L’homme à la pipe

La Pastorale des santons de mon Village : L’homme à la pipe 

Son visage apparaît enfin lorsque se dissipent les volutes parfumées et cotonneuses qu’il tire avec application de sa bouffarde en bois d’olivier… Les puristes nous objecterons qu’une pipe de bruyère serait plus adaptée, mais il n’en a cure… La tradition veut même qu’il ait hérité cet étrange instruments de son père, qui le tenait lui-même du sien… Impossible vérifier, mais l’histoire est belle, à défaut d’être avérée. 

Dans le village, tout le monde connaît l’homme à la pipe. Personne ne saurait dire avec certitude ce qu’il fait de ses journées ni quel est son véritable métier, mais une chose est sûre : il a de l’assurance et cette assurance lui vient de sa pipe. Ça vous pose un homme, une pipe !  

L’enchaînement de gestes méticuleux et précis, bourrage, allumage, précède nécessairement l’étape du fumage, le tout semblant relever davantage d’un rituel sacré que d’une addiction, ce que les préceptes actuels de préservation de la santé publique réprouvent, on s’en doute… De cela aussi, il n’en a cure, qu’on se le dise ! Car, quoi qu’on veuille bien lui objecter, il a assisté en personne aux obsèques de son médecin qui, lui, ne fumait pas…

Alors, sans se soucier le moins du monde du qu’en-dira-t-on, il s’installe confortablement dans son fauteuil, prépare avec soin sa bouffarde et y puise autant le plaisir qu’il en attend que le réconfort doucereux qu’elle lui assure, avant de regarder le monde environnant à travers ce nuage de fumée qui lui fait voir les choses autrement. Quelle sensation de liberté ! Quelle sensation de maîtrise de l’univers aussi, toute proportion gardée, sa pipe lui procure ! Cette fumée, plus odorante que les herbes de la garrigue, semble estomper les aspérités de la vie, atténuer les contours, effacer les lignes et les arêtes de l’existence, pour ne plus laisser que des silhouettes et des approximations réconfortantes… Elle embaume ses cheveux et sa barbe et lui donne un petit air de patriarche avant l’heure, ce qui ne rend pas insensibles d’ailleurs quelques villageoises attirées par cette mâle assurance…

Même les enfants se font une joie de se regrouper autour de lui pour s’envelopper à leur tour dans cet étonnant nuage aux saveurs inconnues. 

Bien campé dans ses certitudes, il est là, sans dire un mot, la poitrine sanglée dans son gilet vert à boutons. Il ne parle pas, il fume. Il y a une forme de poésie dans son attitude, mortifère, certes, mais poésie tout de même. Un peu comme si la bouffarde faisait de lui l’intercesseur entre les hommes et les dieux, un conducteur des âmes vers le domaine des morts. En cela, le tabac ne trompe personne, c’est bien là sa mission ultime…