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Les livres de Jérôme Thirolle
17 janvier 2020

La Pastorale des santons de mon village : la sorcière

La sorcière photoJT

La Pastorale des santons de mon village : la sorcière

La sorcière du Village, tout le monde s’en défie, tout le monde s’en éloigne quand elle approche. Heureusement qu’elle ne se montre que très rarement. La plupart du temps, elle reste cloîtrée dans sa maison, à l’orée du petit bois qui s’étend au pourtour des collines. Presque un cliché pour une sorcière ! Et pourtant, c’est bien là qu’elle vit. Toute de noir vêtue, de pied en cap, elle reste assise pendant des heures sur le pas de sa porte, un balai dans une main et l’autre caressant la tête d’Asmodée, son chat. Noir, évidemment. Elle semble attendre une proie, comme le ferait une araignée à l’extrémité de sa toile. Et quand, par le hasard d’un trajet, vous passez devant elle, la sorcière vous regarde intensément, sans dire un mot. Mais ce regard, ce regard… Deux yeux de pierre qui vous fixent, pareils à des lucarnes entrouvertes sur l’Enfer. Un regard qui aimante, qui fait mal, qui semble vous appeler, vous attirer dans un piège tendu par on-ne-sait quels démons assoiffés de larmes et de douleurs…. Deux yeux qui s’ouvrent sur un gouffre vertigineux, un abîme, un précipice de tourments et de désolation, tous contenus dans cette seule créature chétive d’apparence mais dont le regard de braise trahit un feu intérieur incommensurable. Une vraie sorcière, quoi !

Certains iront vous dire que c’est la solitude depuis sa plus tendre enfance qui l’a conduite à cette extrémité. La laideur aussi. Une bien vilaine petite fille qu’aucun garçon puis qu’aucun homme n’a daigné regarder et qui, l’âge venant, s’est décidée à faire souffrir le genre humain en paiement de cet abandon social…

D’autres vous répondront que pas du tout, qu’elle a toujours été méchante depuis qu’elle sait marcher et, bien qu’entourée et aimée par une famille bienveillante, qu’elle n’a toujours eu que le Mal en tête et le Diable au corps. Le mal envers les animaux d’abord, parce que plus fragiles et moins méfiants de cœur, puis envers ses semblables ensuite. Une vraie petite peste devenue une femme à l’âme torturée puis une sorcière, finalement.

Sauf que toutes ces élucubrations ne sont que des balivernes colportées par des ignorants qui ne connaissent goutte à sa vie. Rien de tout cela n’est vrai. La vérité toute nue, comme souvent, est bien plus simple…

Petite, elle n’était pas laide, c’est même tout le contraire. Elle était plutôt jolie et suffisamment espiègle pour ne laisser personne indifférent. A l’époque déjà, certains enfants l’appelaient la sorcière, mais pas du tout pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui. Tout simplement parce que de sa tignasse ébouriffée émergeaient quelques mèches rousses qui donnaient l’impression de flammèches dansant sur son crâne. C’était un sobriquet sans connotation péjorative mais qui, autant dans son esprit que dans celui des villageois, avait dû laisser quelques traces profondes… Les années passant, elle grandit puis s’éprit d’un solide gaillard qui travaillait au moulin. Un gentil garçon, lui aussi, avec le cœur sur la main et deux grands yeux bleus qui vous donnaient la sensation d’approcher l’océan sans jamais l’avoir vu. Ils s’aimaient d’un amour tendre et chaste et commencèrent à échafauder de doux projets d’avenir. Avec la bénédiction de tous. Le Village ne pouvait que se rassurer de posséder en son sein pareil couple en devenir, augurant déjà pour toute la communauté un futur fait de confiance et de prospérité. Il n’avait pas le sou mais sa force et son courage lui garantissaient de ne jamais manquer de rien.

Tout ne se passe hélas pas toujours comme on le voudrait… Cette ébauche de tableau idyllique fut tranchée d’un coup sec par une invitée inattendue : la guerre. Celle qui ne fait pas grand cas des beaux projets d’avenir, celle qui sait bien différencier les riches des pauvres, épargnant autant que faire se peut les premiers et se repaissant sans honte ni retenue des seconds…

C’est ainsi que la sorcière vit partir son promis pour ne plus jamais le voir revenir… Et ce n’est pas le pacte scellé entre eux par un premier et ultime baiser qui changea quelque chose. La nouvelle de sa mort lui fut annoncée avec une brutalité teintée d’indifférence et elle ne crut pas pouvoir s’en remettre. Les semaines puis les mois passèrent au cours desquels elle espérait un miracle… En vain. Et c’est alors que son regard sur le monde commença à changer. Elle se mit à en vouloir à tous ceux qui avaient envoyé ce pauvre jeune homme à la mort, à tous ceux qui n’avaient rien empêché, à tous ceux qui s’étaient empressés de l’oublier et de faire comme s’il n’avait jamais existé. Elle en voulait à la Terre entière. Il ne lui restait plus qu’à attendre que la Mort vienne la chercher mais sans une guerre pour elle, c’était plus compliqué… Il allait lui falloir souffrir, attendre, endurer la vie et le bonheur des autres. Le sien avait disparu sur un champ de bataille anonyme, loin d’ici, et avait emporté avec lui ce qui restait en elle de compassion et d’humanité. Son cœur n’était plus désormais qu’une pierre sèche et fendillée, stérile et déjà morte au monde.

Voilà comment elle est devenue celle qu’on appelle aujourd’hui la sorcière du Village. La femme qui fait peur. La vieille aux cheveux blancs, vêtue de noir, qui a pour seul compagnon Asmodée, son chat au pelage couleur de nuit. La nuit dans laquelle elle a sombré il y a plusieurs décennies et où elle n’en finit pas de se noyer…

 

À suivre...

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