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Les livres de Jérôme Thirolle
6 octobre 2013

Passe-muraille

muraille PhotoJT

 Il était de ces individus gris, sans existence sociale. Un de ces inconnus qu’on croise un jour dans la rue, sans les remarquer. Une pauvre âme sans relief dont l’existence se résumait à la mécanique invariable des jours qui passent. On ne lui connaissait ni aventure sentimentale, ni amis. Qui le connaissait, d’ailleurs ? C’était à peine si la concierge pouvait citer son nom sans hésiter. Les locataires n’étaient pourtant pas nombreux ! Mais rien n’y faisait. Qu’il parle ou qu’il se taise, on ne l’entendait pas.

Depuis plus de cinquante deux ans de vie parmi les hommes, il ne faisait que les côtoyer. Il ne parvenait pas à trouver vraiment sa place dans la société, sa place à lui, celle qui le révélerait enfin aux yeux de ses semblables. Il en avait longtemps éprouvé de la tristesse mais, avec les années, son cœur s’était refermé petit à petit et la résignation avait fini par lui tenir lieu d’horizon quotidien. Dire qu’un sentiment diffus de malaise ne l’étreignait pas de temps à autre serait un mensonge ; il s’était simplement habitué à un train-train qui le dispensait de penser tout court. On se réfugie souvent avec réconfort dans les faux-semblants pour éviter la lumière du jour. La lumière pure qui vous crucifie de sa détestable froideur, celle qui vous transperce d’un coup et vous laisse sur le carrelage, désarticulé et sans souffle.

On le croisait peu dans l’immeuble, en tout cas rarement, sûrement à cause d’un emploi situé loin de la ville. Simple supposition. Là encore, comme pour tout ce qui le concernait, on ne pouvait avoir aucune certitude. Il ne connaissait pas ses voisins, il les reconnaissait. Il n’avait jamais entretenu de véritables conversations avec eux. Ni eux avec lui, d’ailleurs. Le statu quo moderne, cet amoncellement horizontal d’individualités définitivement étrangères les unes aux autres. Un univers de béton et de métal, triste à pleurer. Mais connecté, parait-il. A quoi ? L’histoire ne le dit pas…

C’est donc un peu par hasard que j’avais découvert son existence un matin où je m’étais rendu plus tôt que d’habitude à la boite aux lettres. En m’apercevant, il avait détourné le regard, comme effrayé par l’apparition d’un spectre puis avait marmonné un je-ne-sais-quoi qui s’apparentait certainement à un bonjour avant de disparaître dans l’enfilade sombre du rez-de-chaussée.  Peut-être aurais-je dû dès ce jour-là le retenir, l’amener à moi pour le sortir de sa désolante solitude. Possiblement en vain, mais comment le savoir aujourd’hui puisque je n’ai rien dit... Nous sommes tous coupables de l’indifférence grandissante qui gangrène nos sociétés.

A défaut de connaître son nom, je lui en ai donné un : le passe-muraille. Nous nous sommes mis à parler régulièrement de lui. Au début pour en rire puis peu à peu par habitude. Au fil des mois, l’habitude est devenue affection. Mais une affection dénuée de toute humanité puisque nous ne lui avons jamais adressé la parole.

Le passe-muraille par-ci, le passe-muraille par-là, entre deux banalités de conversation.

Et puis les jours ont passé. Il a fini par disparaître. Sans qu’on s’en rende compte. Discrètement. Presque par effraction. Il est sorti de nos vies sans faire plus de bruit que quand il y était entré.

Je vais vous faire une confidence : il nous manque maintenant, le passe-muraille. En fait, nous sommes tous des passe-muraille

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