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Les livres de Jérôme Thirolle
13 juin 2020

39 rue Saint Dizier...

 

chardons

(Le boiteux du parc Sainte-Marie)

D’abord, ne pas s’emballer inutilement. Il avait décrypté l’inscription, soit ! Mais quand bien même cette adresse aurait eu un sens à l’époque de l’enveloppe et du journal de Camille Boulier, que pouvait-il en tirer aujourd’hui, un siècle plus tard ? D’autant que quelques mots griffonnés sur un vieux papier en 1909 ne l’aideraient pas à étoffer son Centenaire.

De gros nuages vinrent soudain obscurcir le ciel et une courte averse de neige fondue incita les passants à déserter les trottoirs.

François ne bougea pas mais recula simplement pour se mettre à l’abri contre la façade. Il se sentait seul et un peu désemparé à l’idée d’avoir résolu une énigme, si tant est qu’elle en fût une, sans aucune utilité. Il se souvint alors de ce jour d’août 1999, le onze pour être exact, où une grande partie de la population française tourna les yeux vers le firmament un peu avant midi pour observer une éclipse de soleil qu’on annonçait comme exceptionnelle. Il était à Metz ce jour-là. Une pluie fine tombait sur la Place de la Gare. Elle s’intensifia à partir de douze heures quinze, l’obligeant à se réfugier dans l’une des niches du bâtiment de la Poste, construction dans le plus pur style bismarckien, juste en face de l’édifice ferroviaire. Les lampadaires dessinés par Philippe Starck s’étaient soudain allumés, rabattant leurs longs becs d’oiseaux métalliques vers le sol pour ramener tout autour d’eux la lumière qui commençait à faiblir. François s’attendait à trouver sur la place une foule compacte en raison de l’intense battage médiatique dont ce rare phénomène naturel avait bénéficié depuis le printemps mais il n’y avait finalement pas grand monde. La pluie ne cessant pas, les badauds et les curieux s’agglutinaient sous les porches et les auvents ainsi que sous les stores des terrasses des cafés.

Quelques appareils photographiques se déclenchaient de temps à autre pendant que des bus traversaient la place Charles de Gaulle, phares allumés.

Vers douze heures vingt-cinq, le jour décrut fortement et les nuages semblèrent vouloir s’entrouvrir. Au même moment, un rayon de soleil s’insinua subrepticement dans l’épaisseur laiteuse et opaque du ciel. Quelques cris de satisfaction se firent entendre et une sorte d’onde magnétique communicative parcourut l’assemblée. Les lunettes spéciales dont on avait tant parlé les semaines précédentes sortirent enfin des poches, impatientes d’affronter ce pour quoi elles étaient destinées (lunettes en carton recouvertes de matériau aluminisé pour celles et ceux qui s’en souviennent : N’observez pas l’éclipse du 11 août sans lunettes spéciales de protection certifiées CE ; sans ces lunettes quelques secondes d’observation suffisent pour provoquer des lésions oculaires graves et irréversibles pouvant entraîner la perte de la vue). Mais l’espoir fut de courte durée : la couche nuageuse reprit immédiatement ses droits pour ne plus lâcher la partie. La voûte céleste était aussi vitreuse qu’un œil de poisson mort.

En quelques secondes, à douze heures vingt-sept, la nuit tomba. Durant deux minutes environ. Plusieurs personnes applaudirent à ce phénomène de la nature : le ciel était plutôt celui d’un soir d’été. L’obscurité finit par l’emporter et plongea la place de la Gare dans une nuit que tous ceux qui se trouvaient là auraient voulu plus extraordinaire encore. Sans en avoir l’air, la masse fantomatique des façades germanisantes écrasait de ses blocs de grès roses les spectateurs attendris.

Le jour revint rapidement et la pluie se calma un peu. Sans se départir cependant de ce ciel laiteux. Il aurait fallu être bien conciliant pour trouver à ce 11 août 1999 une envergure d’exception. Une sensation globale de déception s’était malgré tout répandue sur ce quartier de Metz : l’envie de vivre un moment unique ou exceptionnel demeurait inassouvi.

François Larosière retrouvait en ce 04 décembre 2008 la même impression que neuf ans et demi plus tôt.

— Après tout, qu’ai-je à perdre ? murmura-t-il.

Il balaya alors du regard le côté opposé de la rue Saint-Dizier à la recherche du numéro trente-neuf. A première vue, cette portion de la rue devait déjà exister en 1909.

— Le voilà ! s’écria-t-il soudain. Il ne pouvait pas partir sans au moins jeter un coup d’œil au bâtiment.

Le trente-neuf se détachait facilement de l’enfilade hétéroclite des façades. Il s’agissait d’une maison étroite de quatre étages qui se différenciait de ses voisines par le balcon du deuxième niveau : une belle pièce de fer forgé alternant avec élégance spirales et plantes stylisées sur fond d’entrelacs très art nouveau. Quatre écussons de tôle émaillée y avaient été fixés mais dont le sens, aujourd’hui plus ou moins perdu, restait en partie énigmatique : deux chardons superposés, un alérion, un chardon sur une croix de Lorraine et une épée couronnée encadrée par deux fleurs de lys. Tout le symbolisme lorrain traditionnel y était présent. Il ne s’agissait pas en réalité de tôle émaillée mais de blasons de faïence grise et bleue, sortis des fours aujourd’hui fermés du château de Goussaincourt dans la Meuse et fixés sur une plaque soudée à la grille.

Les deux fenêtres qui donnaient sur ce balcon étaient entourées d’un riche décor sculpté. Une succession de dégagements horizontaux percés de deux faux oculi donnait du relief au chambranle de part et d’autre des ouvertures. La rencontre des lignes moulurées formait une sorte de caducée inversé constitué par le face à face symétrique des palmettes en spirales et au centre duquel avait été taillée une puissante croix de Lorraine recouverte de chardons sauvages.

Le détail était d’autant plus surprenant que les autres étages étaient vierges de tout décor, si ce n’est de discrètes colonnes sous la frise de la corniche. Les maisons environnantes n’offraient pas non plus la moindre particularité architecturale. Il s’agissait sans doute là d’une fantaisie du propriétaire de l’époque, particulièrement sensible à toute la symbolique régionaliste.

La tentation était trop forte pour François : il ne pouvait pas repartir sans avoir au moins essayé d’en savoir un peu plus.

Il traversa la rue et se dirigea d’un pas décidé vers l’entrée de l’immeuble. La porte d’origine avait été remplacée par une autre en PVC de couleur crème. L’ensemble, pourtant de belle facture, jurait un peu avec la teinte qu’avait pris la pierre sous l’effet de la pollution urbaine. Il marqua un temps d’arrêt quand il aperçut un nombre considérable de sonnettes sur le côté droit du chambranle. Il y en avait beaucoup plus qu’il ne l’avait pensé. La plupart étaient accolées à un nom mais la pluie en avait délavé plusieurs. De toute manière, peu importait l’identité des propriétaires actuels.

Il appuya sur un bouton au hasard et attendit. Sans succès.

Il essaya un deuxième puis un troisième avant d’échouer de nouveau avec un quatrième.

— Bon sang ! Il n’y a donc personne dans cette maison ! déclara François, légèrement contrarié par cette déconvenue pourtant prévisible. Allez, ressaisis-toi ! C’est ridicule, se dit-il tout bas. A quoi t’attendais-tu ?

Il se donna une dernière chance, ferma les yeux et pressa une sonnette au hasard.

Après quelques secondes, une voix lointaine et déformée se fit entendre dans l’interphone…

— Oui... J’écoute ?...

— Heu... bonjour... Madame, hasarda François sans trop savoir s’il avait à faire à un homme ou une femme.

— Qui est-ce ?

— Voilà, je m’appelle François Larosière et je voudrais des informations sur cette maison…

— Je ne comprends pas, répondit la voix dans l’appareil.

— Je recherche des précisions sur votre maison en 1909 ! reprit-il en ayant conscience de proférer une énormité qui aurait pu en faire douter plus d’un sur sa santé mentale.

Un petit bruit fit comprendre au directeur du Centenaire que la personne avait raccroché le combiné.

Il soupira tout en se disant qu’il en aurait fait autant s’il s’était retrouvé dans la même situation.

Alors qu’il s’apprêtait à tourner les talons, il entendit l’interphone se déclencher à nouveau et la voix prononça ces mots :

— Au fond de la cour.

Il n’eut pas le temps de dire quoi que ce fût : le bruit du tire-suisse était en train de lui signaler qu’il n’avait que quelques secondes pour franchir le seuil.

Il poussa aussitôt la porte et s’engagea dans un couloir recouvert à mi-hauteur d’une boiserie dont la peinture crayeuse avait souffert avec le temps.

Juste après un assemblage un peu désordonné de compteurs électriques s’ouvrait une cour à ciel ouvert. Malgré l’absence de toit, la lumière étouffée de décembre y pénétrait difficilement et ne parvenait apparemment pas à combattre l’humidité qui rongeait les dalles du sol, dévorées par des amas de mousse verdâtres. Plusieurs fenêtres donnaient sur cette cour ainsi qu’une porte vitrée, juste à côté de deux gros containers à poubelles, l’un classique et l’autre pour le tri dit sélectif (pléonasme surmonté d’un couvercle jaune…).

Il n’y avait aucun bruit en dehors des roucoulements irréguliers d’un couple de pigeons au bord d’une corniche.

François n’avait pas rêvé : quelqu’un lui avait bien ouvert la porte pour qu’il arrive jusque-là ! Pourtant, personne à l’horizon.

— Quel endroit étrange ! se dit-il. Dans un angle de la cour se dressait derrière un mur de lierre un peu rachitique une fontaine de pierre comme on en voit dans les hôtels particuliers des XVIIe ou XVIIIe siècles. Rien à voir avec la configuration du bâtiment qui donnait sur la rue Saint-Dizier, typiquement fin XIXe ou début XXe siècle. La margelle à demi brisée avait été transformée en jardinière mais les colonnettes des côtés et le fronton rehaussé de sculptures géométriques avaient encore belle allure. Un mascaron grimaçant surgissait au milieu de la voûte arrondie, privée du robinet de bronze qui devait alimenter autrefois en eau la petite construction.

Il traversa la cour jusqu’à la porte vitrée. Il se retrouva alors sur un pallier d’où partait un escalier étroit qui se perdait dans la pénombre des étages. Au moment où il allait s’y engager, le cliquetis d’un verrou derrière lui le fit sursauter.

à suivre...

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