Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les livres de Jérôme Thirolle
11 avril 2014

Chapitre 10 Le Petit-Parisien

 

La Nature

Chapitre 10

Le Petit-Parisien

LES JOURS DE PLUIE, Émile comptait scrupuleusement les gouttes qui venaient s’écraser sur la vitre de l’appartement.

Drôle de verre que celui-là, parcouru par endroits de bulles d’air emprisonnées ou de défauts originels qui déformaient un peu la ligne de vision. C’était un détail qui ne le perturbait pas outre mesure. Pour lui, l’important était de pouvoir dénombrer correctement l’ensemble des gouttes de pluie, sans en oublier aucune. Quand les précipitations étaient trop abondantes, la panique le gagnait et il finissait immanquablement par pousser de longs cris stridents entremêlés de larmes. Dieu merci, la pluie n’était pas trop forte la plupart du temps, ce qui lui laissait tout loisir de répartir mentalement en différentes zones imaginaires, clairement séparées les unes des autres, les points d’impact. On ne saura jamais quelles conclusions il pouvait tirer de ces savants calculs mais il éprouvait alors une étrange sérénité passagère et réconfortante.

Seul Jean Fauconnier restait hermétiquement indifférent à cet enfant pas comme les autres.

À l’automne 1912, les rapports entre Jean et Lucien se dégradèrent fortement. Le premier adoptait de plus en plus souvent un comportement odieux vis-à-vis des siens et le second ne parvenait plus à dominer sa colère.

Tout était devenu motif à reproche : les allées et venues incessantes de Valentine au lavoir d’En Buez, le mutisme d’Émile, le caractère de Lucien ou encore l’indépendance de plus en plus perceptible d’Élise.

Un soir d’octobre, alors que les arbres disséminés dans Chaumont avaient revêtu leurs plus beaux atours flamboyants et que la nature semblait s’apaiser, Jean interpella son épouse juste avant d’aller boire une chopine au café du coin.

« Que j’te revoie pas aller demain au lavoir !

– Que dis-tu ?

– Tu m’as bien entendu, femme ! Je répéterai pas ! J’ai rien à répéter sous mon toit ! J’te rappelle qu’c’est moi qui commande ici ! J’ai eu tendance à l’oublier et on voit où qu’ça nous a m’nés ! Les gamelles sont vides mais toi tu t’amuses bien...

– Je ne te comprends pas, Jean...

– Ben voyons ! Madame s’en va traîner presque tous les jours au lavoir et je devrais me taire ?

– Mais, Jean, si je descends à Buez, c’est pour faire notre lessive...

– Que tu dis ! La belle excuse... Ma mère m’avait prévenu et j’l’ai pas écoutée... “Méfie-toi de cette fille-là”, m’avait-elle dit, “aujourd’hui elle se jette dans ton lit, et demain, une fois qu’elle t’aura ruiné, elle assouvira ses appétits dégoûtants autant qu’elle le pourra ; elle te rendra malheureux : tu mérites mieux mon petit, méfie-toi...” Et dire que j’ai attendu d’avoir quarante-six ans pour ouvrir les yeux ! Pourquoi  j’t’ai pas écoutée, petite Maman ? De là-haut, auprès des saints du Paradis, tu dois bien m’plaindre...

– Arrête ta comédie, soupira Valentine...

– Répète un peu ! Mauvaise femme, mauvaise mère ! »

Il fit alors le geste de lever la main sur elle.

« Multiplier les lavages pour user les fibres ! J’te r’connais bien là ! Aucun respect pour le linge... Tu préfères les user plus vite pour en changer plus souvent... Madame veut plaire, je suppose...

– Arrête Papa ! s’écria Eugénie, bouleversée par ce qu’elle venait d’entendre.

– Voilà qu’elle s’y met celle-là !...

– Mais Papa...

– Tais-toi, salope ! Tu m’fais honte ! T’voilà à bonne école, entre ta mère et ta sœur...

Eugénie, qui n’était encore qu’une enfant, pleurait à chaudes larmes. C’était la première fois qu’il s’en prenait directement à elle. La jeune fille en éprouvait un terrible sentiment d’abandon et de tristesse.

– Tu m’casses les oreilles ! » s’écria-t-il avec hargne.

Jean se retourna alors, saisit une assiette sur le bord du buffet et la jeta dans sa direction. Eugénie se protégeait le visage de ses mains au moment où le projectile l’atteignit. L’assiette vola en éclats et entailla profondément un de ses doigts. Le sang coulait abondamment sur la pauvre enfant qui n’osait plus bouger. Elle garda toute sa vie la cicatrice douloureuse de ce triste jour.

Voyant le sang écarlate couler sur sa robe, Jean se mit à hurler en sortant :

« Tiens, en voilà une de plus qui rent’ dans la ronde ! T’auras qu’à demander conseil à ta mère ou à ta sœur ! Son vieux barbon d’la ganterie s’f’ra une joie de t’souiller aussi... »

Valentine ne bougea pas. Elle se contenta de laver la plaie avec de l’eau claire et de la panser avec un drap propre.

« Ne t’inquiète pas, la blessure n’est pas grave ma chérie...

– Mais Maman...

– Ne t’inquiète pas... »

Moins d’un quart d’heure plus tard, Lucien rentra du travail.

« Que s’est-il encore passé ici ? »

Personne ne répondit.

« C’est lui, hein, c’est encore lui ? »

Il saisit sa mère par les épaules et, d’une voix soudainement grave et posée, il lui parla les yeux dans les yeux :

« Partons, Maman, partons et laissons-le ici ! Il ne sait faire que le mal...

– Lucien...

– Il faut partir, Maman...

– Mais Lucien, que veux-tu que nous fassions ailleurs ? Où veux-tu que nous allions ? Notre vie est ici... »

Lucien regarda sa mère puis desserra son étreinte. Il ramassa quelques affaires sans un mot, embrassa Eugénie et Émile puis quitta l’appartement. Au moment de sortir, il se retourna :

« Adieu ! »

Quand elle rentra, Élise fut comme prise de folie.

« Comment cela, vous ne l’avez pas empêché de partir ? Vous n’avez rien fait pour le retenir ? Lucien, mon Lucien... »

Elle se laissa tomber sur le sol. Sur le parquet, ses larmes se mêlaient au sang séché d’Eugénie.

Le lendemain, Lucien ne se présenta pas à la Fabrique. Le surlendemain non plus.

Il fut aperçu pour la dernière fois aux alentours de la gare.

Élise dut se résoudre à l’évidence : cette fois, son frère était bel et bien parti.

« Bon débarras ! s’exclama son père en apprenant la nouvelle... »

* *

*

La vie reprenait son cours, lente et imperturbable comme peut l’être celle du monde ouvrier quand la résignation l’emporte sur tout le reste.

Les mois passèrent. Élise laissait son existence se dérouler sans abandonner pour autant le secret espoir de revoir celui qu’elle avait aperçu à la sortie de la ganterie le jour où elle était allée chercher son frère. Vers octobre 1913, alors qu’elle sortait en milieu d’après-midi d’un magasin de mode et de chapeaux de la rue Toupot, elle tomba nez à nez sur Paul.

Il marchait d’un bon pas, un lourd paquet sous le bras.

« Oh ! Quelle charmante rencontre que voilà... » s’écria Paul en l’apercevant.

– Mes respects, monsieur Paul, répondit Élise avec réserve et hésitation. On n’abordait pas sans retenue un homme de son rang.

– Comme vous avez changé depuis que je vous ai vue !

C’était il y a un an si mes souvenirs sont exacts...

– Vous vous souvenez de moi après tout ce temps ?

– Comment aurais-je pu oublier un si joli minois ?...

– Ne dites pas de bêtises, monsieur Paul, vous vous moquez...

– Pas le moins du monde, Mademoiselle ; mais pour me faire pardonner, laissez-moi vous accompagner jusqu’au café à l’angle de la rue Laloy, je vous y offrirai un rafraîchissement. Si vous me le permettez, bien sûr ! Paul lui-même ne revenait pas de l’audace dont il venait de faire preuve.

– Je ne sais si je dois accepter...

– En tout bien tout honneur...

– Alors, j’accepte ! »

Le long du trajet qui les séparait du café, Élise croyait vivre un rêve éveillé, et pour s’assurer du contraire elle se pinçait le bras à intervalles réguliers. De son côté, Paul était subjugué par la fraîcheur délicate de cette jeune fille qui devenait femme. Il ne se lassait pas d’admirer la pureté de ses traits, le carmin de ses lèvres ou le moiré légèrement fauve de ses yeux. Contrairement au dicton qui veut que « l’ambre porte en lui la mémoire », les yeux d’Élise portaient dans leur intensité la promesse d’un avenir radieux. Restait à savoir si lui, Paul Trefandhéry, en faisait partie…

Ils s’installèrent dans un coin tranquille, à l’abri d’un treillis de bois fleuri.

« Votre paquet semble bien lourd...

– Vous ne pouvez pas savoir à quel point ! Mon père m’a confié ce colis pour un de ses amis, le général Barboint de Maugier. Vous savez, le gros militaire avec un petit chapeau à plumes... »

Élise comprit immédiatement qu’il faisait allusion à leur rencontre lors du défilé. Ne sachant comment prendre la remarque, elle baissa les yeux et rougit.

« Ne prenez pas ombrage de cette boutade déplacée de ma part, je ne voulais pas ternir l’éclat de vos jolis yeux... » Un long silence se fit malgré le bruit ambiant.

« Et dire que je ne sais même pas ce que je transporte ! Le meilleur moyen de le savoir, c’est de regarder ! Qu’en pensez-vous ? »

Élise ne répondit point. Elle ne savait pas quoi dire. Elle préférait savourer chaque seconde en emplissant son regard de l’image de ce jeune homme poli et distingué qui la traitait avec égards. Sa seule présence ici même à ses côtés était en soi un miracle dont il fallait profiter pleinement, quoi qu’en pensent les esprits étriqués ou nonobstant les règles archaïques de la bienséance sociale !... Le bonheur à l’état pur ne se refuse pas, surtout quand il tombe du ciel…

Paul posa l’objet sur la table.

« Mon Dieu que c’est lourd ! Voyons de quoi il s’agit... Père me pardonnera certainement ce petit excès de curiosité... »

Il détacha méticuleusement la ficelle de corde qui retenait la toile brune et la fit glisser lentement sur une grande partie de sa longueur. Il s’agissait d’une statue d’environ soixante centimètres de haut.

« Diable ! » Paul abaissa totalement la toile jusqu’à la base du socle et lut ce que l’étiquette de cuivre indiquait : La Nature se dévoilant devant la science. Ernest Louis Barrias fecit.

« Tenez, regardez... » Il fit alors tourner la lourde statue de bronze en direction d’Élise. Pour elle, ce fut comme un choc. Là, sous ses yeux, venait d’apparaître la représentation très réaliste d’une femme qui commençait à se dégager d’une longue étoffe nouée autour de sa taille et qui l’enveloppait complètement. La tête était légèrement inclinée et les bras émergeaient à peine d’un drapé magnifique. L’attention de celui ou de celle qui la regardait était attirée inévitablement par une gemme ovale de couleur verte, juste en dessous de deux seins lourds et offerts. La vision de ce buste féminin ouvertement dénudé plongea Élise dans un embarras indescriptible.

Paul ne voyait peut-être dans cette œuvre d’art que l’allégorie de la nature qui se dévoilait peu à peu à l’esprit humain mais, pour elle, il s’agissait tout simplement d’une femme à demi nue qui s’offrait, tête baissée, au regard d’autrui.

Paul fut à son tour tout aussi gêné de lui avoir imposé la vue de cet objet. Il était sincère et ne savait pas ce que son père lui avait demandé de remettre au général. Il releva alors la toile et replaça la ficelle.

« Mieux vaut sans doute que nous laissions cela à son destinataire... Je lui ferai porter plus tard ! »

Élise ne répondit rien. Elle se contentait de fixer son verre.

Paul craignit alors d’avoir commis une irréparable bévue.

« Accepteriez-vous de m’accompagner après-demain à la Fête de l’Aviation ? s’exclama soudain le jeune homme pour se racheter une conscience, désireux qu’il était de trouver le moyen de faire oublier le malaise qui venait de naître entre eux.

– La Fête de l’Aviation ? répéta Élise avec étonnement.

– Oui, accepteriez-vous de m’y accompagner ? Juste un petit tour et je vous ramènerai chez vous ensuite...

– Je ne sais pas..., murmura Élise.

– Je ne vous y force pas : faites selon votre volonté et je m’y conformerai. Je me moque du qu’en dira-t-on ! »

Élise n’hésita pas longtemps avant d’accepter. Pourquoi refuser ce que le sort vous accorde sans effort ?

« Après tout, dit-elle d’un air enjoué enfin retrouvé, je ne connais pas grand-chose à ce nouvel engouement pour la conquête des airs ; c’est l’occasion d’en apprendre un peu plus sur cette mode étrange...

– Vous savez, Mademoiselle, il ne s’agit pas, me semble t- il, d’une mode passagère mais des prémisses d’un bouleversement de nos habitudes de vie ! Imaginez-vous vraiment que nous devrons nous contenter encore longtemps des seuls déplacements par terre ou par mer ? L’avenir est à la conquête du ciel ! »

Élise riait de bon cœur en écoutant cette profession de foi clamée avec autant de candeur que de certitudes.

« Nous irons donc ensemble, reprit-il. Voulez-vous que je passe vous prendre ?

– Non monsieur Paul, répondit Élise un peu gênée, je vous retrouverai plutôt devant la nouvelle Caisse d’épargne.

– Je ferai comme bon vous semblera...

– Je ne mérite pas tant d’attentions...

– Ça, c’est vous qui le dites ma chère. Laissez-en-moi seul juge !... »

Paul la raccompagna dans la rue et s’inclina légèrement en la saluant.

« À demain donc ! Nous découvrirons ensemble les merveilles de la science...

– Prenez garde, ajouta Élise en plissant malicieusement les yeux (qui venaient de s’emplir d’une douce coloration ambrée), je ne suis pas la Nature... »

Le jeune homme fut touché et surpris par cette soudaine impertinence.

« Cette jeune demoiselle est véritablement fascinante, se dit-il en rentrant chez lui, véritablement fascinante... Il est temps de sortir cet oiseau de sa cage et de l’apprivoiser… »

* *

*

Un domestique à la triste mine et en livrée sang et or fit pénétrer Paul Trefandhéry dans le bureau du général Barboint de Maugier.

« Vous pouvez entrer, monsieur Trefandhéry, Monsieur vous attend. »

Ce n’était pas la première fois que Paul rendait visite au général mais il n’avait jamais encore eu l’occasion d’être introduit dans son bureau. Enfant, quand ses parents dînaient chez les Barboint de Maugier, Paul n’était pas autorisé à quitter le salon. Il se devait de tenir compagnie aux enfants de la maison, Éloïse et Charles-Amédée. Quand il faisait beau, ils jouaient ensemble dans le jardin. Les jours de mauvais temps, ils trouvaient refuge sous l’immense verrière couverte de vitraux. En dehors de ces endroits, le reste de la demeure lui était inconnu.

Plus tard, Paul et Charles-Amédée furent autorisés à suivre les hommes au fumoir après le dîner pendant que ces dames restaient au salon.

Il respira profondément en poussant la porte de cette pièce où le général avait l’habitude de s’enfermer des heures durant.

« Mon bien cher Paul, soyez le bienvenu dans ma maison ! Et plus encore ici même, dans ma tanière de vieux loup... »

Alexandre-Stanislas Barboint de Maugier était assis dans un fauteuil Louis XIII couvert d’une garniture d’époque usée par les ans, un livre en pleine basane à la main.

Paul nota discrètement que l’ouvrage était à l’envers. Il comprit que le général avait voulu se donner une contenance et qu’il devait vaquer à d’autres occupations avant son arrivée...

« Je vous donne le bonjour, monsieur de Maugier.

– Que me vaut votre visite, cher ami ?

– Mon père m’a remis ce colis pour vous, répondit Paul en lui tendant l’objet.

– Oui, bien sûr, posez-le sur cette commode. Il s’agit d’un bronze qu’il me tarde de découvrir... » Mais j’y pense, Éloïse est sortie avec sa mère, c’est bien dommage... Vous l’auriez saluée. Pour tout vous dire, mon cher Paul, cette petite ne tarit pas d’éloges sur vous. J’aimerais que vous veniez dîner un soir. Et pourquoi pas aujourd’hui ?

« J’aurais accepté avec grand plaisir votre invitation mais je dois me rendre à la Fête de l’Aviation cet après-midi.

– L’aviation... Diantre ! La belle affaire ! Rien ne vaut la cavalerie mon cher, sentir entre ses jambes la puissance nerveuse et ardente d’un cheval, voilà une vraie histoire d’hommes ! L’odeur d’écurie, la sueur et les pets de cheval, c’est autre choses que de vouloir crever les nuages ! Tant pis pour ce soir, j’espère néanmoins que nous aurons le privilège de vous accueillir bientôt à notre table ! Ma femme aussi en serait ravie !

– Vous saluerez votre fille et votre épouse de ma part, mon général.

– Je n’y manquerai pas. Elles vous tiendront rigueur en revanche de ne point les avoir attendues...

– Milles excuses mais il faut que je me prépare, je ne voudrais pas être en retard. »

Le général lança un regard noir en direction du jeune homme. Il posa le livre sur un coin de son bureau tout en regardant par la fenêtre, les yeux un peu dans le vague.

« Vous n’y allez donc pas seul...

– Non, j’y accompagnerai quelqu’un.

– Que je connais ?

– Non, je ne crois pas, répondit Paul sans se douter que le général contenait à grand-peine une colère naissante au fond de son âme.

– Un ami à vous, bien sûr...

– Une jeune fille. »

Alexandre-Stanislas crut s’étrangler. Il dissimula son embarras en réprimant une toux bruyante.

« Les restes d’une vilaine bronchite... »

Puis, sourire carnassier aux lèvres, il se radoucit aussitôt et se retourna vers Paul, plus enjôleur que jamais.

« Vous ne pouvez vraiment pas attendre Éloïse ?

– Non, mon général, la voir m’aurait fait un grand plaisir mais je dois y aller.

– Ce plaisir aurait été partagé, Paul... »

Les deux hommes se quittèrent sans se serrer la main. Quand Paul eut quitté la pièce, le général saisit l’ouvrage qu’il avait posé sur le bureau, l’ouvrit, sembla réfléchir un instant puis le déchira violemment en deux avant de le jeter dans la cheminée.

Il ne fallut que quelques minutes aux flammes pour consumer La Philosophie sociale de l’abbé Durosoy... Il alla ensuite s’asseoir de nouveau dans son fauteuil, puis, se tournant en direction de la boiserie qui séparait deux pans de la bibliothèque grillagée, s’adressa à un tableau qui y était accroché.

« Ça va, tu peux sortir ! »

On entendit alors le cliquetis d’un ressort et le panneau de bois pivota, découvrant un passage où se tenait debout une silhouette. Une domestique entra. Elle avait assisté à toute la scène.

« Tu as entendu, Mariette, ce jeune présomptueux a d’autres priorités que de saluer ma fille ! Pour qui se prend-il ? Il m’a mis la bile en feu. Approche, là, plus près... Débrouille-toi comme tu veux mais je dois savoir qui est cette donzelle !

– Je le saurai...

– Tu es une bonne fille, lui dit le général en passant sa large main sous sa jupe. Cet imbécile m’a énervé, occupe-toi un peu de moi maintenant... »

* *

*

Les rues ne cessèrent de s’emplir malgré la pluie qui tombait sans discontinuer. Un vrai temps d’automne.

Élise pressa le pas pour être à l’heure à son rendez-vous. Lorsque le bâtiment de la Caisse d’épargne apparut au bout de la rue de Buxereuilles, elle se sentit rassurée. Elle n’avait jamais véritablement prêté attention à cet édifice construit quatre ans plus tôt. Il ressemblait à beaucoup de Caisses d’épargne de l’époque : un joyeux mélange architectural de tous les styles, glorifiant les décors les plus exubérants et magnifiant avant tout l’assise intangible du pouvoir de l’argent. Un constat érigé en dogme et traduit dans la pierre, le métal et les vitraux. Une véritable profession de foi « début de siècle », laïque et ostensible.

À peine atteignit-elle le parvis du bâtiment qu’une calèche couverte s’arrêta à son niveau. Paul lui tendit la main.

« Montez, vous allez être trempée ! »

Ils cheminèrent ainsi parmi la foule, bien à l’abri de la pluie.

« Où m’emmenez-vous ?

– Nous allons Place Gogenheim, répondit Paul. Vous allez assister à un spectacle original que le mauvais temps ne parviendra pas à gâcher. »

Quand ils arrivèrent sur la place, Le Petit-Parisien commençait doucement à s’élever dans les airs. Les deux jeunes gens avaient pris un peu de retard car le départ de l’aérostat depuis la place Gogenheim avait obligé la maréchaussée à en interdire l’accès aux voitures. Une foule compacte cherchait à approcher au plus près cette curiosité rare, rendant les déplacements difficiles. Élise n’avait jamais assisté à un tel divertissement.

Ils y retrouvèrent par hasard Auguste Fontaine.

« Élise et Paul, quelle bonne surprise ! dit-il en serrant chaleureusement la main de sa jeune amie. Vous êtes venus voir le ballon ? Il faisait mine de ne pas s’étonner de cette double présence simultanée et singulière.

– Oui, Auguste, répondit Paul, je voulais montrer cette merveilleuse ascension à mademoiselle Élise, qui m’a fait l’honneur d’accepter mon invitation ! fit-il au vieil homme en le regardant droit dans les yeux.

– Parfait, parfait… Vous avez manqué le début, reprit-il avec une passion qu’on ne s’attendait plus à trouver chez lui, mais cela n’est pas grave ! Vous auriez dû voir : toute une équipe d’ingénieurs aérostiers, spécialement venus de Paris, ont gonflé les trois cents mètres cubes d’envergure du ballon à l’aide de tubes d’hydrogène ! C’était tout bonnement saisissant... Ils ne cessaient d’aller et venir entre les tuyaux et les sacs de toile remplis de sable ! »

Au fur et à mesure que le ballon s’élevait majestueusement vers le ciel, les cris d’encouragements fusaient de toutes parts. Les badauds, conquis par la scène qui se déroulait sous leurs yeux ébahis, ne faisaient plus attention à la pluie...

Bousculés par une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants qui couraient en tous sens, Élise et Paul finirent par se retrouver serrés l’un contre l’autre. Ils étaient troublés par cette promiscuité inhabituelle qui éveillait déjà en eux de bien étranges sentiments...

Ils regardèrent ensemble le ballon dépasser le donjon puis s’éloigner dans la direction de l’hôpital, juste derrière la Fabrique. Une fois le ballon hors de vue, la foule se dispersa.

Auguste se proposa de raccompagner Élise chez elle. En réalité, il voulait éviter que Paul ne voie l’endroit où résidait la jeune fille de crainte qu’il n’en éprouvât une gêne, voire qu’il finisse par s’en détourner compte tenu de ses origines.

Les deux amis acceptèrent la proposition tout en regrettant en eux-mêmes cette façon de terminer la journée. Paul aurait donné n’importe quoi pour avoir Élise à ses côtés ne serait-ce qu’une minute supplémentaire. Élise, elle, n’avait rien à donner si ce n’est son amour à ce beau jeune homme tout droit sorti d’un conte de fées et qui montrait de l’intérêt pour elle.

Ils se quittèrent en se saluant respectueusement. Tout, dans les yeux et dans les gestes, trahissait l’envie de se revoir au plus vite.

Cour des Trois Rois, alors qu’il était occupé à dénombrer les gouttes de pluie qui s’écrasaient contre la vitre, Émile distingua au loin un étrange objet sphérique qui glissait dans le ciel, poussé par les vents. Ne pouvant ranger cette apparition dans les catégories qu’il avait établies mentalement, il en déduisit que la Vierge venait de lui adresser un signe. Un message simple et limpide que lui seul pouvait comprendre. Pour la première fois, il arrêta de compter les gouttes et ferma les yeux.

* *

*

Valentine regarda longuement sa fille avant de parler.

« Élise, tu as bien grandi et tu n’es plus une enfant. Tu m’as toujours aidé dans mon travail mais dorénavant... comment te dire, enfin... voilà, il faudrait que tu puisses travailler pour la Fabrique ! Nous ne pouvons plus vivre avec mes seules rentrées d’argent qui ne cessent de s’amenuiser. Depuis que Lucien est parti, je ne sais plus comment faire...

– Veux-tu que j’en parle à monsieur Auguste ?

– Cela ne sera pas nécessaire, ma chérie, je l’ai fait. En allant au marché ce matin, je l’ai croisé et nous avons parlé un peu... » Il m’a dit que tu t’étais liée avec le fils du directeur de la ganterie. Je ne voudrais pas que tu souffres ma chérie, mais prends garde à toi. Nous n’avons rien de commun avec lui : il est riche, beau, certain d’un bel avenir. Et j’ai même cru comprendre qu’il était plus ou moins promis à une jeune personne de son rang…

Élise encaissa le coup sans dire un mot. Pas un muscle de son visage ne cilla à cette annonce. Seule une intense douleur au ventre lui fit comprendre que malheur et douleur étaient bien souvent inextricablement liés...

« Je te dis ça pour ton bien, tu sais... »

Que savait-elle de ce qu’Élise ressentait pour lui, toute mère qu’elle était ?

« Ma compagnie ne semble pas lui déplaire ! rétorqua la jeune fille avec aplomb.

– Je ne connais pas ses intentions, elles sont certainement pures et nobles mais sois vigilante ! Il est des alliances impossibles que les seuls bons sentiments ne peuvent nouer… »

Élise ne répondit pas. Elle regardait son frère se balancer de gauche à droite en poussant de petits cris quasiment imperceptibles. Il avait remarqué la soudaine détresse de sa sœur.

« Quand vais-je commencer à travailler ?

– Dès demain si tu en es d’accord. Je devrai le confirmer au commis qui passera ce soir.

– Je commencerai donc demain ! »

Élise aurait dû rayonner de bonheur à l’idée de travailler pour cette Fabrique qui la faisait tant rêver mais la vie venait de prendre soudain une saveur amère qui lui était inconnue jusqu’à ce jour. D’habitude si joyeuse et enjouée, elle faisait l’apprentissage de la tristesse, la vraie, celle qui vous noue les entrailles et ternit l’horizon. Paul ne lui appartiendrait donc jamais…

 

Publicité
Commentaires
Les livres de Jérôme Thirolle
Publicité
Les livres de Jérôme Thirolle
Archives
Albums Photos
Pages
Publicité