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Les livres de Jérôme Thirolle
19 avril 2015

Chapitre 26 La disparition d'Auguste

cimet PhotoJT

Chapitre 26

La disparition d’Auguste

À BIENTÔT QUATRE-VINGTS ANS, Auguste Fontaine était fatigué. Il était fier cependant de la journée qu’il venait de passer à la Fabrique car, après de longues heures de labeur passées en compagnie des contremaîtres de la teinturerie, il était parvenu à mettre au point une nouvelle gamme de couleurs pour la collection à venir. Il s’était adjoint pour l’occasion les services de deux botanistes et d’un chimiste qui l’y avaient aidé : fustet – arbrisseau de la famille des anacardiacées – et gaude – herbe de la famille des résédacées – pour la couleur jaune ; baies de troène pour le violet ; racines d’orcanette – plante méditerranéenne de la famille des borraginacées – pour la couleur rouge et sumac pour les gris et les noirs.

Auguste s’apprêtait à goûter un repos bien mérité quand quelqu’un actionna le cordon de sonnette de l’entrée.

« Qui peut donc bien venir à cette heure ? » s’interrogea le vieil homme en se redressant avec peine.

Il alla ouvrir la porte et se trouva face à un jeune garçon d’une vingtaine d’années.

« Monsieur Auguste Fontaine ?

– Lui-même...

– Veuillez me pardonner pour un dérangement si tardif, Monsieur, mais je dois vous remettre cette lettre. »

Il lui tendit alors une enveloppe un peu froissée qui avait visiblement été roulée sur elle-même.

« Ne bougez pas, jeune homme, je vais chercher mes lunettes... Qui vous a remis ce pli ?

– C’est une histoire un peu compliquée, Monsieur. Ma mère a acheté aux enchères une lampe en pâte de verre il y a quelques mois. Elle provenait de la succession d’une dame de la ganterie qui n’avait pas d’héritier. Une madame Bulantier ou quelque chose comme cela. Nous avions remarqué que le pied ne s’éclairait pas correctement et c’est par hasard que je me suis aperçu qu’une lettre y avait été glissée, une lettre qui vous était destinée, monsieur Fontaine... »

Auguste prit l’enveloppe entre ses doigts et reconnut aussitôt l’écriture de Marguerite Duplantier.

« Ma mère est superstitieuse, Monsieur, et elle m’a chargé de vous la remettre au plus vite. Il ne fait pas bon se mêler des affaires des morts...

– Ne t’inquiète pas mon gars, tu as fait ce que tu devais faire, tu ne risques rien. Et rassure ta mère également ! »

Le jeune homme disparut sans attendre davantage. Auguste referma la porte et retourna s’installer confortablement dans son fauteuil. Sur l’enveloppe, on pouvait lire : À remettre à Monsieur Auguste Fontaine, rue Bouchardon.

Il l’ouvrit avec un peu d’appréhension puis en commença la lecture :

Auguste,

La vie est ainsi faite qu’il aura fallu attendre que je sois morte pour que nous puissions nous parler de nouveau ! Pour moi, l’heure du bilan a sonné. Le temps où nous nous amusions le long du canal est bien loin désormais. Je ne saurais compter les heures que j’ai passées à tes côtés ! Les plus belles de ma triste existence, certainement…

À l’époque, l’avenir nous appartenait et je rêvais à une destinée autrement plus belle que ce qu’elle fut… Tout a basculé le jour où je suis tombée de ta calèche pendant que nous nous promenions dans la forêt du Corgebin. Tu étais si enjoué, si fougueux et moi si jeune, si insouciante. Je revois encore ton regard terrifié quand tu m’as relevée et ton inquiétude pour le bébé que je portais en moi. Je t’ai rassuré et puis nous sommes repartis. Et là, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai redouté de me retrouver mère au foyer avec un, puis deux, puis trois enfants et peut-être plus encore. Plus rien n’aurait été comme avant...

Je ne voulais plus connaître ni le froid ni les jours sans pain ni le sentiment de dépendance. Alors je me suis dit que j’avais une opportunité à ne pas laisser filer. Je suis allée voir la vieille Marthe et elle a fait ce qu’il fallait. J’ai perdu beaucoup de sang dans la nuit et le bébé avec. Le médecin a cru le lendemain que l’accident de la veille en était la cause. C’est du moins ce que je lui ai fait croire, comme à toi. Je t’ai reproché ensuite ton inconduite et t’ai accusé d’être responsable de sa mort ! J’ai tué notre amour par égoïsme ! Nous nous sommes séparés ensuite pour toujours et seule ma mort pourra peut-être nous réconcilier. Un peu tard je le concède...

Quant à cette fille des Vieilles Cours, je l’ai haïe ! J’ai envié la bienveillance dont tu faisais preuve à son égard, j’ai détesté qu’elle puisse trouver en toi la considération qui me faisait tant défaut, j’en crevais de jalousie de la voir devenir celle que j’aurais voulu être et que je n’avais jamais été ! La vie est cruelle... Alors je le suis devenue aussi ! J’ai tout fait pour les séparer, elle et le fils Trefandhéry, et j’y suis parvenue ! J’ai brisé leur existence comme j’avais brisé la nôtre des années plus tôt.

Mais aujourd’hui, je réalise que je n’ai fait que tout gâcher, tout salir, partout et tout le temps. Sauf mon travail à la Fabrique, bien sûr. Pardonne-moi Auguste ! Quand j’aurai fini d’écrire cette lettre, j’irai rejoindre volontairement le néant dont je suis sortie pour rien le jour de ma naissance. Tout le monde pensera que mon cœur s’est arrêté de battre dans la nuit...

À toi et à toi seul, je peux confier ce secret : c’est pour toi que je meurs. C’est à cause de toi aussi...

Marguerite

Quand il ôta ses lunettes, Auguste ne chercha pas à entraver le chemin qu’une larme tentait de se frayer sur sa peau ridée. Il n’eut pas le courage de se lever non plus, jeta la lettre dans la cheminée et s’assoupit sur son fauteuil, comme il le faisait parfois les jours de grande lassitude. À la nuance près qu’il ne se réveilla pas...

 

* *

*

Avertie dès le lendemain, Élise vint saluer une dernière fois la dépouille de son vieil ami. Il reposait sur son lit, le visage apaisé et serein. On aurait pu dire que la mort l’avait embelli...

Avec difficulté, elle se pencha vers lui et déposa un baiser sur son front. Il était froid comme le marbre. Son médecin lui avait déconseillé de sortir de chez elle en raison de son accouchement imminent mais elle ne pouvait se résoudre à manquer cet ultime rendez-vous. Il semblait à Élise qu’un cycle de sa vie prenait fin : Auguste et son mari étaient morts et elle allait bientôt donner la vie...

Elle prit dans sa main la main de celui qui avait changé le cours de son existence et versa beaucoup de larmes. Il était l’ami, le confident, le vrai père qu’elle n’avait jamais eu. Elle se promit d’en parler souvent à son enfant pour entretenir le souvenir de cet homme bon et digne.

En quittant la chambre, elle remarqua qu’une lettre avait brûlé très récemment dans la cheminée. Le papier était trop calciné pour y distinguer quoi que ce soit. Seul un morceau d’enveloppe laissait apparaître quelques mots : À remettre à

Monsieur Auguste Fon…. Pourquoi avait-il brûlé cette lettre juste avant de mourir ?

Elle resta pensive un long moment puis partit en se disant qu’il avait emporté avec lui cet ultime secret dans la tombe...

 

* *

*

L’ordre habituel des choses ne fut pas respecté mais le bonheur était au rendez-vous. Arsène naquit le 15 décembre 1933 et Élise épousa Paul en mars 1934. Elle rayonnait de joie.

La mère de Paul eut du mal à s’habituer au fait qu’Élise s’appelât désormais Trefandhéry et que son fils ait renoncé définitivement à reprendre la ganterie depuis qu’il avait ouvert son cabinet au rez-de-chaussée de l’hôtel particulier de la rue du Palais.

Le temps des Vieilles Cours était définitivement révolu...

 

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