailleurs échappé à personne le rapport possible entre « Gilles et Jhen » et Gilles & Jeanne, le roman de Michel Tournier, l’apôtre de l’inversion maligne et auteur du célébrissime Roi des Aulnes dont le personnage principal n’est autre que Tiffauges, du nom du repli ultime et utérin du Baron de Rais, grand seigneur consumé par une folie criminelle qui parcourt toute l’œuvre moyenâgeuse de Jacques Martin.

 

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Au final, les aventures de Jhen, héros ambigu mais attachant, recèlent encore bien des trésors que des lectures attentives sauront faire découvrir à celles et ceux qui s’y plongeront…

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