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Les livres de Jérôme Thirolle
29 janvier 2021

Henry Bataille, ou la « sensibilité » 1900…

HB LMIllustré PhotoJT

Dans le Cœur des écorchés, Henry Bataille occupe une place de choix. Auteur aujourd’hui totalement oublié, mort il y a quasiment un siècle, il me semble utile néanmoins de raviver un peu son souvenir chez nos contemporains. L’occasion m’en est donnée par un article paru dans le Larousse Mensuel Illustré de juillet 1922 (fascicule n° 185) qui éclairera un peu sa personnalité et son œuvre.  Je reviendrai certainement plus tard sur l’une et l’autre dans un article plus long sur ce blog mais laissons pour le moment la plume de Félix Guirand nous conter ce que son époque en disait…

 

Bataille (Henry), poète et auteur dramatique français, né à Nîmes le 4 avril I872, mort à la Malmaison le 2 mars I922. Henry Bataille ou, plus exactement, « de Bataille» appartenait à  une vieille famille méridionale. Son père, qui était magistrat, finit sa carrière à Paris comme conseiller à la cour. C'est dans cette ville que fut élevé le futur auteur dramatique : il fit ses études au lycée Henri-IV et au lycée Janson, puis songea d'abord à s'adonner à la peinture et suivit les cours de l'académie Jullian. Ces années d'atelier ne furent pas sans profit : Henry Bataille y acquit un agréable talent, dont témoignèrent par la suite plusieurs affiches qu'il dessina lui-même pour ses pièces et un curieux album de portraits, Têtes et Pensées, publié en 1901.

Mais c'est vers la littérature qu'allaient les secrètes aspirations du jeune artiste. On raconte que dès I889, à dix-sept ans, il avait adressé à Antoine une pièce en vers : Naïs et Prosper, dont le manuscrit fut égaré. En I894, étant encore à l'académie Jullian, il aborda le théâtre en donnant au théâtre de l’Œuvre une féerie lyrique, la Belle au Bois dormant, écrite en collaboration avec R. d'Humières. Cette œuvre, d'un symbolisme nuageux et raffiné, fut en général assez mal accueillie,

En dépit des sévérités de la critique, qui conseillait vivement au jeune peintre de retourner à ses pinceaux, Bataille ne renonça pas à ses ambitions littéraires. L'année suivante, il faisait paraître un recueil de poèmes, la Chambre blanche, petit livre « tout blanc, tout tremblant, tout balbutiant » ; écrivait dans sa préface Marcel Schwob, où se manifestait une sensibilité aiguë et volontiers douloureuse, vibrant aux moindres impressions, habile à découvrir la secrète poésie des choses les plus humbles et s'exprimant en des vers fluides, réticents, dont la simplicité voulue se rehausse parfois d'une pointe de préciosité. Chose curieuse : chez un peintre, le pittoresque ne tient qu'une part minime dans cette poésie, qui est surtout musicale et évocatrice plus que descriptive. Elle a, en outre, pour caractéristique d'associer à l’émotion intime la banalité des décors quotidiens, les mille détails de la vie ordinaire, qui, naturellement, se muent en symboles.

Ainsi :

Les souvenirs sont des chambres sans serrures,

Des chambres vides où l'on n'ose plus entrer,

Parce que de vieux parents jadis y moururent...

 

Ainsi, encore, la Douleur :

C'est une femme comme les autres, en noir,

Très difficile à distinguer..., et l'on sait seulement

Qu'elle porte à la main un grand sac de voyage

Et qu'elle est pauvre, et qu’elle a dû être jolie...

Nous l'avons tous heurtée, nous avons dit : « Pardon !

Et, très mélancolique, elle nous a souri.

Il semble bien qu'on l'ait déjà rencontrée ; mais, songe-t-on,

Les visages sont si semblables dans la vie !... 

 

Ces derniers vers sont tirés d'un second recueil, le Beau Voyage, paru seulement en 1905 ; mais on se rend compte que, d'un volume à l'autre, la poétique de Bataille n'a pas changé. Elle se maintint identique dans les recueils suivants : la Divine Tragédie, inspirée de la guerre (1917) et la Quadrature de L’amour (1920). On constate, cependant, pour le fond, une mélancolie plus désenchantée, mais sans révolte et inclinée, au contraire, vers une universelle pitié et, dans la forme, une tendance de plus en plus marquée à rapprocher le vers de la prose, en lui gardant, bien entendu, son rythme propre, mais en ne lui laissant pour parure que l’originalité, disons même la « subtilité » de la pensée.

 

Il n'était pas inutile d'insister sur la personnalité poétique de Bataille, que sa renommée d'auteur dramatique a fini par reléguer au second plan ; car c'est elle qui, précisément, aide à comprendre et à expliquer son théâtre. A mainte reprise, dans les préfaces de ses pièces -qui trahissent de si intéressante façon l'impressionnabilité de cette âme d'artiste, impatiente de la critique et facilement irritable - Henry Bataille a insisté surtout, pour défendre son œuvre, sur l'exactitude de son observation. Il se comparait même à l'entomologiste Fabre, se piquant d'apporter à l'étude de la vie contemporaine une attention aussi patiente et minutieuse. Ne s’illusionnait-il pas, et n'était-il pas plus près de la vérité lorsque, dans la préface de Ton sang, il annonçait, par opposition au théâtre d'idée alors en faveur, la venue du « théâtre des poètes, qui sauront extraire de l'exacte réalité de la vie moderne, âmes et choses, la poésie profonde qu’elle recèle et dont ils pénètreront intimement le mystère » ? En tout cas, c’est sa propre conception du théâtre qu’il définissait en ces quelques lignes, et c’est bien ce qu'il s'est efforcé de réaliser au cours de sa carrière dramatique.

 

L'échec de la Belle au Bois dormant n'avait pas, en effet, découragé Bataille. Deux ans plus tard il faisait représenter la Lépreuse, tragédie légendaire, directement inspirée des vieilles ballades populaires de Bretagne et remarquable par l’art avec lequel le poète avait retrouvé la simplicité de sentiments et la naïveté de langage propres aux époques primitives. Pourtant, Bataille ne s'attarda point dans ce monde de la légende, et c'est dans la vie contemporaine qu'il allait désornais situer ses drames. Ton sang, qui inaugure cette nouvelle manière (1897) trahit encore beaucoup d'inexpérience, notamment, par le symbolisme qui, se mêlant à la trame du drame, rend celui-ci parfois obscur, et par le dialogue qui trop volontiers s'épanche en longues tirades.

À y bien regarder, cependant, tout Bataille est déjà là, avec son goût pour les sujets exceptionnels et morbides, sa recherche du pathétique au moyen d'impressions nerveuses, son habitude de mêler au dialogue de discrètes effusions lyriques. Ces tendances allaient se préciser davantage avec L'Enchantement (1900), comédie de force et de joliesse, marivaudage exaspéré, qui a son point de départ dans la névrose d'une fillette de seize ans, éprise du mari de sa sœur et obstinée dans sa passion maladive, au risque de déchainer le drame sur un foyer paisible.

La bizarrerie audacieuse et pathologique du sujet -du « Marivaux de Salpêtrière », disait Larroumet - l'excès de subtilité dans l’analyse des caractères et des sentiments, un mélange un peu décevant, quoique nettement voulu, de comique et de tragique, un reste de préciosité dans le dialogue, tout cela choqua quelque peu la critique, qui ne put s'empêcher, cependant, de reconnaitre les qualités de cette œuvre et d'y voir « l'aurore d’une carrière dramatique incomparable ».

De fait, les pièces de Henry Bataille allaient dès lors se succéder, suscitant chaque fois -ainsi que toutes les œuvres originales et fortes- de vives discussions, heurtant comme à plaisir les idées et les habitudes du public, finissant néanmoins, pour la plupart, par s’imposer ; certaines même subissant avec bonheur la redoutable épreuve de reprises ou, à plusieurs années de distance, elles retrouvaient un succès supérieur à celui qu'elles avaient connu lors de leur première apparition.

Si le Masque échoua en 1902 au Vaudeville, par contre, Résurrection, d'après le roman de Tolstoï, fut favorablement accueillie, cette même année, à l’Odéon.

Peu après, Bataille remportait son premier grand succès avec Maman Colibri (1904). Ce n'était point un succès facile. L'aventure de cette femme de quarante ans, qui, après vingt ans de vertu, s'éprend soudainement d'un ami de ses fils, presque un gamin, et abandonne pour lui mari, enfants, foyer, était foncièrement déplaisante. Pourtant, par le charme de son art, par la violence de son pathétique, et aussi en idéalisant peu à peu son héroïne qui présentée d'abord comme une créature dominée par l'amour, finit par devenir une image vivante et pitoyable de la souffrance et du sacrifice, Henry Bataille triompha des secrètes répugnances des spectateurs, dont les nerfs torturés étaient incapables de réaction.

C'est à de tels éléments qu'est dû le succès des œuvres qui suivirent : la Marche nuptiale (1905), drame très poignant et très noble, dont l'héroïne, nature volontaire, droite, mais tendre jusqu'au mysticisme, « porte la peine de son idéal » et se punit par la mort d'une méprise amoureuse : Poliche (1905), âme héroïque, dont l’humilité se cache mal sous des dehors tapageurs ; la Femme nue (1908), œuvre toute palpitante, cette fois, d'une vie véritable, et illustrant d'une humanité profonde et d'une pitié tragique la banale aventure d'une femme qui, après avoir partagé les mauvais jours d'un artiste, est rejetée par celui-ci, quand il a conquis la célérité ; le Scandale (1909), où l'on voit une provinciale se débattre contre le chantage d'un aventurier de villes d'eaux et expier cruellement une heure d'égarement.

Tandis que, dans le Songe d'un soir d'amour (1910), il traitait le thème éternel du Souvenir et retrouvait les accents de la Chambre blanche pour évoquer les puissances immatérielles qui rôdent mystérieusement autour de nous, Henry Bataille revenait aux sujets et aux caractères d'exception, avec la Vierge folle (1910), qui relate, avec une violence frémissante où se rencontrent le meilleur et le pire du poète, les péripéties d'un double duel entre les forces de l'instinct et les lois sociales d'une part et, d'autre part, entre l’amour exalté d'une jeune fille qui prétend aller jusqu'au bout de sa passion et l’amour généreux d’une épouse qui porte l’esprit du sacrifice jusqu’à l'oubli de sa dignité; L’Enfant de l'amour (1911), dont le héros, fils d'une ancienne professionnelle, offre un singulier « amalgame de beautés et de laideurs inconscientes, unissant aux instincts les meilleurs une amoralité ingénue »; le Phalène (19I3), où est décrite, dans une âme ardente, tumultueuse et très romanesque de jeune fille slave, la réaction de la jeunesse en face de la mort.

 

À la même date, cependant, Bataille semblait vouloir faire effort pour renouveler son talent en écrivant les Flambeaux, pièce hardiment idéaliste, qui a pour objet la lutte de la matière et de l'esprit, mais, malgré de sévères et fortes beautés, tend plutôt à marquer l'impuissance des idées à fournir une règle certaine de vie. Cet aspect nouveau de son talent, Bataille devait le montrer encore dans l'Amazone (1917), drame inspiré de la Grande Guerre, dans l’Animateur (1920), où les considérations sociales se mêlent aux sentiments et aux passions et, tout récemment encore, dans la Chair humaine (1922).

Pourtant, même dans ces pièces, c’est toujours aux individus que s’attache le poète, et ce qu’il tente d’analyser, ce sont moins les événements et les idées que leurs réactions sur certains tempéraments. D’ailleurs, il devait rester jusqu’au bout le peintre de l’amour et des âmes féminines, comme en témoigne Notre image (1918), douloureuse confrontation de la femme vieillie avec le rayonnement de la jeunesse, les Sœurs d’amour (1919), curieuse étude de l’amour spiritualisé chez une honnête femme, qui veut bien aimer, mais non faillir, la Tendresse(1921), où le poète dresse en face de l’amour, soumis à la tyrannie des sens, la tendresse, laquelle est « la vraie expression du cœur pour ceux qui se sont réellement aimés », l’Homme à la rose (1921), fantaisie shakespearienne, qui a pour héros don Juan, la Possession (1922), où est repris « sous son aspect moderne le drame de la jeunesse, le vieux thème éternel de Manon et Des Grieux ». C’est précisément tandis qu’il corrigeait les épreuves de cette dernière pièce, dans sa propriété du Vieux-Phare, à la Malmaison, que Bataille succomba, le 2 mars, à une embolie au cœur. Cette mort brutale, en frappant l’écrivain en pleine activité, ne lui a pas permis d’aller jusqu’au bout de son œuvre. Celle-ci est, cependant, assez considérable pour qu’on puisse en dégager les principaux caractères.

 

Un des premiers mérites du théâtre de Bataille est qu’aucune des pièces qui le composent n’est indifférente. Même celles qui surprennent par l’étrangeté des sujets ou la singularité des caractères retiennent l’intérêt. Elles sont, les unes et les autres, d’une originalité indiscutable et attestent le souci constant qu’avait Bataille sinon de se renouveler -car un tempérament aussi accusé que le sien ne pouvait guère se modifier- du moins d’explorer chaque fois un coin nouveau de l’âme, de scruter un aspect nouveau de la passion. Bataille est peut-être, de nos auteurs dramatiques, celui qui a poussé le plus loin l’analyse du cœur humain, et toutes ses pièces sont d’une grande richesse psychologique. Il est difficile, en outre, d’échapper au charme particulier qui se dégage de ses œuvres, d’une construction très adroite, où toutes les ressources du métier dramatique sont habilement utilisées pour faire rendre aux situations leur maximum d’effets –témoin le dénouement du Scandale- et dont le style, tour à tour violent et délicat, est en outre imprégné d’une poésie d’images qui élargit singulièrement le dialogue. Mais -il faut bien le dire- ce charme est souvent morbide, agissant plus sur les nerfs des spectateurs que sur leur sensibilité profonde.

 

Aussi est-il rare qu’une pièce de Bataille donne cette sérénité d’émotion que doit communiquer une œuvre d’art parfaite. Il s’en dégage trop souvent, au contraire, une impression pénible, même choquante. Certains critiques ont pris prétexte de cela pour taxer Bataille d'immoralité et lui reprocher de se complaire aux situations équivoques, aux personnages suspects ; ce reproche fut très sensible au poète, qui s'en est âprement défendu. Il est vrai que la plupart de ses héroïnes -car Bataille, comme Racine, est surtout un  peintre de la femme-  s’abandonnent sans frein à leur instinct et sont, à tout prendre, d'une qualité morale médiocre ; leurs défaillances ne sont, en général, atténuées par aucune lutte intérieure. On peut les plaindre, il est difficile de les aimer. Or, c'est à les aimer que le poète voudrait nous conduire, parce qu'il les aime lui-même, ou plutôt parce que, chez lui, l‘amour se confond avec la pitié. Dans Diane de la Vierge folle, dans Maman Colibri, dans Mme Férioul du Scandale, il ne voit que de malheureuses créatures, victimes d’une inéluctable Fatalité, terrassées par la force tyrannique de l'Amour. Aussi s'abstient-il de les juger.

 

Dominé par sa sensibilité, qui lui inspire pour les misères des hommes une immense pitié, Bataille s’est fait le poète de la souffrance humaine ; il s’en émeut partout où il la rencontre, il ne voit qu’elle : le reste lui est indifférent. En quoi il a tort, car cette sympathie exclusive lui ferme les yeux sur des imperfections, des laideurs même que nous autres, spectateurs, ne pouvons nous empêcher d’apercevoir.

Il n'est, certes, nullement interdit à un écrivain -auteur dramatique ou romancier- de représenter des êtres dévoyés ou pervertis ; encore convient-il de les maintenir sur leur plan véritable. Pour avoir méconnu cette loi d'esthétique, Bataille s’est laissé entrainer à des exagérations ou des erreurs. Sa dernière pièce, la Possession, est sous ce rapport très caractéristique. Qu'une jeune fille, avide de richesse, se vende à un vieux viveur, et pour satisfaire ses appétits de luxe, sacrifie un amour sincère, soit ; mais qu'au moment d’accomplir cette vilaine chose, elle se pose en victime, qu’elle cherche à nous attendrir, c'est trop ; quand elle dit, par exemple, à son jeune amant qui la supplie de demeurer :

 

Je reconnais, va, qu’il y a quelque chose de triste, de bien mélancolique dans cette immolation que je vais faire, contrainte et forcée, de ma vie de jeune fille…, mais qui de nous deux doit en souffrir le plus ?... Ce n’est pas toi, puisque tu n’as qu’à prendre ton mal en patience !...

 

Il y a dans ces paroles une inconscience qui, on peut le craindre, dénote chez l’auteur une déformation de sensibilité.

Peut-être Bataille eut-il, en effet, le tort de s’abandonner trop docilement aux élans de sa sensibilité et de ne pas exercer sur elle un assez rigoureux contrôle. On ne peut pas trop le déplorer, cependant, car c’est évidemment à cette sensibilité qu’il doit les plus rares qualités de son art : cette étonnante adresse à saisir l’infiniment petit de la sensation, ce charme délicat et mélancolique qui nimbe tous les sentiments -voyez, par exemple, comment chez lui, l’amour féminin se teinte toujours d’une nuance maternelle,- ce don d’humanité frémissante qui communique à ses drames tant de chaleur et de vérité et qui lui a inspiré des pièces d’une perfection presque totale, comme la Marche nuptiale, son chef-d’œuvre ; enfin, ce mélange de lyrisme et de réalisme qui colore tout son théâtre : théâtre de poète, qui est avant tout le reflet d’un tempérament individuel -riche, tumultueux et inégal- et où l’on aurait tort de chercher une peinture objective de notre société moderne, mais qui, en nous présentant de malheureuses créatures d’amour, si exceptionnelles soient-elles, n'en contribue pas moins à fixer quelques-uns des aspects éternels de la Vie.

 

Félix Guirand

 

L’email a bien été copi

Henry Bataille, ou la « sensibilité » 1900…

 

Dans le Cœur des écorchés, Henry Bataille occupe une place de choix. Auteur aujourd’hui totalement oublié, mort il y a quasiment un siècle, il me semble utile néanmoins de raviver un peu son souvenir chez nos contemporains. L’occasion m’en est donnée par un article paru dans le Larousse Mensuel Illustré de juillet 1922 (fascicule n° 185) qui éclairera un peu sa personnalité et son œuvre.  Je reviendrai certainement plus tard sur l’une et l’autre dans un article plus long sur ce blog mais laissons pour le moment la plume de Félix Guirand nous conter ce que son époque en disait…

 

 

Bataille (Henry), poète et auteur dramatique français, né à Nîmes le 4 avril I872, mort à la Malmaison le 2 mars I922. Henry Bataille ou, plus exactement, « de Bataille» appartenait à  une vieille famille méridionale. Son père, qui était magistrat, finit sa carrière à Paris comme conseiller à la cour. C'est dans cette ville que fut élevé le futur auteur dramatique : il fit ses études au lycée Henri-IV et au lycée Janson, puis songea d'abord à s'adonner à la peinture et suivit les cours de l'académie Jullian. Ces années d'atelier ne furent pas sans profit : Henry Bataille y acquit un agréable talent, dont témoignèrent par la suite plusieurs affiches qu'il dessina lui-même pour ses pièces et un curieux album de portraits, Têtes et Pensées, publié en 1901.

Mais c'est vers la littérature qu'allaient les secrètes aspirations du jeune artiste. On raconte que dès I889, à dix-sept ans, il avait adressé à Antoine une pièce en vers : Naïs et Prosper, dont le manuscrit fut égaré. En I894, étant encore à l'académie Jullian, il aborda le théâtre en donnant au théâtre de l’Œuvre une féerie lyrique, la Belle au Bois dormant, écrite en collaboration avec R. d'Humières. Cette œuvre, d'un symbolisme nuageux et raffiné, fut en général assez mal accueillie,

En dépit des sévérités de la critique, qui conseillait vivement au jeune peintre de retourner à ses pinceaux, Bataille ne renonça pas à ses ambitions littéraires. L'année suivante, il faisait paraître un recueil de poèmes, la Chambre blanche, petit livre « tout blanc, tout tremblant, tout balbutiant » ; écrivait dans sa préface Marcel Schwob, où se manifestait une sensibilité aiguë et volontiers douloureuse, vibrant aux moindres impressions, habile à découvrir la secrète poésie des choses les plus humbles et s'exprimant en des vers fluides, réticents, dont la simplicité voulue se rehausse parfois d'une pointe de préciosité. Chose curieuse : chez un peintre, le pittoresque ne tient qu'une part minime dans cette poésie, qui est surtout musicale et évocatrice plus que descriptive. Elle a, en outre, pour caractéristique d'associer à l’émotion intime la banalité des décors quotidiens, les mille détails de la vie ordinaire, qui, naturellement, se muent en symboles.

Ainsi :

Les souvenirs sont des chambres sans serrures,

Des chambres vides où l'on n'ose plus entrer,

Parce que de vieux parents jadis y moururent...

 

Ainsi, encore, la Douleur :

 

C'est une femme comme les autres, en noir,

Très difficile à distinguer..., et l'on sait seulement

Qu'elle porte à la main un grand sac de voyage

Et qu'elle est pauvre, et qu’elle a dû être jolie...

Nous l'avons tous heurtée, nous avons dit : « Pardon !

Et, très mélancolique, elle nous a souri.

Il semble bien qu'on l'ait déjà rencontrée ; mais, songe-t-on,

Les visages sont si semblables dans la vie !... 

 

Ces derniers vers sont tirés d'un second recueil, le Beau Voyage, paru seulement en 1905 ; mais on se rend compte que, d'un volume à l'autre, la poétique de Bataille n'a pas changé. Elle se maintint identique dans les recueils suivants : la Divine Tragédie, inspirée de la guerre (1917) et la Quadrature de L’amour (1920). On constate, cependant, pour le fond, une mélancolie plus désenchantée, mais sans révolte et inclinée, au contraire, vers une universelle pitié et, dans la forme, une tendance de plus en plus marquée à rapprocher le vers de la prose, en lui gardant, bien entendu, son rythme propre, mais en ne lui laissant pour parure que l’originalité, disons même la « subtilité » de la pensée.

 

Il n'était pas inutile d'insister sur la personnalité poétique de Bataille, que sa renommée d'auteur dramatique a fini par reléguer au second plan ; car c'est elle qui, précisément, aide à comprendre et à expliquer son théâtre. A mainte reprise, dans les préfaces de ses pièces -qui trahissent de si intéressante façon l'impressionnabilité de cette âme d'artiste, impatiente de la critique et facilement irritable - Henry Bataille a insisté surtout, pour défendre son œuvre, sur l'exactitude de son observation. Il se comparait même à l'entomologiste Fabre, se piquant d'apporter à l'étude de la vie contemporaine une attention aussi patiente et minutieuse. Ne s’illusionnait-il pas, et n'était-il pas plus près de la vérité lorsque, dans la préface de Ton sang, il annonçait, par opposition au théâtre d'idée alors en faveur, la venue du « théâtre des poètes, qui sauront extraire de l'exacte réalité de la vie moderne, âmes et choses, la poésie profonde qu’elle recèle et dont ils pénètreront intimement le mystère » ? En tout cas, c’est sa propre conception du théâtre qu’il définissait en ces quelques lignes, et c’est bien ce qu'il s'est efforcé de réaliser au cours de sa carrière dramatique.

 

L'échec de la Belle au Bois dormant n'avait pas, en effet, découragé Bataille. Deux ans plus tard il faisait représenter la Lépreuse, tragédie légendaire, directement inspirée des vieilles ballades populaires de Bretagne et remarquable par l’art avec lequel le poète avait retrouvé la simplicité de sentiments et la naïveté de langage propres aux époques primitives. Pourtant, Bataille ne s'attarda point dans ce monde de la légende, et c'est dans la vie contemporaine qu'il allait désornais situer ses drames. Ton sang, qui inaugure cette nouvelle manière (1897) trahit encore beaucoup d'inexpérience, notamment, par le symbolisme qui, se mêlant à la trame du drame, rend celui-ci parfois obscur, et par le dialogue qui trop volontiers s'épanche en longues tirades.

À y bien regarder, cependant, tout Bataille est déjà là, avec son goût pour les sujets exceptionnels et morbides, sa recherche du pathétique au moyen d'impressions nerveuses, son habitude de mêler au dialogue de discrètes effusions lyriques. Ces tendances allaient se préciser davantage avec L'Enchantement (1900), comédie de force et de joliesse, marivaudage exaspéré, qui a son point de départ dans la névrose d'une fillette de seize ans, éprise du mari de sa sœur et obstinée dans sa passion maladive, au risque de déchainer le drame sur un foyer paisible.

La bizarrerie audacieuse et pathologique du sujet -du « Marivaux de Salpêtrière », disait Larroumet - l'excès de subtilité dans l’analyse des caractères et des sentiments, un mélange un peu décevant, quoique nettement voulu, de comique et de tragique, un reste de préciosité dans le dialogue, tout cela choqua quelque peu la critique, qui ne put s'empêcher, cependant, de reconnaitre les qualités de cette œuvre et d'y voir « l'aurore d’une carrière dramatique incomparable ».

De fait, les pièces de Henry Bataille allaient dès lors se succéder, suscitant chaque fois -ainsi que toutes les œuvres originales et fortes- de vives discussions, heurtant comme à plaisir les idées et les habitudes du public, finissant néanmoins, pour la plupart, par s’imposer ; certaines même subissant avec bonheur la redoutable épreuve de reprises ou, à plusieurs années de distance, elles retrouvaient un succès supérieur à celui qu'elles avaient connu lors de leur première apparition.

Si le Masque échoua en 1902 au Vaudeville, par contre, Résurrection, d'après le roman de Tolstoï, fut favorablement accueillie, cette même année, à l’Odéon.

Peu après, Bataille remportait son premier grand succès avec Maman Colibri (1904). Ce n'était point un succès facile. L'aventure de cette femme de quarante ans, qui, après vingt ans de vertu, s'éprend soudainement d'un ami de ses fils, presque un gamin, et abandonne pour lui mari, enfants, foyer, était foncièrement déplaisante. Pourtant, par le charme de son art, par la violence de son pathétique, et aussi en idéalisant peu à peu son héroïne qui présentée d'abord comme une créature dominée par l'amour, finit par devenir une image vivante et pitoyable de la souffrance et du sacrifice, Henry Bataille triompha des secrètes répugnances des spectateurs, dont les nerfs torturés étaient incapables de réaction.

C'est à de tels éléments qu'est dû le succès des œuvres qui suivirent : la Marche nuptiale (1905), drame très poignant et très noble, dont l'héroïne, nature volontaire, droite, mais tendre jusqu'au mysticisme, « porte la peine de son idéal » et se punit par la mort d'une méprise amoureuse : Poliche (1905), âme héroïque, dont l’humilité se cache mal sous des dehors tapageurs ; la Femme nue (1908), œuvre toute palpitante, cette fois, d'une vie véritable, et illustrant d'une humanité profonde et d'une pitié tragique la banale aventure d'une femme qui, après avoir partagé les mauvais jours d'un artiste, est rejetée par celui-ci, quand il a conquis la célérité ; le Scandale (1909), où l'on voit une provinciale se débattre contre le chantage d'un aventurier de villes d'eaux et expier cruellement une heure d'égarement.

Tandis que, dans le Songe d'un soir d'amour (1910), il traitait le thème éternel du Souvenir et retrouvait les accents de la Chambre blanche pour évoquer les puissances immatérielles qui rôdent mystérieusement autour de nous, Henry Bataille revenait aux sujets et aux caractères d'exception, avec la Vierge folle (1910), qui relate, avec une violence frémissante où se rencontrent le meilleur et le pire du poète, les péripéties d'un double duel entre les forces de l'instinct et les lois sociales d'une part et, d'autre part, entre l’amour exalté d'une jeune fille qui prétend aller jusqu'au bout de sa passion et l’amour généreux d’une épouse qui porte l’esprit du sacrifice jusqu’à l'oubli de sa dignité; L’Enfant de l'amour (1911), dont le héros, fils d'une ancienne professionnelle, offre un singulier « amalgame de beautés et de laideurs inconscientes, unissant aux instincts les meilleurs une amoralité ingénue »; le Phalène (19I3), où est décrite, dans une âme ardente, tumultueuse et très romanesque de jeune fille slave, la réaction de la jeunesse en face de la mort.

 

À la même date, cependant, Bataille semblait vouloir faire effort pour renouveler son talent en écrivant les Flambeaux, pièce hardiment idéaliste, qui a pour objet la lutte de la matière et de l'esprit, mais, malgré de sévères et fortes beautés, tend plutôt à marquer l'impuissance des idées à fournir une règle certaine de vie. Cet aspect nouveau de son talent, Bataille devait le montrer encore dans l'Amazone (1917), drame inspiré de la Grande Guerre, dans l’Animateur (1920), où les considérations sociales se mêlent aux sentiments et aux passions et, tout récemment encore, dans la Chair humaine (1922).

Pourtant, même dans ces pièces, c’est toujours aux individus que s’attache le poète, et ce qu’il tente d’analyser, ce sont moins les événements et les idées que leurs réactions sur certains tempéraments. D’ailleurs, il devait rester jusqu’au bout le peintre de l’amour et des âmes féminines, comme en témoigne Notre image (1918), douloureuse confrontation de la femme vieillie avec le rayonnement de la jeunesse, les Sœurs d’amour (1919), curieuse étude de l’amour spiritualisé chez une honnête femme, qui veut bien aimer, mais non faillir, la Tendresse(1921), où le poète dresse en face de l’amour, soumis à la tyrannie des sens, la tendresse, laquelle est « la vraie expression du cœur pour ceux qui se sont réellement aimés », l’Homme à la rose (1921), fantaisie shakespearienne, qui a pour héros don Juan, la Possession (1922), où est repris « sous son aspect moderne le drame de la jeunesse, le vieux thème éternel de Manon et Des Grieux ». C’est précisément tandis qu’il corrigeait les épreuves de cette dernière pièce, dans sa propriété du Vieux-Phare, à la Malmaison, que Bataille succomba, le 2 mars, à une embolie au cœur. Cette mort brutale, en frappant l’écrivain en pleine activité, ne lui a pas permis d’aller jusqu’au bout de son œuvre. Celle-ci est, cependant, assez considérable pour qu’on puisse en dégager les principaux caractères.

 

Un des premiers mérites du théâtre de Bataille est qu’aucune des pièces qui le composent n’est indifférente. Même celles qui surprennent par l’étrangeté des sujets ou la singularité des caractères retiennent l’intérêt. Elles sont, les unes et les autres, d’une originalité indiscutable et attestent le souci constant qu’avait Bataille sinon de se renouveler -car un tempérament aussi accusé que le sien ne pouvait guère se modifier- du moins d’explorer chaque fois un coin nouveau de l’âme, de scruter un aspect nouveau de la passion. Bataille est peut-être, de nos auteurs dramatiques, celui qui a poussé le plus loin l’analyse du cœur humain, et toutes ses pièces sont d’une grande richesse psychologique. Il est difficile, en outre, d’échapper au charme particulier qui se dégage de ses œuvres, d’une construction très adroite, où toutes les ressources du métier dramatique sont habilement utilisées pour faire rendre aux situations leur maximum d’effets –témoin le dénouement du Scandale- et dont le style, tour à tour violent et délicat, est en outre imprégné d’une poésie d’images qui élargit singulièrement le dialogue. Mais -il faut bien le dire- ce charme est souvent morbide, agissant plus sur les nerfs des spectateurs que sur leur sensibilité profonde.

 

Aussi est-il rare qu’une pièce de Bataille donne cette sérénité d’émotion que doit communiquer une œuvre d’art parfaite. Il s’en dégage trop souvent, au contraire, une impression pénible, même choquante. Certains critiques ont pris prétexte de cela pour taxer Bataille d'immoralité et lui reprocher de se complaire aux situations équivoques, aux personnages suspects ; ce reproche fut très sensible au poète, qui s'en est âprement défendu. Il est vrai que la plupart de ses héroïnes -car Bataille, comme Racine, est surtout un  peintre de la femme-  s’abandonnent sans frein à leur instinct et sont, à tout prendre, d'une qualité morale médiocre ; leurs défaillances ne sont, en général, atténuées par aucune lutte intérieure. On peut les plaindre, il est difficile de les aimer. Or, c'est à les aimer que le poète voudrait nous conduire, parce qu'il les aime lui-même, ou plutôt parce que, chez lui, l‘amour se confond avec la pitié. Dans Diane de la Vierge folle, dans Maman Colibri, dans Mme Férioul du Scandale, il ne voit que de malheureuses créatures, victimes d’une inéluctable Fatalité, terrassées par la force tyrannique de l'Amour. Aussi s'abstient-il de les juger.

 

Dominé par sa sensibilité, qui lui inspire pour les misères des hommes une immense pitié, Bataille s’est fait le poète de la souffrance humaine ; il s’en émeut partout où il la rencontre, il ne voit qu’elle : le reste lui est indifférent. En quoi il a tort, car cette sympathie exclusive lui ferme les yeux sur des imperfections, des laideurs même que nous autres, spectateurs, ne pouvons nous empêcher d’apercevoir.

Il n'est, certes, nullement interdit à un écrivain -auteur dramatique ou romancier- de représenter des êtres dévoyés ou pervertis ; encore convient-il de les maintenir sur leur plan véritable. Pour avoir méconnu cette loi d'esthétique, Bataille s’est laissé entrainer à des exagérations ou des erreurs. Sa dernière pièce, la Possession, est sous ce rapport très caractéristique. Qu'une jeune fille, avide de richesse, se vende à un vieux viveur, et pour satisfaire ses appétits de luxe, sacrifie un amour sincère, soit ; mais qu'au moment d’accomplir cette vilaine chose, elle se pose en victime, qu’elle cherche à nous attendrir, c'est trop ; quand elle dit, par exemple, à son jeune amant qui la supplie de demeurer :

 

Je reconnais, va, qu’il y a quelque chose de triste, de bien mélancolique dans cette immolation que je vais faire, contrainte et forcée, de ma vie de jeune fille…, mais qui de nous deux doit en souffrir le plus ?... Ce n’est pas toi, puisque tu n’as qu’à prendre ton mal en patience !...

 

Il y a dans ces paroles une inconscience qui, on peut le craindre, dénote chez l’auteur une déformation de sensibilité.

Peut-être Bataille eut-il, en effet, le tort de s’abandonner trop docilement aux élans de sa sensibilité et de ne pas exercer sur elle un assez rigoureux contrôle. On ne peut pas trop le déplorer, cependant, car c’est évidemment à cette sensibilité qu’il doit les plus rares qualités de son art : cette étonnante adresse à saisir l’infiniment petit de la sensation, ce charme délicat et mélancolique qui nimbe tous les sentiments -voyez, par exemple, comment chez lui, l’amour féminin se teinte toujours d’une nuance maternelle,- ce don d’humanité frémissante qui communique à ses drames tant de chaleur et de vérité et qui lui a inspiré des pièces d’une perfection presque totale, comme la Marche nuptiale, son chef-d’œuvre ; enfin, ce mélange de lyrisme et de réalisme qui colore tout son théâtre : théâtre de poète, qui est avant tout le reflet d’un tempérament individuel -riche, tumultueux et inégal- et où l’on aurait tort de chercher une peinture objective de notre société moderne, mais qui, en nous présentant de malheureuses créatures d’amour, si exceptionnelles soient-elles, n'en contribue pas moins à fixer quelques-uns des aspects éternels de la Vie.

 

Félix Guirand

 

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