Brutus

La Pastorale des santons de mon village : Brutus

_ Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Vous voulez ma photo ?...

C’est ce qu’on pense que je vais dire quand on me voit. Rapport à ma gueule renfrognée. On s’arrête souvent aux apparences. Tout le temps et partout. C’est humain. Pour nous les bêtes, c’est différent. Pour les Hommes, il y a longtemps que je me suis fait une raison. Alors j’endosse le rôle qu’on veut bien me donner ; de toute façon lutter ne servirait à rien, le naturel reprendrait rapidement le dessus. Tout le monde dit que je « fais la tête », mais je ne fais rien du tout, c’est « ma tête », tout simplement. Je m’appelle Brutus. Je ne sais pas quelle est l’andouille qui m’a donné ce nom (pas mon maître en tout cas, et puis je ne me permettrais pas de juger ainsi celui qui me nourrit, question de principes) mais vous allez comprendre que dans la vie rien ne m’est épargné car mon bon maître, je vous le donne en mille, je vous le donne en cent, mon bon maître disais-je s’appelle Jules-César de son prénom. Véridique ! Brutus et Jules-César : une plaisanterie qui a dû en faire rire plus d’un mais je m’y suis habitué. En même temps, l’histoire romaine et moi… Et puis, quand on a le gîte et le couvert, on ne se pose pas trop de questions. Surtout que je n’ai pas de reproches à lui faire à mon maître, peut-être de temps à autre un ou deux coups de pied que je ne mérite pas forcément mais c’est toujours « sans intention de nuire » comme dirait le chat d’à-côté, juste sa manière à lui d’évacuer une contrariété ou une petite déception passagère. Je ne saurais plus vous dire depuis quand je l’accompagne mais cela fait déjà plusieurs années, j’étais un tout jeune chiot lorsqu’il m’a trouvé à ce que j’en sais. Il parait qu’on se ressemble lui et moi, physiquement parlant s’entend, car pour le reste on est plutôt dans les contraires. Mais je l’aime bien mon maître. Il est comme il est et moi je suis comme je suis, c’est pour cela qu’on cohabite sans trop de problèmes. C’est lorsqu’on oublie cette règle de base que les difficultés commencent à arriver…

La seule chose que je lui reprocherais, si j’avais un reproche à lui faire, c’est qu’il passe une grande partie de son temps à chasser. Sur ses terres, dans ses bois, partout, quoi ! Et nous voilà sortis par tous les temps, lui dans ses bottes à guêtres et moi dans la boue, à cavaler derrière un lièvre, une perdrix, un chevreuil ou un sanglier à qui je ne veux aucun mal mais je n’ai pas trop le choix. Bang ! Bang ! Je dois filer voir ce qu’il a touché. Bon, à vrai dire, il ne blesse jamais rien ni personne mon maître, à part peut-être son amour-propre ; ses cartouches finissent toujours par se perdre dans les airs ou sous les feuilles. A part une fois où on est rentrés avec un lièvre (et encore, c’est la vieille femme qui habite près du moulin qui le lui avait donné), on revient toujours bredouilles. Alors moi, je cours pour rien. En même temps, ça me rassure de penser que le gibier s’est enfui au bruit de la détonation mais j’ai peur à chaque fois. Je ne m’y habituerai jamais. Je pense qu’on ne s’habitue jamais au sang et à la mort, quoi qu’on en dise. Dans le village, les quolibets vont bon train mais il ne dit rien mon maître. Il ne répond pas. Il passe, c’est tout. Et pour cela, je l’admire. Je me demande même s’il ne le fait pas un petit peu exprès de manquer toutes ses cibles. Car derrière son côté solitaire et bougon, je crois qu’il a un cœur, un vrai, mais que par pudeur il préfère ne pas le montrer. Si l’on en croit la légende, César aurait dit à Brutus « Toi aussi mon Fils » ; eh bien moi quand je regarde mon maître, si je pouvais parler, je lui dirais «  Moi aussi mon Père »… Mais je ne suis qu’un chien, alors je me tais. Et heureusement d’une certaine manière car cela ferait jaser dans le village un chien qui parle, c’est certain…

À suivre…