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Les livres de Jérôme Thirolle
12 mai 2019

Chapitre 44 La Porte de plâtre

 

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Chapitre 44 La Porte de plâtre

Au moment où la sonnerie chevrotante du téléphone retentit - un appareil à cadran en bakélite noire du Comptoir Continental Français, modèle PTT de 1965 -, Nator venait de tirer les cartes. Le vieil homme, avachi sur son fauteuil entre d’épaisses volutes de bandelettes de papier d’Arménie qui achevaient lentement de se consumer, avait cherché une fois de plus à s’attirer l’indulgence des puissances de l’ombre :

— Forces obscures, racines supervivens du Bien et du Mal, révélez-moi l’emplacement du trésor !

Il tira une carte. Une seule. Il inclina ensuite la tête vers Darwin, son chat, et après une seconde ou deux d’hésitation, il la retourna. Le Squelette. L’arcane avait parlé.

 

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Hors d’haleine, Victoire continuait à fuir. En sueur, sale et blessée. Elle venait de s’arrêter pour reprendre son souffle quand elle devina au loin un rassemblement épars de toitures qui annonçait peut-être la présence d’une bourgade. Son cœur se mit à battre encore plus vite dans sa poitrine mais ses jambes commençaient à ne plus la soutenir. Elle avait la volonté de s’en sortir mais son corps était parvenu à une limite qu’elle ne se sentait plus la force de dépasser. Il lui fallait encore puiser un dernier surcroît d’énergie au plus profond d’elle-même pour espérer atteindre ce havre lointain où elle trouverait certainement du secours.

Apeurée et égarée, elle luttait pour que son courage, remarquable jusque-là, ne cède pas à la résignation. L’idée même d’échouer si près du but lui fit alors l’effet d’un violent électrochoc qui la poussa à reprendre sa fuite éperdue.

Elle courut à travers les allées caillouteuses d’une vigne qui couvrait la colline et dont les ceps chevelus griffaient et écorchaient sans relâche ses cuisses et ses mollets déjà affaiblis. Elle parvint ensuite à gagner une route en partie défoncée qui s’ouvrait sur une pente naissante, trébucha sur une pierre, se releva, tomba à nouveau puis reprit sa course folle, longeant sur sa gauche tantôt des murets à demi effondrés, tantôt un bas-côté rocailleux d’où semblaient s’élancer des arbustes touffus et parfois de grands pins inclinés. Au fur et à mesure qu’elle avançait, l’horizon se découvrait et donnait à voir une plaine immense qui se déployait en contrebas de ce Mont Aric ( Montagne d’Alaric, dans le massif des Corbières) qu’elle ne connaissait pas. Elle filait sans réfléchir sous un soleil implacable et indifférent à sa désespérante échappée, contourna un cyprès d’une taille vertigineuse puis déboucha après un mur délabré qui retenait d’épais buissons épineux sur le flanc d’un bâtiment (une remise ou une bergerie ?) dont l’accès était hélas condamné par une haute porte de bois sans ouverture visible. À l’opposé, la garrigue se découvrait à l’infini. Elle y discerna la présence d’une route, uniquement trahie par le rare scintillement des carrosseries qui glissaient avec lenteur sur ce ruban lointain.

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Elle se crut sauvée en apercevant à quelques mètres, en avant d’une vaste zone qui annonçait vraisemblablement la construction future d’un lotissement - borne à incendie flambant neuve sans rien autour, rangée de lampadaires solitaires, chaussée bitumée au beau milieu de nulle part, tas de gravats épars et tiges de fer émergeant çà et là de nombreux monticules d’agglos - une pancarte d’entrée de commune surmontant un panneau de limitation de vitesse à quarante kilomètres heure : Moux. Tel était le nom de la ville qui se devinait plus bas. Moux : le havre qui lui offrirait peut-être l’hospitalité… et la vie !

Elle allait reprendre son chemin, rassérénée par cette soudaine apparition, quand elle entendit un bruit de moteur. Ou deux, plus exactement. L’un venant du village et qui remontait la route dans sa direction, l’autre derrière elle.

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Elle n’eut que le temps de s’élancer vers un mur à sa gauche, prit appui sur un gros bloc rectangulaire à sa base et gravit en un instant l’obstacle, à la manière d’un sportif lors d’une épreuve de saut en hauteur, poussée par la peur et la volonté farouche de survivre à ce cauchemar qui n’en finissait pas. Elle retomba avec une agilité surprenante de l’autre côté de la paroi et fila se réfugier en rampant parmi les aiguilles de pin et les broussailles desséchées au pied d’une sorte de monument. La précipitation avec laquelle elle s’était élancée et la panique qui l’avait saisie quand elle avait reconnu le véhicule de la femme qui l’avait poursuivie un peu plus tôt lui avaient donné des ailes mais elle s’était éraflée à nouveau, mêlant une fois de plus son sang et ses larmes à la poussière.

Les deux véhicules s’arrêtèrent brusquement à un mètre à peine l’un de l’autre, face à face. Aveuglés par leur haine, ni Mimose Corbière ni Bernard de Cosneil n’avaient aperçu la frêle silhouette le long du chemin grimper par-dessus le mur qui longeait la route. Ce dernier était ouvert en son milieu par une belle grille ouvragée à deux battants solidement reliés l’un à l’autre par une large chaîne rouillée, encadrés de deux imposantes plaques couvertes d’inscriptions.

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Depuis l’endroit où elle s’était réfugiée, Victoire distinguait très nettement les deux ravisseurs à travers les barreaux du portail. Elle haletait. Son cœur battait à tout rompre. Elle sentit sa dernière heure arriver. L’image de Jabbah la dévorant du regard dans le cachot lui revenait sans cesse en mémoire. Elle serra alors très fort le petit crucifix qui ne l’avait pas quittée, implorant le Ciel, Dieu et tous ses saints de lui laisser la vie sauve ou au moins de lui épargner de trop insupportables douleurs s’il était écrit qu’elle devait mourir là, à l’entrée d’une bourgade méridionale à l’appellation étrange, au pied d’un monument de pierre envahi par les herbes sauvages.

— Elle ne peut plus nous échapper maintenant ! Elle ne doit plus être loin ! Après Triplet, Charles ! Je vais la saigner comme un porc cette salope ! hurlait le libraire de Couiza à tous les vents, le poing crispé dressé vers l’azur et l’écume aux lèvres.

— Ce n’est plus qu’une question de minutes ! renchérit Mimose qui voulait tout à la fois réconforter son mentor et se convaincre que tout allait enfin s’arranger pour eux.

— On la retrouve et on la butte !

— Et pour le mari ?

— Pareil ! La plaisanterie a assez duré.

Ils échangèrent encore quelques mots rendus inaudibles par une rafale de vent assez soutenue, remontèrent dans leurs automobiles puis démarrèrent en trombe, sou- levant un impressionnant nuage de poussière au milieu du bruit et du vrombissement infernal des moteurs poussés à plein régime.

Il fallut au moins un quart d’heure pour que Victoire reprenne peu à peu ses esprits. Recroquevillée à même le sol, elle endurait une multitude de souffrances qu’aggravaient les courbatures nées de sa position inconfortable.

Elle n’entendait désormais plus rien d’autre que le chant des grillons. Mais l’essentiel était ailleurs : les voitures n’étaient pas revenues et elle était encore en vie ! Un miracle dont elle remercia le Seigneur avec ferveur. Ne jamais abandonner, ne jamais se penser perdue. Le souvenir d’une des leçons de morale qui avaient émaillé chaque début de journée de sa lointaine classe de Cours élémentaire première année lui revint en mémoire. L’institutrice d’alors, de celles qu’on appelait sans considération une vieille fille, avait écrit à la craie ce matin-là sur le tableau de la classe une phrase qui s’était gravée au plus profond de son jeune cerveau et qui lui servait de bouée de sauvetage à l’instant présent, plusieurs dizaines d’années plus tard : “Une fourmi noire, sur une pierre noire, dans la nuit noire : Dieu la voit”.

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Ragaillardie à la pensée qu’elle devait se mettre en sécurité le plus rapidement possible, avant que Bernard de Cosneil et Mimose ne la retrouvent, elle prit appui sur la margelle de pierre et se releva péniblement. Le centre du monument était occupé par une statue grisâtre. Juste derrière elle s’élevait un bâtiment engoncé dans l’épaisseur de la colline naissante, fermé par une porte de bois dont la peinture blanche écaillée un peu partout s’effilochait au vent dans une arcature ogivale de pierres blondes. En levant les yeux, elle vit qu’une croix surmontait le fronton nu qui couronnait l’édifice : elle avait trouvé refuge dans un enclos fermé où se trouvait une chapelle ! Elle esquissa un sourire en pensant qu’elle n’était effectivement rien d’autre qu’une pauvre petite fourmi noire… Elle reprit sa respiration ; il ne fallait pas traîner là. Ils pouvaient revenir d’un instant à l’autre, d’autant qu’ils l’avaient localisée avec précision cette fois. Le mur qui séparait l’enclos de la rue était infranchissable de ce côté-là car il n’y avait rien pour se hisser le long de la paroi. La grille quant à elle était bien trop haute et bien trop solidement verrouillée pour espérer la gravir ou l’entrouvrir.

Alors que le désespoir allait la gagner à nouveau, elle remarqua au loin à travers les broussailles que le mur transversal était en partie éboulé à son extrémité. Elle n’avait pas le choix : elle devait s’enfuir par cette ouverture. Contournant le large piédestal qui lui avait servi de cachette, elle s’apprêtait à s’élancer vers cette issue providentielle quand elle s’arrêta net, paralysée. Elle était abasourdie ! Là, devant elle, sous le soleil implacable d’un village méridional se dressait… le Transi de Ligier Richier !

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Sur le moment, elle crut à une hallucination, à un mirage. Elle ferma les yeux, les rouvrit, les ferma encore puis souleva lentement les paupières dans l’espoir de dissiper un mauvais rêve mais rien n’avait changé. Bien droite sur son piédestal, la macabre représentation tournait son crâne décharné vers l’azur, brandissant d’un geste fier son cœur vers le ciel ! Elle ne comprenait plus. La carte de l’abbé Saunière était pourtant formelle, elle s’en souvenait au mot près : “Bar-le-Duc. Mausolée de René de Chalon, prince d’Orange. Chef-d’œuvre de Ligier Richier”. Et, bien qu’elle ne fût pas une experte en géographie, elle savait bien que Bar-le-Duc n’était pas dans l’Aude et que la lointaine Lorraine n’avait rien à voir avec les contrées occitanes ! Que signifiait la présence de ce double du Transi dans ce village perdu ? Et pourquoi Bérenger Saunière avait-il inscrit au dos de la carte postale Requiescat in pace, repose en paix ? La question la plongea dans un abîme de perplexité qui ne dura, fort heureusement, que quelques secondes tout au plus : elle devait fuir, sa vie en dépendait.

Jetant un dernier regard sur cette silhouette solitaire, elle se dirigea en toute hâte vers le mur éboulé, laissant derrière elle le squelette légendaire et ses interrogations. Elle franchit l’obstacle un peu plus difficilement que prévu puis dévala un chemin empierré qui regagnait la voie descendant vers la ville. Il lui fallait trouver de l’aide au plus vite. Au fur et à mesure qu’elle avançait, la garrigue désolée laissait la place à un agencement épars de maisons et de bâtiments. Elle accéléra le pas puis courut à en perdre haleine. Elle sentait que tout allait se jouer en une fraction de secondes. La route s’était transformée en rue. Rue Prosper Mestre-Huc (poète et écrivain natif de Moux, plus connu sous le pseudonyme de Scévolle Bée, grand-père maternel de Henry Bataille), pour être précis. Il n’y avait pas âme qui vive aux alentours. Plus bas, à l’intersection dedeux rues, elle reconnut à droite, accrochée sur une façade, l’enseigne d’un bureau de Poste. Elle allait s’y précipiterquand un Combi Volkswagen jaune s’arrêta un peuplus loin pour laisser traverser un chat imprudent, visiblementpressé de regagner la rive opposée de la chaussée.

Sans réfléchir, elle s’élança en direction du véhicule, passant sans s’en apercevoir sous une large plaque émaillée, scellée sur le mur de la maison qui faisait l’angle :

Tombeau d'Henry Bataille

à suivre...

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